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Chapitre 9 : L'échiquier des âmes

Chapitre 9 : L'échiquier des âmes

Publié le 22 août 2024 Mis à jour le 22 août 2024 Drame
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Chapitre 9 : L'échiquier des âmes

Avec la disparition mystérieuse des clés, quelque chose s’était brisé en moi, en même temps que le miroir assassiné. Extérieurement, je demeurais inchangée, identique aux yeux des autres, mais intérieurement, je me sentais emprisonnée, verrouillée dans une froideur calculée. J’avais pris conscience que l’influence néfaste de William était bien plus étendue et insidieuse que je ne l’avais, jusqu’alors, imaginé. Moi qui croyais naïvement que les tensions s’apaiseraient naturellement une fois l’appartement conjugal quitté, je réalisais maintenant qu’il était fermement décidé à empoisonner mon existence. La simple séparation physique ne suffisait pas à le tenir éloigné. Ignorant s’il cherchait à ce moment précis à me reconquérir, j’étais envahie par le sentiment oppressant qu’il cherchait plutôt à me pousser à la folie, de manière irréversible.  Je jouais à être moi, sans vraiment l’être, parce qu’en réalité, mon être tout entier aspirait à faire table rase du passé. Tous ceux qui m’entouraient me renvoyaient à ce que j’avais vécu ces derniers mois. Le quartier dans lequel j’habitais, à un pâté de maisons de l’ancien, me rappelait sans cesse mes geôles psychologiques et l’échec cuisant de mon histoire avec lui. Mais quand on a un enfant en commun, on ne peut pas simplement partir comme ça. Je pensais encore que Fleur avait besoin de lui dans sa vie pour s’épanouir, même si le destin a fait que ses parents vivent séparément et pire qu’ils se détestent de chacun de leurs atomes. Au prix de grands efforts, j’arrivais à prendre sur moi, pour elle, même si désormais, je n’autorisais plus William à mettre le bout d’une semelle chez nous. Les transmissions de la petite se déroulaient dorénavant sur le palier, en un espace neutre, loin des souvenirs douloureux et des murs qui avaient été témoins de notre amour déchu. Dans un énième jeu de dupes, il sonnait à l’interphone en bas, feignant l’innocence alors que je savais pertinemment qu’il possédait toujours la clé du hall d’entrée. Je n’avais changé que la serrure de mon appartement, mais pas celles de l’immeuble. Il montait, nous échangions quelques mots rapides de parents, des phrases froides, dépourvues d’affect et elle, notre petite Fleur, partait pour le week-end, une semaine sur deux.  

Son sempiternel nounours bleu, témoin silencieux de nos vies disjointes, pendait par l’oreille, trimballé dans ses petits bras innocents. Mais, quand elle n’était pas chez lui, Will s’en servait de cette foutue clef. Souvent. Un soir, tard, alors que le silence enveloppait l’appartement et que ma petite fille était plongée depuis longtemps dans un sommeil que j’imaginais peuplé de rêves colorés, j’étais absorbée par l’écriture sur mon ordinateur. Une conversation téléphonique avec une amie résonnait, le téléphone coincé entre mon cou et mon épaule, quand un léger choc, sourd et bref, contre la porte d’entrée a percuté mes oreilles. En un éclair, une décharge électrique parcourut mon corps, raidissant mes muscles. Dans un souffle, j’intimai à Hélène de se taire, mon attention entièrement accaparée par ce bruit inconnu. Prestement, je me suis levée et ai avancé vers la porte. Levant le loquet du judas, j’ai aventuré un œil à l’extérieur. Ce geste répété mille fois, est devenu un rituel nocturne avant de me coucher. À travers cette petite ouverture, je sais que je verrai la lueur rassurante de la diode orange de l’interrupteur dans l’escalier, semblable à un phare guidant un marin dans la brume pour éviter qu’il ne s'échoue sur les écueils cachés. 

