Chapitre 4 : La lune de sang
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Chapitre 4 : La lune de sang
Lorsque je retrace le fil des évènements et dresse la liste des suspects potentiels du harcèlement numérique qui nous prend pour cible, William et moi, je ne peux omettre d’y ajouter, en bonne place, le prénom de Nelson...
Il est l’homme que j’ai le plus aimé et le plus haï à la fois. Tour à tour ma force et ma faiblesse, c’est celui en qui j’ai cru passionnément, avant de chuter de très haut pour ramasser les fragments de mon petit cœur atomisé. Il fait partie de ces gens que l’on croise sur sa route sans que l’on ne sache jamais, s’il faut louer les anges ou maudire le diable. Un de ces hommes qui nous rendent vulnérables, modifient nos perceptions jusqu’à tolérer l’inacceptable, nous métamorphosent en créatures naïves et aveugles mais, paradoxalement, délicieusement vivantes, vibrantes comme jamais auparavant. Une de ces rencontres qui font imploser l’existence et en redéfinissent tous les contours au point que l’on ne souvienne plus vraiment de qui nous étions, avant. Nos deux galaxies sont entrées en collision, il y a plus d’une décennie, lors d’une soirée que j’aurai préféré oublier mais qui est gravée, pour toujours, dans ma mémoire. Nous avons vécu une histoire d’amour intense et destructrice à souhait, une brève romance savamment orchestrée, une amitié à distance qui, à la faveur d’une nuit magique de pleine lune, se changea en idylle digne d’un conte de fée des temps modernes ou d’un film romantique sur Netflix, au choix. Seulement, dans ce conte, il n’y avait pas qu’une seule princesse alors...
J’ai brisé ma couronne usurpée, me suis enfuie après avoir dévasté le royaume pour disparaitre de sa vie et reconstruire la mienne, ailleurs. Je croyais, à l’époque, qu’il me suffirait de changer de numéro de téléphone et d’adresse postale pour devenir un souvenir dont la silhouette se floute chaque jour un peu plus. Pourtant, quoique je fasse et qu’importe l’endroit où je pose mes valises, la vie ou le destin - qu’importe la façon dont on se plaît à le nommer - trouve toujours le moyen d'invoquer sa présence, au moment où je ne m’y attends le moins. Je ne sais comment nous nous retrouvons toujours, au travers d’une mélodie ou au détour d’un réseau social, comme il y a quelques semaines à peine, près de dix ans après notre rupture, où il avait fait irruption dans mon quotidien en glissant une phrase, laconique, sous une photo de mon mariage postée sur mon mur Facebook.
“tu es très belle, mais je ne reconnais pas ce sourire, on dirait que ce n’est pas (vraiment) toi, est-ce que tu es sûre que tout va bien ? ...”
Ces mots m’avaient piquée, tourmentée bien plus que de raison, j’avais ressassé chaque caractère, chaque ponctuation, pour en percevoir le sens caché…il y en a toujours un. Ma petite voix intérieure vociférait, insultait mon cœur chamallow et pourtant, une nuit d’insomnie j’avais cédé à la part la plus vulnérable de mon être. Me faufilant dans le salon comme une petite voleuse, j’avais pianoté une phrase et quelques points d’interrogation puis cliqué sur “envoyer”. Une poignée de secondes après, j’avais vu cette petite icône verte caractéristique s’allumer et mon palpitant explosait déjà dans ma poitrine comme celui de la petite Juliette du temps jadis, cette petite Juliette que je croyais pour toujours endormie.
