II
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II
Cher Hélicon,
La véritable prison est l’ignorance ; de ne savoir si tu as reçu ma lettre, si tu l’as lue, larmes aux yeux ou sourire amer à la bouche ; de ne savoir si une réponse traîne, quelque part dans la ville, si proche et pourtant séparée d’un monde.
Pendant longtemps, je ne m’étais pas senti le prisonnier que j’étais, le dehors existait au même titre que les peuples et villages décrits par Hérodote : un lointain hors de portée, la fiction réglée d’un possible. Cependant, la possibilité renaudée de recevoir une lettre de la Ville, que tu aurais touchée, dont on devrait la création et l’existence à ta conscience et à ta main, pèse lourdement sur le plafond obombré de ma cellule, fait le lustre qui la traverse devenir aveuglant, la lucarne par où je verse mon regard dans le Fleuve, apparaître la présence non pas d’une image, mais d’un lieu où les mots prendraient part au jeu des réalités.
Ces propos doivent te paraître logogriphiques ; comment avoir pu renier l’existence de ce que j’ai connu toute mon enfance ? Pourquoi, aujourd’hui, reconnaître l’existence de cette Ville que je ne connais plus que par cette image ? Parce que je t’y sais présent, vivant, joignable désormais ; et si l’on me disait, l’empereur y est tout autant, je répondrais qu’il y a toujours été (autant que jamais), que l’empereur prend part à cette Ville imaginée qui flotte au-delà de l’espace et du temps. Toi, mon ami, je te sais regardant la ville, l’imaginant à ton tour en y voyant les ruines qui t’encerclent ; tu es, pour moi, un autre regard autour duquel les rues prennent disposition, couleurs et mouvements.
Cette prise de conscience fut dissonante, je me sentis comme aspiré hors de moi, assujetti à une force seconde de gravité. Cette sujétion m’est douloureuse et pourtant m’apaise. Le poids revenu du réel a brouillé les sens aiguisés dont je m’étais pourvu contre l’ennui ; les bruitages et couleurs redeviennent cacophoniques et indistincts ; l’angoisse que provoque la certitude du réel empêche mon regard et mon ouïe de s’ouvrir plus amplement.
Depuis, une foule de souvenirs m’est revenue ; comme un rêve pourtant, leur succession n’a pas encore le fil logique qui relie ma conscience à la tienne ; ce sont des images qui parviennent chaotiquement dans mon hagarde conscience, mon corps languide est pris de secousses délicieuses et terrifiantes. J’ai le secret désir d’écrire ces souvenirs isolés, d’en inventer la succession avant qu’elle ne s’impose à moi. Mais le temps me manque, je distingue des époques, des lieux qui leur sont associés. Et je ne doute pas de leur passé.
Réponds-moi, je t’en prie, mon Hélicon. Mon geôlier me dit que la ville subit le joug de la peste. Sans nouvelles, je crains que cette information ne rejoigne la région flottante des Villes d’un autre monde.
En te souhaitant, Hélicon, santé et justice.
Lucien.
POST-SCRIPTUM : un seul mot de ta part suffirait à me convaincre.