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Chapitre 10 : Les flocons de Themis

Chapitre 10 : Les flocons de Themis

Publié le 22 août 2024 Mis à jour le 22 août 2024 Drame
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Chapitre 10 : Les flocons de Themis

Finalement, je crois qu’à partir de cet instant, une partie de moi s’est enfin libérée. Quelque chose avait changé en dedans. J’apprenais à être égoïste, à me détacher totalement de ce que les “autres” pouvaient bien penser de moi, de mes choix, de ma vie. Je continuais ma route, empruntais les mêmes chemins au quotidien, mais c’était en moi que s’était opérée une transformation intérieure. C’était presque une renaissance. Je m’étais délestée de tout ce poids inerte sur mes épaules, cette peur, réminiscence de l’enfance, que l’on nourrit à l’idée de décevoir notre famille, nos amis, n’avait plus de prise. Cela modifiait tout et redistribuait les cartes des interactions sociales qui, jusqu’à hier, me semblaient primordiales, mais qui aujourd’hui me paraissaient dénuées de sens, vides de substance. Les conversations superficielles, les jugements silencieux, tout cela n’avait plus d’emprise sur moi. Je me sentais légère, comme si une chape invisible s’était envolée, me laissant libre de suivre ma propre destinée sans boulets aux pieds.  Je redevenais une louve solitaire, avec un joli poupon en bandoulière. Tout mon être était tendu vers un seul objectif : couper les chaînes, recouvrer ma pleine liberté. 

Arrivent les premières fêtes de fin d’année dans ce nouveau microcosme, celles où l’on s’émerveille d’être ensemble, en feignant d’ignorer les absences, les frimas de l’hiver et les bottes fourrées, les petits nez rouges que l’on emmitoufle. Le premier réveillon sans Fleur, l’attente de son retour, l’angoisse de son absence, et ce téléphone qui n’en finit pas de ne pas sonner. Dans cet écosystème miniature, où ma fille et moi formons un duo, je ne fais de place pour personne d’autre que nous. Pourtant, de plus en plus, mon être réclame une présence contre moi. C’est un peu comme une valse lente, comme un printemps intérieur : on ne perçoit à peine les premières mesures du violon, on ne ressent pas vraiment que ça pousse, que ça germe, sous la peau, ça s'immisce sous le derme, irradie dans les veines, ça creuse des tunnels. Et un matin, semblable à tant d’autres, c’est comme si une toute petite porte de la taille d’une souris s’ouvrait en soi, sans raison apparente. Alors, on commence à redresser la tête, à ouvrir les yeux, et on décide de laisser entrer la lumière en grand. S’autoriser à sourire de nouveau, se laisser troubler par un regard qui se pose un peu plus longtemps qu’il ne le devrait... On frôle une main, on respire un parfum, et on se surprend à penser que peut-être, un jour, on acceptera une nouvelle brosse à dents dans la salle de bain. Et puis, on se souvient que notre précédent chapitre n’est pas encore tout à fait clos, et on referme doucement la porte, même si on sait très bien que les verrous en sont, désormais, tombés.  

Sur le frigo, tenu de guingois par un magnet “Stitch”, la convocation au tribunal me renvoie à mon décompte intérieur à chaque café ensommeillé. Je l’attends, le guette, ce jour fatidique où le blason du roi rival ne ternira plus mon nom par sa juxtaposition. Et ce grand jour finit, enfin, par se lever sous un épais manteau neigeux. J’avais imaginé ce matin de mille manières, de mille couleurs, mais jamais nimbé de coton blanc. J’ai toujours adoré la neige, elle me remémore mon Auvergne natale, la maison de mon enfance, les Noëls en famille et toute cette féérie que j’avais chevillée au corps. Elle porte en elle la magie de la nature, celle qui maquille les défauts de notre décor, les unifie et fait briller nos yeux. Mais sous mes latitudes bretonnes, cette neige, aussi rare qu’une oasis dans le désert, s’invite en un souvenir lointain appartenant seulement à la petite Juliette, celle que j’ai perdue en chemin. Sa présence derrière mes vitres m’inquiète un peu, une fois l’euphorie de sa vision évaporée. Fleur, les yeux pétillants d’une excitation tout enfantine, trépigne d’impatience.  