Ce soir-là, l’obscurité était une entité vivante, mouvante un gouffre abyssal de ténèbres, dépourvu de la moindre lueur pour dissiper mes doutes. La noirceur s’imposait en maître, et derrière la porte en bois, un souffle étouffé trouvait son chemin jusqu’à mes oreilles, pressées contre le grain rugueux, guettant le plus infime bruissement. Soudain, je me reculais d’un bond, chuchotant à Hélène, qui écoutait avec une attention infaillible, que je la rappellerais. Mon cœur martelait ma poitrine, et dans un élan de courage, je composais le numéro de la police. Le flic au bout du fil me bombardait de questions, je m’agaçais. Je ne désirais qu’une chose : que quelqu’un vienne, l’arrête, le jette derrière les barreaux pour mettre fin à cette mascarade. Et plus que tout, je voulais dévoiler au grand jour les manœuvres sournoises de mon ex-mari. 

L’agent m’ordonnait de ne pas ouvrir la porte, promettant l’arrivée imminente d’une patrouille.  Pourtant, je suis presque certaine qu’ils ne sont jamais venus, ou alors ils sont restés à l’écart, se contentant d’observer de loin. Après avoir raccroché, j’ai immédiatement alerté Ronan. Malgré l’heure avancée, il est arrivé en trombe, son trousseau de clés d’officier de police judiciaire en main, prêt à déverrouiller tous les mystères, pénétrant dans l’immeuble pour inspecter chaque recoin des parties communes et de l’extérieur. Finalement, il m’a retrouvée, haletante et seule dans le silence oppressant du premier étage, sans la moindre trace de William qui avait dû se fondre dans les profondeurs de la nuit depuis longtemps. Ronan, avec une lueur mystérieuse et captivante scintillant dans l’azur profond de ses yeux, m’a alors serrée contre lui avec une intensité qui m’avait manquée, étrangement familière et pourtant renouvelée. En dépit du tumulte ambiant, j’ai puisé un réconfort inattendu dans la solidité de son étreinte, la chaleur apaisante de ses mains, et l’aura virile et protectrice qu’il dégageait, son corps contre le mien. Il me semblait que cela faisait une éternité que je n’avais pas été enlacée avec une telle puissance charnelle, et je me suis sentie, pour un instant hors du temps, enveloppée et protégée par sa présence, blottie en un havre éphémère au cœur de la tempête qui secouait mon existence, chaque battement de son cœur résonnant comme un écho au mien, fusionnant l’espace de quelques minutes dans une symphonie de sensations qui transcendait le chaos alentour. 

Dans ce moment suspendu, alors que Ronan se dégageait doucement, la réalité a commencé à se réimposer avec la subtilité d'une brise légère. Les ombres nocturnes semblaient chuchoter des vérités inaudibles, et dans leur langage secret, une pensée s'est frayé un chemin jusqu'à la surface de ma conscience. En un murmure de doute, une question sans réponse qui s'insinuait dans les interstices de mon esprit. Et si... ? Et si les choses avaient pu être différentes ? La chaleur de notre étreinte s'estompait, mais la brûlure de cette interrogation demeurait, insaisissable et persistante. Puis, il a disparu comme il était venu, englouti par le voile de la pénombre pour se perdre dans des bras que je ne connaîtrai jamais, et c’est peut-être mieux ainsi. Avec le recul, je réalise que j’aurais peut-être dû agir différemment. Peut-être aurais-je dû ouvrir cette porte et brandir un couteau. Peut-être, alors, la peur aurait-elle changé de camp… Qui sait ?  