Nelson c’est le genre d’homme qui vous fait sentir comme la femme la plus importante de la galaxie, comme si le simple fait qu’il ne s’intéresse à vous avait le pouvoir de vous faire pousser des ailes, de vous rendre immortelle, d’exaucer tous les souhaits. Être aimée de lui, c'est, un peu, comme être auréolée de lumière céleste, tutoyer les anges et flotter en apesanteur, mais quand le charme se brise et que cette comète change de trajectoire, l’obscurité devient alors insupportable de cruauté. Aujourd'hui, même si c'était moi qui avais arrêté la partie, en m’enfuyant aussi loin que je le pouvais, il restait, pour toujours, ces trois petits points de suspension tatoués sur les lignes de mon passé...Cette nuit-là, dans le silence de mon appartement plongé dans la pénombre, avait ressuscité de ses cendres la relation épistolaire que nous avions entretenue plusieurs mois, il y a presque une décennie, avant d’amorcer cette brève romance avortée un soir de Saint Sylvestre. Nous avons échangé quelques messages, quelques battements de cœurs et puis, quand ma vie de couple s’est irrémédiablement effondrée, j’ai ressenti le besoin, viscéral, de le voir, de le respirer et de me confronter à la réalité de ce qu’il était peut-être devenu, sans moi gravitant en son orbite. Une part de moi espérait ne plus rien ressentir envers cet homme qui me rendait si fragile. Je souhaitais avoir guéri de notre histoire déchue, avoir grandi, n’être plus attachée à lui qu’à travers un souvenir de jeunesse que l’on chérit, comme un vieux doudou planqué dans une boite à chaussures sous nos lits d’adulte. De fil en aiguille, j’apprenais les contours de sa vie, son aménagement à Nantes il y a quelques années, sa vie d’éternel célibataire, sa musique, ses projets. Il jouait cavalier seul sur son propre échiquier, en refusant à jamais de rentrer dans une case.
Johana était la seule au courant de mon petit secret. Un soir de printemps, alors que la cohabitation avec William devenait insupportable, j’ai ressenti l’impérieuse nécessité de confronter mes sentiments à la réalité du temps passé. Il fallait que je comprenne ce que je ressentais, que je confirme qu’il ne s’agissait que d’un relent d’amour évaporé plutôt que les frêles prémices de sa résurgence. Après avoir vérifié qu’aucune bouteille d’alcool n’était cachée aux endroits habituels, la gorge serrée d’appréhension, j’ai toqué à la porte de William pour lui demander de surveiller Fleur qui dormait à poings fermés. Puis, Johana et moi sommes parties pour Nantes. Dans la voiture, l’ambiance était chaleureuse, presque festive, pourtant, je me pouvais m’empêcher d’éprouver de l’angoisse à l’idée de laisser Will seul avec Fleur une poignée d’heures, cette nuit-là. Les kilomètres défilaient et à mesure que nous nous rapprochions de La cité des Ducs, mon cœur changeait de mélodie et accélérait son tempo. J’avais seulement envoyé à Nel un bref message disant : “minuit, devant le parvis de la gare”. Ma petite voix intérieure se moquait de moi et de mon inconséquence, me chuchotant, sans cesse, qu’il ne viendrait pas...mais lorsque la voiture s’est approchée au ralenti, il était là, il m’attendait. A la seconde où j’ai entraperçu son profil à travers la vitre de la portière passager de la voiture, j’ai su que, malgré moi et tous les serments que je pouvais me faire, je l’aimais toujours. Comme une gamine qui ne sait pas renoncer à un amour qui a scarifié son cœur au plus profond. Johana m’a déposée à quelques mètres de la lumière crue du hall de cette sinistre gare puis s’est éclipsée en me glissant de l’appeler quand j’aurais fini. En un battement de cils, je me retrouvais blottie tout contre lui, le visage enfoui dans son cou, emmitouflée par l’odeur de sa peau qui m’avait tant manquée. Tout à coup, je ne distinguais plus rien autour, je n’entendais que la musique de son souffle troublé, ne sentais que les battements de son cœur résonner dans ma poitrine. Au bout d’un moment dont la durée m’échappe, nous sommes sortis dans la douceur de cette nuit d’été pour marcher un peu et nous sommes installés sur un banc du petit port. C'est là que je l’ai vue.
La lune ronde est pleine dans le ciel ; si proche que j’avais l’impression de pouvoir la toucher, la décrocher en tendant à peine le bout de mes doigts. Dès les balbutiements de notre histoire si particulière, il y avait toujours eu cette présence dans les cieux, depuis les confidences téléphoniques sur ma terrasse du bord de mer, à notre premier vrai baiser cette nuit de pleine lune sur les rochers de la plage de Mr Hulot. Elle semble veiller sur cet amour impossible depuis ses premiers battements de cœur.