Pendant son petit déjeuner, électrisée, elle virevolte, sautille et court d’une fenêtre à l’autre, comme pour confirmer que les flocons ne se sont pas volatilisés. Je lutte pour la contenir, touchée de la voir ainsi, se comporter comme je le faisais à son âge, avec cette innocence magique et édulcorée dont seuls sont capables les enfants. Malgré toute la sombre boue qui nous cernait depuis des mois, j’avais réussi à la protéger de la noirceur dans laquelle Will nous avait entraînées. Le cœur sur le point d’éclater d’un amour débordant, je jette un œil à l’horloge qui me rappelle à l’ordre. “C’est vraiment pas le jour pour être en retard... Que c’est chiant d’être adulte, j’aurais bien aimé descendre dessiner un ange dans la neige” 

Une fois les dernières céréales englouties, le minois débarbouillé, les bottes et les moufles enfilées, nous descendons les rues qui nous séparent de la crèche, nos pas crissant sur la poudreuse, nos joues rougies par le froid de la rue, avant de nous engouffrer dans la chaleur tropicale du jardin d’enfants. Quelques minutes et plusieurs câlins plus tard, je ressors de “l’unité des Dauphins” et renonce à la douceur de ce petit monde enfantin pour affronter l’univers triste des adultes qui se désaiment. J’abandonne ce refuge de bébés potelés comme si je descendais d’un nuage coloré, allume une cigarette, en exhale la fumée qui s’arabesque en volutes dans l’air glacial. Les rires et l’euphorie s’estompent, ne laissant place qu’à l’approche inéluctable de l’échéance, minute après minute, seconde après seconde.  

En tournant au coin de la rue pour me diriger vers le tribunal tout proche, c’est comme si une armure invisible se matérialisait autour de moi, en bouclier contre les épreuves à venir. À chaque pas, ma couronne, mon heaume et mon corselet m’enveloppent d’une aura guerrière, m’escortant au combat.  Aujourd’hui, tout devrait se dérouler sans encombre, même si les intentions de William restent nébuleuses, tout comme sa connaissance de ma vie actuelle. En tout cas, c’est que j’aime à penser. Mais peut-être que Stella lui a confié des secrets que j’aurais préféré garder pour moi, qui sais ? Après tout, tant pis, je n’ai rien à cacher et puis, tout finit par se savoir...C'est bien comme ça, qu’on dit, non ?  Mon esprit est en ébullition ; je me prépare au pire, cherchant à me prémunir de toute éventualité. Ce divorce par consentement mutuel, déjà scellé par la signature de William au bas de la convention — un paraphe arraché à un roi vacillant le jour où la vérité sur le “stalker” a été révélée — devrait être homologué par le juge. Pourtant, l’angoisse me saisit à l’idée qu’il puisse changer d’avis et extirper une mauvaise surprise de son triste chapeau gris.  

A la volée, j’attrape un bus, glisse ma carte, m’installe en soufflant sur le bout de mes doigts gourds pour les réchauffer, quand soudain, je l’aperçois dans le fond du véhicule qui, nonchalamment, nous emmène vers notre destin. Il est debout, figé, drapé dans son long manteau noir hors d’âge, déjà isolé sur son échiquier. Nos yeux se croisent un instant, sans que je ne puisse y déchiffrer la couleur de son fiel. Les roues glissent sur le bitume givré, et les passagers, tels des pions sur un damier, oscillent au rythme des virages. Lui, mon adversaire tout de noir vêtu, reste imperturbable, une statue parmi les vivants. La ville défile, indifférente au duel qui nous oppose, en une scène suspendue entre magie et pragmatisme. Les lumières alentour en étoiles filantes, traversent les vitres embuées, éclairant brièvement notre confrontation silencieuse. Dans ce huis clos en mouvement, chaque passager est absorbé par son propre monde, ignorant le jeu d'échecs grandeur nature qui se joue sous ses yeux.  

Mon regard, aimanté par cet homme qui n’est plus le mien, cherche un indice, un geste qui trahirait ses intentions. Mais il reste de marbre, maître de son jeu, gardant jalousement ses secrets cadenassés. Et alors que nous nous approchons de notre destination, je me demande à quel moment précis de la partie il me dévoilera l’envers de sa main. Nous descendons chacun par une des portes automatiques qui s’ouvrent simultanément et nous dirigeons, de concert, vers l’entrée de ce tribunal rennais semblable à un vaisseau spatial d’un autre temps, rendu encore plus fantasmagorique par tout ce blanc. Un dédale de couloirs plus tard, nous débouchons dans une sinistre salle d’attente, emplie de mines contrites qui semblent attendre l’échafaud. Parmi la foule accablée, quelques silhouettes se détachent, enveloppées de robes d’hermine. L’une d’elles, un jeune avocat, se fraye un chemin avec une détermination qui trahit sa quête d’une personne en particulier. Je ne lui prête guère attention, absorbée par mes propres pensées, jusqu’à ce qu’il s’arrête devant moi. 