À partir de ce jour, pour préserver mon âme endolorie, j’ai enclenché le mode “pilote automatique”. Je m’efforçais de bloquer au maximum chaque émotion qui m’envahissait, les percevant comme une faiblesse que je ne pouvais me permettre. Chaque sentiment, chaque pensée empreinte de haine et de rancœur, je les refoulais au plus profond de moi, me convainquant que c’était la seule manière de survivre. Si j’en avais eu la possibilité, je me serais enfuie, loin avec ma fille, sur une petite île perdue en Bretagne, pour ne plus voir personne. Là-bas, entourées par la mer, le vent, les herbes sauvages, j’aurais trouvé la paix et l’oubli, loin des tourments et des souvenirs douloureux. Mais cette échappatoire n’était qu’un rêve inaccessible, une illusion réconfortante dans laquelle je ne pouvais me permettre de m'appesantir.  Fleur avait un père, et elle devait continuer à le voir. Alors, je m’exilais en un refuge intérieur, continuant de sourire autour de moi, m’efforçant de feindre que tous ces gens n’avaient pas, tôt ou tard, figuré sur la liste secrète de mes suspects. Je jouais à être “la moi d’avant”, tout simplement. Mais en réalité, j’avais l’impression d’avoir le cœur sec, teinté de noir, avec seulement une Fleur qui s’y épanouissait et captait toute la lumière. J’avais perdu la confiance que l’on puise dans la routine, celle que l’on accorde aux gens par habitude, envolée dans les battements de la chemise noire et bleu nuit qui claquait au vent. En les soupçonnant les uns et les autres, tour à tour, c’est un peu de l’attachement que j’éprouvais jadis pour tous, de ces liens parfois complexes qui nous unissaient, qui s’étaient effilochés, même si aucun ne le savait. 

Je connaissais à présent l’identité de mon harceleur : William. Pourtant, j’étais convaincue qu’il n’avait pas agi seul. Il lui manquait les compétences techniques et sans doute la matière grise pour tisser une toile d’araignée numérique de cette envergure. Une partie de moi cherchait encore les réponses que ses lèvres scellées refusaient de dévoiler. J’ai essayé, par tous les moyens et avec toutes les approches, de le faire parler, mais nous étions engagés dans un combat si acharné qu’il refusait de révéler les derniers secrets qui entravaient ma libération psychologique. Armée de toutes les preuves accumulées jusque-là – copies de courriels, messages anonymes, et ses propres mails révélant parfois une écriture familière – je me suis rendue au commissariat avec Johana pour porter plainte. Cependant, l’officier qui nous a reçues a refusé d’enregistrer ma déclaration, préférant se lancer dans une diatribe sur les bassesses d’un couple en désamour, tout en se permettant des avances inappropriées. Devant cet uniforme, étriqué de corps et d’esprit, mes espoirs de justice se sont heurtés à un mur d’indifférence. Mes paroles glissaient sur lui comme sur un échiquier mal aligné, où chaque mouvement stratégique était contré par un adversaire invisible, laissant ma reine sans défense dans un jeu dont les règles avaient été oubliées, et où le roi de l’autorité restait impavide, sourd à mes appels à l’aide. 

Était-ce vraiment cela, la police, les gardiens de l’ordre public ? Des mois de détresse réduits à une simple querelle jugée insignifiante ? Balayés d’un revers de main, dans un cycle sans fin, par celui censé incarner la loi, mes épreuves considérées comme futiles. Avec dignité, j’ai rassemblé mes papiers éparpillés et quitté le bureau, Johana sur les talons. Ce flic prétendait qu’une plainte était impossible tant que le mariage n’était pas dissous. Je reviendrais après le divorce, aussi souvent que nécessaire. J’ai su plus tard que ses affirmations n’étaient que mensonges, probablement débités par paresse de traiter une affaire qui resterait sans doute non résolue. L’absence de violence physique semblait les rendre aussi indifférents que l’étaient les violences sexuelles en un autre temps, si tant est que cette époque soit révolue. 