Un jour, dans ce qui me semblait être alors une autre vie, il m’avait murmuré au creux de l’oreille :
“regarde la lune, Caramel...quand je suis loin de toi, sur sa face ronde tu verras mon visage qui te sourit et veille sur toi”
Sur le coup, je dois bien avouer que j’avais trouvé cette phrase un peu kitsch mais c’est comme si l’astre l’avait pris au mot et trouvait toujours le moyen de pointer le bout de son museau. Cette nuit-là, donc, toutes ces années après, face aux silhouettes des bateaux en clair-obscur, je ne pouvais m’empêcher d'être troublée par cette si jolie coïncidence. Ma venue ici, sur son territoire n’avait pas eu le temps d’être préméditée, il n’y a pas eu de mise en scène, pas de scénario, pas d’enjeu, ni de bataille. Juste un peu de douceur et de magie. Juste Nelson, la lune et moi. Pendant ce que j’imagine être des heures, nous avons parlé de tout et de rien, de ma vie, de mon échec conjugal, de notre histoire commune aussi et de son deuil impossible à faire, sans pour autant, parler d’avenir. Ça avait toujours été son credo perso :
“Laisse le futur aux oubliettes”
Je me sentais bien, apaisée près de lui, sans éprouver la moindre pression, ni la moindre rancune. Mais il est toujours un moment où il faut savoir rentrer et reprendre le cours de sa vie, alors...Avec tendresse et volupté j’ai délicatement déposé mes lèvres sur les siennes, en les faisant aussi légères que des ailes de papillons. Comme pour graver cet instant sur nos commissures. C’était aussi une façon de faire la paix avec cette période de mon passé, puis, en silence, je suis partie sans un bruit. Comme une reine blanche au cœur de la nuit, ma tête tutoyait les étoiles, mes pieds frôlaient à peine sol. Je ne voulais pas risquer de briser le charme de cet instant suspendu, il était de ces moments que l’on a envie d’inscrire dans sa légende personnelle, une de ces minutes décisives sur l'échiquier de nos destins croisés.
Entre ciel et terre, j’ai rejoint Johana, qui s’était assoupie dans la voiture et nous avons pris le chemin du retour. J’avais envie de tout raconter à cette amie en or, qui n’hésite pas à passer une presque-nuit entière à m’attendre sur un parking de gare SNCF mais mes mots avaient du mal à frayer leur chemin. Je crois que je me sentais en harmonie avec moi-même, alignée entre ce que j’avais été, hier, ce que j’étais devenue, aujourd’hui et celle que je ferai en sorte de devenir, demain. En me confrontant à Nelson ce soir, j’avais réalisé qu’une part de moi l’aimerait toujours certes mais, avant tout pour ce qu’il avait représenté à mes yeux et non pour ce qu’il m’avait vraiment offert de lui. Il est de ces âmes qui s’inscrivent sur les lignes de nos mains, il était mon talon d’Achille, j’étais sans doute un peu le sien, aussi, mais il n’avait pas sa place dans la vie que j’allais construire. Il n’en avait jamais eu en fait, et nous le savions tous les deux, depuis le commencement de cet improbable “nous”. Lui et moi n’avions fait que voler des bribes de temps, nous avions menti, trahi, essayé de forcer le destin et j’avais souffert, dans mon âme comme dans ma chair.
Trop souffert, trop donné, trop espéré sans doute de ce cavalier qui refusait de s’enfermer dans une case. Le ciel était dégagé en cette nuit étoilée, la lune toujours présente au firmament m’accompagnait sur le retour de ce périple interdit et tandis que nous roulions ainsi dans un presque silence, j’observais le décor monotone de cette route qui m’éloignait chaque seconde de lui lorsque, subitement, la lune laiteuse, une minute auparavant, s’est teintée de rouge, comme si, tout à coup, un peintre céleste l’avait badigeonnée de sang, en un coup de pinceau assassin. Mes mots balbutiants se sont bloqués net dans mon œsophage, Johana s’est exclamé :
— Attends Juliette, t’as vu ça ?
Une angoisse sourde me coupait le souffle, tandis que mon esprit cherchait à toute allure une explication raisonnable au phénomène. Aucun nuage dans ce foutu ciel, mais au fond de moi, se nichait un sinistre présentiment, un présage cosmique indéchiffrable mais porteur de mauvais augure.
─ oui...et j’ai le sentiment qu’on va au-devant de catastrophes. Je le sens...
Le lendemain après-midi comme par accident, était apparu sur mon ordinateur le premier message anonyme de “l’ombre inconnue”
─ Alors ? Tu le quittes quand ton connard chevelu ? Lol
Signé : Ton ombre bienveillante *
Et c’est à ce moment précis que ma vie est, vraiment, devenue un enfer*...
* voir "Une anonyme au bout du fil"
A suivre : Chapitre 5 : L'effet papillon