—  Madame, êtes-vous, Juliette RICHARD-REBIENS ? 

 Sa voix hésitante m'arrache à ma rêverie. Je le dévisage, surprise et méfiante. Qui est ce presque-enfant qui ose m’aborder en ces lieux incongrus ? 

Il semble percevoir mon trouble et s’empresse d’ajouter :  

—  Je suis envoyé par Maître Dubourg, votre avocat. Il m’a chargé de vous assister pour l’audience d’aujourd’hui. 

Un stagiaire ? C’est donc ça ? On m’envoie un étudiant ? Mais alors qu’il continue de parler, une autre pièce du puzzle se met en place. 

—  Votre mari n’a pas honoré sa part des frais, mais Maître Dubourg tenait à ce que vous soyez représentée dignement. Ne vous inquiétez pas, je suis autorisé à plaider... 

Je soupire. J'aurais dû m'en douter et laisser Will se débrouiller pour trouver son propre avocat, mais je craignais un vice de forme et un report de l'audience. Dans les divorces simples, un seul avocat suffit pour les deux époux qui se séparent. Encore faut-il que chacun paie sa part des honoraires, évidemment. Erreur de débutante, une fois de plus... La partie commence mal, il n'y a pas de temps à perdre. 

—  Écoutez, vous allez devoir vous familiariser rapidement avec l'affaire, lui dis-je en tentant de dissimuler mon inquiétude. Et je résume la situation de la manière la plus concise possible. Divorce par consentement mutuel, pas de biens en commun, droit de garde à son profit un week-end sur deux, plus la moitié des vacances scolaires. Pas de pension alimentaire, seulement les frais de crèche. Pas de drame aujourd’hui, pas d'adultère. Il n'y a rien à plaider, simplement à faire ratifier nos accords. Mon stagiaire prend des notes, acquiesce et s’abîme dans le silence. 

En cette antichambre solennelle de notre soucoupe volante judiciaire, où les échos des pas résonnent contre les murs, gardiens du souvenir de tant de drames personnels, une greffière fait, subitement, son apparition. Elle traverse la salle des pas perdus avec une grâce qui contraste étrangement avec l’urgence de sa démarche. D’une voix claire et ferme, elle annonce le retard de certains magistrats, bloqués sur les routes. Parmi eux, le nôtre, bien sûr, entravé par ce virginal manteau qui, il y a tout juste une heure, nous remplissait, Fleur et moi, d’un enthousiasme débordant. L’angoisse monte crescendo. Le stagiaire semble presque soulagé, au point que je le soupçonne de prier intérieurement pour que l’audience soit ajournée. De mon côté, j’invoque les cieux, supplie intérieurement le soleil, lui chuchotant de se lever enfin, de darder ses rayons pour réchauffer les routes et faire fondre cette poudre qui glace doucement mes désirs d’en finir instamment avec ce triste mariage fantoche.  