Ma vie s’articulait uniquement autour de la petite et de notre quotidien. Organiser notre vie à toutes les deux : le bureau, la crèche, les courses. Sourire, faire semblant de ne pas avoir peur du lendemain, s’efforcer de ne pas sursauter à la moindre porte qui claque. Ne pas tendre l’oreille à toute heure du jour ou de la nuit quand des pas résonnent dans l’escalier et prier intérieurement pour qu’ils passent leur chemin. Jongler avec les centimes, surveiller ses arrières, guetter les ombres dansantes sous le balcon, rester aux aguets en permanence. Les mois s’étirent doucement, et je perds la notion du temps tant les semaines se ressemblent. Comme un prisonnier dans sa cellule, je coche chaque matin mon calendrier mental, marquant chaque jour qui se lève, chaque nuit où j’ai combattu les ténèbres, comme autant de petites victoires. L'habitude s’installe, implacable, et chaque instant semble se fondre dans le suivant, sans distinction. Les jours passent, mais la lutte intérieure demeure, une bataille incessante contre l’obscurité qui menace de m’engloutir. Lentement, je m’éloigne de tous ceux que, jusqu’à récemment, je considérais comme mes proches. Chaque aube qui apparaît semble me pousser un peu plus loin dans cette solitude oppressante, là où les contours des visages deviennent flous, et les voix aimées, des échos lointains. 

Stella continue de laisser des messages sur mon répondeur. Parfois, je rappelle, d’autres fois non. J’essaie de sonder sa voix, d’identifier ce qu’elle me tait, mais ma petite voix intérieure crie encore qu’elle me ment. 

Et puis, il y a ces soirs où je découvre des cadeaux sur mon paillasson : des orchidées, des chocolats, et le plus souvent des DVD pour la petite, comme s’ils avaient été déposés par un Père Noël psychotique ayant perdu tout sens des saisons. L’ombre de Will refuse de me laisser en paix, dissimulant sa folie derrière des présents de pacotille, dans un aveu non-verbal de rédemption. Mais il y a aussi ces jours où il s’efforce de maintenir l’illusion d’un ennemi non identifié. Probablement pour conserver un lien basé sur la peur entre nous, ou peut-être par nostalgie d’une époque révolue où il exerçait une certaine emprise sur moi, parfois, il semble chercher la paix et l’apaisement en déposant des offrandes au pied de ma porte, puis ravive les hostilités en reprenant son jeu de harceleur masqué, une rengaine qui commence toujours par un message anonymisé, sempiternellement, mais dans lequel il semble parfois omettre qu’il n’est pas censé pouvoir monter chez moi, ainsi, sans sonner à moins d’avoir les clefs… 

Lorsque nous nous croisons sur un de nos paliers respectifs, il reste stoïque, de marbre, évitant tout contact visuel, comme s’il craignait que je ne mette à jour les derniers vestiges de ses sales petits secrets. Il ressemble à un triste souverain acculé, cerné par ses propres erreurs, cherchant désespérément à éviter l’échec, inéluctable. 

De mon côté, je surjoue le bonheur et la sérénité, comme pour lui murmurer qu’il a échoué dans sa quête de destruction. Je me tiens droite et fière, comme une reine sur l’échiquier, toujours apprêtée, maquillée, perchée sur mes talons. Je veux lui envoyer ma féminité retrouvée en pleine face, qu’il comprenne que je me relèverai toujours, un peu plus forte, un peu plus guerrière. Quoiqu’il entreprenne pour coucher ma tour, peu importe combien de fois il essaiera de me mettre en échec, je trouverai toujours un moyen de me repositionner, de me défendre et de contre-attaquer. 

Ce roi, à la couronne bancale, fait partie de ces âmes complexes et rusées, dotées d’un esprit aiguisé. Autrefois, il avait su me séduire en dévoilant sa vulnérabilité à vif, cette fragilité cachée derrière une carapace d’homme fort. Je connaissais ses talents de persuasion, sa capacité à manipuler, à susciter la compassion et la douceur. Il savait tromper droit dans les yeux pour obtenir ce qu’il voulait, allant même jusqu’à vous faire culpabiliser d’avoir douté de sa parole, même s’il mentait effrontément. C’était un peu son pouvoir. Je m’y étais brisée.  

Et puis, le coup de grâce s’est abattu un jeudi, alors que je patientais dans la file d’attente du self du bureau, entourée de mes collègues qui discutaient joyeusement, mon téléphone s’est mis à vibrer au fond de ma poche. Machinalement, j’ai jeté un coup d’œil rapide sur l’écran et j’ai vu que c’était Stella qui cherchait à me joindre. Son nom s’affichait en lettres lumineuses, et une vague d’étonnement mêlé d’un pressentiment flou m’a traversée. Pourquoi m’appelait-elle à cette heure-ci, celle-là ? 

