Derrière la porte close.
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Derrière la porte close.
Nos invités viennent de partir et derrière moi, les assiettes s’entrechoquent avec une violence inutile en atterrissant dans le lave-vaisselle. Malgré les brumes d’alcool qui assourdissent mes pensées, je devine son exaspération dans chaque écho de la céramique. Il suffirait que je me retourne et lance un regard pour libérer le flot de reproches. Oh, il n’aurait pas besoin d’être vindicatif ce regard. Soumis, appuyé ou étonné, par en dessous, les sourcils froncés ou appuyé d’un souffle, le résultat serait le même. La tempête gronde et je n’ai aucun moyen de l’éviter.
Par la baie vitrée restée ouverte, j’écoute les Dom Pérignon atterrir avec force au fond de la benne de recyclage et le chant des grillons qui se glisse dans chaque interstice de verre brisé. Je suis saisie par le contraste entre ce qui est et ce qui pourrait être. Je risque un regard vers le chien pelotonné dans son panier à l’angle de la cuisine. Lui aussi connaît ces moments, l’électricité dans l’air et l’envie de disparaître sous le béton ciré.
La fenêtre claque. Du coin de l’œil je vérifie que la porte de la cuisine est bien fermée. Les enfants dorment à l’étage.
Campée face au plan de travail de la cuisine, je grappille les secondes et m’affaire au-dessus des restes du dîner. Je saisis le bol de mayonnaise faite maison et le rapproche de mon nez. Combien de temps peut-on conserver des œufs crus ? Est-ce qu’ils n’ont pas pris un petit coup de chaud ? Je hausse les épaules et tire le tiroir à côté de moi pour en sortir une cuillère à soupe. Jamais un Tupperware ne s’est rempli aussi lentement.
Mon indifférence est comme une main contractée autour d’un détonateur. Encore quelques instants et je vais devoir lâcher. Je lave, je rince, je fais tremper, puis lorsque toutes les ressources devant moi sont épuisées, je plie délicatement en deux le torchon et prends soin de le suspendre à angle droit sur la poignée du four.
Les deux mains à plat sur le granit, je toise cet annulaire gauche qui me nargue. Le solitaire et son anneau qui m’indiquent que par deux fois, j’ai consenti à cette situation. J’inspire, j’expire. Je sens mes épaules se contracter. Il est temps.
Adossé au plan de travail un verre d’eau à la main, il me fixe. Les manches de sa chemise bleu ciel sont roulées sur ses avant-bras tannés par le soleil et une ombre de barbe noircit un peu plus ses mâchoires contractées. Sa beauté me heurte et son silence me pétrifie. À cet instant, la peur et l’ivresse se croisent dans mon esprit. L’une chassant l’autre sans ménagement.
Il finit par se redresser, dépose son verre sans un bruit sur la pierre froide puis entreprend de détacher la lanière de cuir de sa montre, qui vient rejoindre le verre dans un geste maniaque. Sa lenteur me torture, la bile acide remonte mon œsophage.
En trois pas, il fond sur moi. Si près que je sens le souffle chaud de son haleine sur mon visage. Le whisky écossais offert pour nos quinze ans de mariage s’infiltre dans tous les pores de ma peau et une goutte de sueur dévale ma colonne vertébrale.
Il saisit mon menton entre le pouce et l’index. Ma respiration se coupe. Surtout ne pas bouger. Lorsque ses lèvres s’écrasent contre les miennes, je ne peux retenir une plainte de frayeur. Il y a dans ce baiser tant de haine que je dois me rattraper à son bras pour ne pas m’écrouler sous mon propre poids.
Sa main glisse sur ma gorge, mon cœur manque un battement et une larme brûlante de honte s’échappe alors que je sens mon périnée me lâcher. L’urine chaude coule le long de mes cuisses nues.
Finalement, il me relâche dans un mouvement brusque, et un sanglot silencieux me secoue la poitrine. Première erreur. Le dégoût déforme ses traits.
La gifle me cingle et je me recroqueville dans mes regrets. Je n’aurais pas dû le contredire devant son chef.
Madé Ame il y a 2 mois
Wahou !
Virginie Cornu il y a 2 mois
Très touchée... Merci !
Surf Xi il y a 2 mois
Une gifle et une libération en même temps. Bravo pour l’avoir contredit devant son chef !
Virginie Cornu il y a 2 mois
La vision d'un optimiste ;) Merci d'avoir pris le temps de découvrir ce texte.
Surf Xi il y a 2 mois
J'aurais dû prendre le temps de préciser que la gifle je me la suis prise également.
(modifié)En ce sens, le commentaire de Jackie H. fait mouche : votre récit est saisissant [au sens premier en ce qui me concerne].
J'ai ressenti une sorte de soulagement [plus juste que libération], peut-être parce la chute de la scène nous épargne un pire latent [laissé hors champ ?]
Votre texte marque et donne à penser, imaginer, souvenir.
À la réflexion, la libération est quand même suggérée [pour moi qui ne connaît pas toute l'histoire] par l'acte de résistance [la contradiction en présence du chef ; haha !].
Je trouve cette résistance [à un oppresseur banalisé qui finira immanquablement par opprimer si on ne lui résiste pas] courageuse et elle me donne matière à espérer [la libération].
Comme elle peut évoquer aussi la détresse et le désespoir d'aimer son bourreau [ou de l'avoir aimé]. Cela se ressent aussi, en filigrane, je trouve.
Virginie Cornu il y a 2 mois
Il y a de la résistance, c'est certain. Et l'on ne peut qu'espérer qu'elle permettra la libération à court, moyen ou long terme. Merci pour cette analyse détaillée et pertinente. C'est un bel encouragement à continuer mes petites publications.
Jackie H il y a 2 mois
Saisissant...
Virginie Cornu il y a 2 mois
Mille mercis !