Des murmures s’élèvent parmi les présents, mêlant inquiétude et surprise. Sur cette terre plane, où l’horizon embrasse l’océan, la neige est une invitée rare, presque mythique. Elle tombe, légère et éphémère, sur un sol qui ne sait la retenir. Les bretons de racine, plus habitués au sel marin qu’aux flocons cristallins, observent le ciel par la fenêtre, perplexes, se demandant si les rouages de la justice pourront triompher de l’emprise hivernale. Et le temps se fige, pétrifié. William, le visage fermé, attend debout dans un coin. Comme s’il refusait de s’asseoir, de s’abaisser à mon niveau. Je me tiens, le buste droit et fier, repoussant de toutes mes forces intérieures l’éventualité de plus en plus probable qu’il me faille rentrer chez moi, sans être exaucée. Les heures défilent, certaines affaires sont appelées, la nôtre semble en sursis. Le stagiaire se lève, part se renseigner là où seules les épitoges sont autorisées à entrer. Cette date que j’attends depuis si longtemps, que j’imaginais comme celle de ma délivrance, ce 10 février, risquait d’être un échec, un coup d’épée dans l’eau et je ne pouvais m’y résoudre. A chaque fois que quelqu’un franchissait la porte par laquelle mon avocat stagiaire s’était volatilisé, un nœud se serrait dans mon plexus, un instinctif bouclier contre le coup de poing verbal qui pourrait reléguer mes espoirs à une case indéterminée sur un impitoyable calendrier. Autour de moi, des couples émergent, certains avec des sourires éphémères, d’autres portant des visages fermés, marqués par l’incertitude. Des avocats, tantôt rassurants, tantôt stratèges, préparent leur prochaine manœuvre. Je sens le regard acide de William glisser sur moi, dégoulinant le long de mes jambes, salissant le bout de mes bottes dans une mine glaçante de désapprobation muette, une colère contenue. Je choisis d’ignorer le dégoût qui me monte à la gorge, refusant de lui accorder la satisfaction d’un regard croisé. À la place, je pianote distraitement sur mon téléphone, adressant des sourires aux visages familiers qui défilent sur les réseaux sociaux, et tapote des vœux d'anniversaire à Ronan, qui a choisi ce jour, il y a trente ans, pour faire son entrée sur cette étrange planète.  

Pendant ce temps, une insolente pendule, sourde à la tension qui m’enserre en étau, égrène les secondes avec une ironie cruelle. Statique, elle se gausse de mon impatience, celle qui me paralyse, me transformant en statue de sel, spectatrice impuissante de l’éternité qui s’effiloche, dans cette sinistre salle des pas perdus. Mais c’est souvent dans ces moments où l’esprit s’évade vers de lointains horizons et où l’âme se détache un instant du corps pour chercher à fuir cette carcasse mortelle rivée à une chaise morose — un peu comme lors de ces interminables réunions où les paupières luttent de toutes leurs forces pour ne pas s’assoupir et qu’on nous interpelle sans que nous sachions à quelle question précisément nous sommes sommés de répondre — que la porte claque, raide comme la justice. Et d’un lieu inconnu des justiciables, laisse s’échapper mon frêle stagiaire, presque hagard, qui se précipite pour m’annoncer sans préambule que le magistrat va nous recevoir une fois son audience en cours levée. 

La léthargie qui m’enveloppait après cette interminable attente se dissipe en un battement de cils. Mon cœur trébuche dans sa course, je bondis sur mes pieds, réajuste ma robe et remets de l’ordre dans mes pensées. Pas question de trembler, aucune hésitation n’est permise ; il faut en finir aujourd’hui pour pouvoir tout recommencer et c’est dans ces minutes décisives où tout s’accélère, sous l’impulsion d’un maître du temps fou, que les lignes de nos mains se dessinent. Derrière la greffière qui vient enfin nous chercher, William, l’apprenti-avocat et moi, franchissons, à notre tour, la porte battante interdite, tournons à une embranchure de couloirs pour atterrir dans le bureau du magistrat. Une pièce si exiguë que la greffière et lui semblent déjà presque à l’étroit, une pièce qui par sa taille impose une certaine proximité qui contribue et exacerbe les sens, les émotions. On s’assoit presque de biais, comme entassés. Notre avocat en herbe récapitule brièvement, le juge opine du chef, nous adresse quelques points d’interrogation pour recueillir nos consentements, on signe, on se lève, merci. Au revoir. On prend congé. 

A nouveau, je décroche un peu, de tout ce qui se passe autour. Mon corps suit le ballet que l’on m’impose, j’enfile mon manteau, drape son col, le ceinture, serre la main du petit stagiaire qui se félicite, à travers les phrases qu’il m’adresse, de l’issue favorable de ce jugement sans réels dangers. Tous les points ont été homologués, je suis soulagée mais siphonnée de toute substance, vidée de cette énergie déployée dans l’attente. Aujourd’hui, j’ai divorcé. 

Des mois que j’attendais ces quinze minutes dans un cagibi judiciaire, quinze minutes en guise de formol d’un mariage raté, avorté. J’aurais préféré le dissoudre, pouvoir prétendre qu’il n’a jamais existé. J’aimerais revenir en arrière et tomber follement amoureuse, choisir l’amour plutôt que la raison, pour changer. Mais alors, l’histoire ainsi trafiquée m’aurait privé de Fleur sans qu’elle n’ait jamais existé et pour sa petite main dans la mienne, moi, je me damnerais. Il n’y avait rien à regretter, car pour ses jolis yeux, je recommencerais. Tout. Toujours. 