Percevant l’urgence dans cet appel inattendu, j’ai quitté ma place patiemment conquise dans la file, m’excusant auprès de mes collègues. Mon cœur battait de plus en plus vite pendant que je me dirigeais vers un coin tranquille du bâtiment. Je me suis éloignée de la cafétéria bruyante, traversant les allées pavées jusqu’à trouver un petit espace isolé, loin des oreilles indiscrètes toujours en quête de potins. J’ai enfin décroché, prête à entendre ce que Stella avait à me dire, et ai saisi une de mes cigarettes que j’ai allumée d’un geste rapide. Le paysage urbain était dominé par de grands bâtiments gris, imposants et austères, qui semblaient absorber toute la lumière du jour. Je me souviens du ciel couvert de nuages lourds, d’une atmosphère incertaine, quand les premiers mots hésitants de celle que je considérais comme mon amie, avant que je ne doute de sa sincérité, se sont déversés dans mon combiné. Elle semblait inquiète, sa voix chevrotait légèrement.

“Je… je dois te dire quelque chose” commença-t-elle, et mon cœur se serra en anticipant la trahison qu’elle allait me dévoiler. 

Et elle raconte, d’une traite, avoir échangé pendant des mois avec William sur ma vie, être devenue sa confidente, parfois sa complice, une oreille attentive, jouant double-jeu de chaque côté de l’échiquier qui nous oppose. Elle assure avoir endossé ce rôle pour apaiser les choses et qu’elle n’a jamais cherché à me nuire. Elle balbutie qu’elle voulait me protéger, qu’elle essayait de canaliser sa colère, de calmer ses tempêtes, mais qu’elle s’était fait prendre au piège. 

Dans mon esprit, tout se met en place : les messages anonymes qui dévoilaient des bribes de conversations privées, les descriptions très détaillées de ce que j’avais dit un jour, de ce pourquoi j’avais ri une nuit, de ce que je portais, parfois, des endroits où j’allais, des gens que je croisais.  

D’une voix étranglée par la rage, je croasse :  

—  Les clefs, putain, c’était toi ? 

Elle répond sans hésiter :  

—  Non Ju, je te jure que non ! Je ne t’aurais jamais fait ça ! 

—  Tu parles !!! Tu ne m’aurais jamais fait ça ??? Mais t’as fait quoi là ? Ça s’appelle comment ça ? Putain Stella, tu vois je le sentais… mais je ne voulais pas y croire ! J’ai plus foi en toi qu’en mon instinct, tu te rends compte ? Mais j’ai une question : pourquoi maintenant, du coup, Judas ? Pourquoi tu m’appelles maintenant pour me dire ça, alors que tu sais que je bosse ? La culpabilité ? La peur ? Je t’écoute, balance maintenant, avant que je te démonte, meuf… 

Je sens sa gorge se serrer, un sanglot s’étouffer dans le combiné, sa tristesse apparente éperonne ma colère de plus belle. Je mordille ma lèvre inférieure tentant de canaliser ce qui bouillonne en moi pour que s’effondrent les masques jusqu’au sol, pour comprendre ce qui la pousse aujourd’hui à sortir du bois. En serpentaire, j’aimerais viser la carotide, la mordre jusqu’au sang à travers la distance qui nous sépare, lui faire mal autant qu’elle venait de me blesser mais j'attends, mâchouille l’intérieur de ma joue, rallume une cigarette au mégot de la première tandis qu’elle finit par bégaier : 

—  Parce qu’il a reçu ce matin la convocation au tribunal pour votre divorce...et je crois que ça l’a rendu dingue. Il devient menaçant Juliette. Vraiment. Il a dit qu’il voulait tout te prendre, un truc du genre : euh, si...si je ne l’ai pas... 

Je la coupe brutalement :  

—  “personne ne l’aura ?” oui je connais déjà la rengaine. Ok ! C'est QUAND ? J'ai autre chose à savoir ?  

—  C’est début février...Euh...Juliette ? Il discute beaucoup avec ta mère aussi, fait attention ! 

Je n’entends la fin de la phrase que d’une oreille, tant la fureur bourdonne en acouphènes sous mon crâne engourdi. Le décor se floute, mes pensées explosent sous l’impact de la colère, comme sous le feu de balles de 9 millimètres. Ma mère et ma plus vieille amie se révèlent être des traîtresses, des vipères ensorcelées par un charmeur à double visage, qui m’avaient dupé les yeux dans les yeux, la voix tremblante de faux accents de sincérité au téléphone. Il est temps. Temps de plonger la lame plus profondément, de couper avec une précision chirurgicale les liens qui me retiennent au passé. Les souvenirs, les attaches familiales, tout doit être coupé, net. Je refuse d’être l’otage de ce qui m’a été imposé par le sang ou par la force des circonstances. Je veux choisir mes propres liens, tisser ma propre toile. 

Lorsque j’apprends la trahison supposée de ma mère, j’espère, une poignée de secondes, que Stella exagère peut-être la situation pour s’en dédouaner. En réalité, une partie de moi essaie de se convaincre qu’elle mentait. Depuis ma grossesse, j’avais réussi à me rapprocher de France. Je voulais que l’enfant grandissant au creux de mon ventre soit entouré de sa famille. En tant que fille, j’avais également besoin de ma mère près de moi. Elle s’était montrée bienveillante ces dernières années, avec quelques coups de canif quand même dans notre tableau d’Epinal mais je pensais, alors, que nous pourrions entretenir une relation, nouvelle, maintenant que j’allais devenir maman à mon tour. Subitement, le fait d’imaginer que France, tout en connaissant les raisons de mon départ, discute régulièrement avec mon ex-mari sans m’en parler m'écorche profondément. Je lui cache beaucoup d’éléments de compréhension, précisément parce que je crains une énième déception, mais j’attends au moins de la loyauté de sa part, celle que l’on espère de sa mère, celle qui lutte contre vents et marées, qui s’érige en bouclier. La mienne n’a jamais compris les codes de la maternité telle que je la rêve. Elle est bienveillante, mais à sa manière décalée. Elle ne voit pas le mal là où il se cache et trébuche toujours à côté de l’essentiel. Intellectuellement, je sais qu’elle agit sans volonté de me nuire mais émotionnellement, je suis dévastée, en sursis. Du bout d’un doigt tremblant, je sélectionne son contact sur mon portable, clique et attends. Elle décroche, et, en apnée, je débite les mots échangés avec Stella, une poignée de minutes auparavant, cherchant des réponses, les derniers éclaircissements. Mais France s’agace, feint de ne pas comprendre. Après tout, c’est le père de sa petite-fille, le “mari” de sa fille aînée, son gendre, en somme. 

—  Oh Juliette, je parle avec qui je veux, ne dramatise pas tout comme ça ! Je l’aimais bien, moi, William, tu réagis comme une gamine, faut peut-être grandir un peu et arrêter de tout vouloir contrôler, je sais pas de qui ça vient ça ?! 

Je lui raccroche au nez. Net. NEXT. C’est donc moi qui exagère. Sans doute. Comme toujours, en somme. 

Des flashs du passé défilent. Adolescente, je la voyais minimiser la violence, drapée dans sa posture de psychologue. L’amour maternel, elle l’oubliait souvent. Elle n’a pas changé, ne changera jamais. À moi de décider si je lui accorde encore une place dans ma vie. Mais si je coupe les ponts, ma fille grandira sans sa seule grand-mère. Être adulte, parfois, c’est chiant. Mais c’est aussi faire des choix, trancher dans le vif, et accepter les conséquences. Je suis prête. Prête à couper, à reconstruire, à choisir. À vivre avec les cicatrices de mes décisions, et même les parer d’or à la manière Kintsugi. 

 

 

 

 

 

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