Celui qui est officiellement devenu mon ex-mari est parti depuis un moment, déjà, lorsqu’à mon tour, je quitte la soucoupe amarrée pour regagner mes pénates en femme libérée de sa dernière entrave. Il est près de midi, le soleil est à son zénith, je tourne dans la porte coulissante et m’enivre de la douce bourraque d’air qui m’englobe, m’envole et dépoussière les relents d’accablement qui imprègnent tout en ces lieux. Les trottoirs ont perdu de leur superbe, les flocons réduits à peaux de chagrin, le gris du bitume reprend ses droits, doucement, et de l’autre côté de l’avenue, William engoncé dans son amertume fait le pied de grue sous l’abribus.  Je l’ignore, poursuis mon chemin, à deux ou trois centimètres du sol.  

Au-dessus de mon bout de trottoir, je flotte, comme un cerf-volant.  

Je suis... désentravée.  

L’oxygène rentre mieux dans mes poumons.  

Il ne m’aura pas cassée, il aura échoué à me briser.   

Aujourd’hui je suis libre de lui, même si Fleur sera toujours notre trait d’union ; Lui et moi c’est fini. Officiellement.  

Et c’est comme si, déjà, je percevais mieux l’intensité des couleurs, retrouvais la pleine possession de mes sens. C’est une belle journée, j’ai toute une après-midi de vacances, je vais rentrer à pied et prendre un long bain chaud. Débrancher mon cerveau peut-être, lire un bouquin. Savourer le silence, ne plus avoir peur, enfin. Noyer le stress dans la mousse parfumée pour repartir au front. Demain. 

Lorsque l’aurore se lève, je me sens encore en apesanteur. Je ne marche pas, je plane, le rose de mon ciel s’est pastellisé. Rien n’ôte au sentiment de soulagement que j’éprouve, libérée de mon destin autrefois lié à celui de ce pauvre sire. Pourtant, mon esprit est déjà accaparé par le besoin d’obtenir justice face au harcèlement déguisé qu’il m’a fait subir pendant tous ces longs mois d’insomnie, avec, je le soupçonne, l’aide de sbires non encore identifiés. Une petite musique se fait entendre, réveillant la mémoire d’une phrase glissée, quelques semaines plus tôt, par un agent assermenté, un brin misogyne, sans doute. Nous sommes vendredi, je me rends au bureau après avoir déposé la petite, en petite reine sur mon vélo. 

Plus de pitié, plus de compromis, plus d’envie de complaisance. Je vengerai l’affront, me ferai justice. Il fallait qu’il comprenne que le mal que l’on sème ne reste jamais impuni. 

Maintenant que ce foutu divorce était enfin prononcé, je pouvais me permettre de lever, ne serait-ce que de quelques centimètres, le voile de secrets qui m’entourait jusqu’alors. Pas de beaucoup, peut-être juste de la taille d’un ourlet, mais j’avais besoin d’un coup de pouce, pour avancer, je le pressentais.  Pendant que je pédale, sur mon fier destrier, mes pensées tissent des toiles, se perdent en conjectures, quand soudain, une idée me traverse ou plutôt une connexion que je n’avais jamais vraiment faite, parce qu’auparavant elle n’avait pas d’importance. Françoise, une de mes collèges les plus âgées est mariée à un commissaire. Elle passe son temps à nous rabattre les oreilles, avec “Philippe, par ci, Philippe par-là” ça m’agace souvent, mais pas aujourd’hui. Elle est gentille Françoise, un peu candide, trop effacée et surtout en pâmoison devant son mari.  

Quelque part, je trouve ça terriblement touchant après tant d’années de continuer d’apprécier partager la même salle de bain. C’est tellement aux antipodes de ce que j’ai connu jusqu'à présent.  

Une fois arrivée au bureau, je ne perds pas une seconde. Après avoir expédié la première jérémiade téléphonique déversée dans mes oreillettes, je glisse mon casque en collier et me penche en arrière pour lui tapoter l’épaule. Surprise, elle retire le sien, se demandant pourquoi je l’interpelle. Elle pique toujours des fards, Françoise, ça doit être un problème de peau ou de la timidité...Alors je lui explique de la manière la plus concise qui soit que j’ai été harcelée pendant des mois par tous les moyens informatiques imaginables, que je soupçonne William, mon ex-mari depuis hier d’en être à l’instigateur. Du coin de l’œil, je surveille nos collègues sur les marguerites voisines, je les vois faire semblant de rien, tout en essayant de grapiller les miettes volantes de notre conversation. Je m’en moque, ouvre les vannes et déballe tout, vite, d’une voix neutre, distanciée. C’est un rôle de composition, mais je m’accroche à ce masque que j’ai décidé d’épouser. Je m’efforce de ne pas laisser transparaître mes émotions, de ne pas paraître trop impliquée, de ne pas l’effrayer avec des sentiments qu’elle ne saurait reconnaître. Pourtant sous le choc de ces révélations inattendues et d’une croustillance extrême, elle semble osciller entre une profonde empathie et l’anticipation gourmande de futures heures à papoter. J’en viens à parler de son mari, que je complimente au passage – après tout, cela ne coûte rien – “un homme d’une telle importance au commissariat de Rennes. Peut-être pourra-t-il faire en sorte que ma plainte soit acceptée, maintenant que le divorce est prononcé ?” 

Lorsque j’ai terminé mon plaidoyer, je me tais pour l’observer, perçois une émotion indéfinissable, mêlée à une certaine fierté, celle d’une épouse flattée qu’on sollicite son influence auprès de son époux et peut-être aussi de la sympathie… Elle me promet de voir ce qu’elle peut faire, de ne pas manquer d’en parler à son mari. Et effectivement, à son retour de déjeuner, elle me glisse discrètement, la mine cramoisie : “Quand tu retourneras au commissariat, Juliette, demande, en bas, qu’on l’appelle, d’accord ?” 

C’est exactement ce que je fais dès le lendemain parce qu’on m’a toujours dit d’agir tant que le fer est encore chaud. Fleur est chez Will pour le week-end, Johana et moi nous rendons au commissariat. Malgré tout, une légère appréhension m’auréole, la méfiance est une vilaine habitude qui sait s’accrocher à la peau. J’essaie d’abord de demander à être reçue pour un dépôt de plainte sans me prévaloir du moindre passe-droit. En citoyenne. J’enrobe ma voix de patience et explique mon histoire à l’uniforme bien planqué derrière son comptoir. Le type semble hésiter, me dirige vers une main-courante, sans doute moins compliquée. Je commence à monter en pression, ça bouillonne à l’intérieur, je monte la voix d’une octave, il bégaie, bafouille. J’invoque Philippe, le flic sourit, sans savoir si je suis sérieuse. Blasée, piquée, je prononce une phrase que je n’aurais jamais imaginé dire un jour, tant elle me semble absurde et qui, dans d’autres circonstances, m'aurait sans doute parue assez drôle quand on y pense :  

—  Appelez-moi le commissaire, tout de suite ! Je suis une amie de sa femme, elle s’appelle Françoise ! 

Quelques minutes plus tard, il descend. On sent qu’il est chez lui, ici. C’est le patron, ça transpire dans sa démarche. Philippe, Je l’ai déjà vu dans notre bunker, il vient souvent, je lui adresse toujours un petit signe de la tête, pas un franc bonjour, juste un léger salut. Mais je ne lui parle jamais. Jamais sauf aujourd’hui forcément. Il s’approche en souriant tandis que je me lève du siège en plastique sur lequel j'attendais, me hisse sur la pointe des pieds et l’embrasse avec effusion, sur chaque joue. Juste pour faire “chier” le “flicaillon”.  

Moins de trente minutes plus tard, je franchis dans l’autre sens les lourdes grilles de la république. Je suis fière d’avoir tenu le serment que je m’étais fait et, paradoxalement, terriblement honteuse d’avoir réussi à aller au bout de ma démarche uniquement parce que je “connaissais” quelqu’un de haut placé, parce que j’avais prononcé un nom qui ouvre les portes à la manière d’une baguette de sureau.  

Mais combien de femmes n’ont pas eu à leur côté une Françoise pour prononcer la formule sésame ? A combien de sœurs les flics ont ri au nez ? Combien d’entre nous n’ont eu d’autre choix que celui de subir...jusqu’en enfer ? 

 

 

 

 

 

 A suivre bientôt...

 

 

 

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