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III

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Publié le 10 oct. 2024 Mis à jour le 10 oct. 2024 Absurde
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III

Cher Hélicon,

 

Mes lettres risquent de se succéder de plus en plus abruptement ; je ne peux attendre ta réponse que je sens pourtant arriver d’ici quelques nuits. J’y mettrais mes pensées sans décantation, brutes comme leur matière trop nombreuse et pesante.

Je me réveille parfois paniqué, ne reconnaissant plus mon corps mutilé par l’étroitesse de ma prison ; il m’appesantit, je le traîne comme un fardeau qu’autrui m’a chargé de supporter : seules, mes mains encore m’appartiennent. Les murs autour de moi se rapprochent chaque jour et je ne les reconnais pas non plus, ma cellule s’étrique à mesure que ma conscience se rappelle de la longueur de ma vie passée, du nombre de personnes à qui je pourrais écrire encore. Tout devient variable avec cette brusquerie qu’un pinceau grossier trace instantanément : les nuages dont j’aperçois la silhouette sur le Fleuve, les cloches que chaque heure déplace et qui me surprennent comme une première fois où encore vierge d’existence je sentirais les premiers effluves impurs du monde et goûterais la première laitée surie d’une mère.

Ce caractère neuf que prend chaque événement a eu raison de mes nuits. Je les passe dans l’angoisse de savoir ce que me réserve le lendemain. Je redoute la vue de ma lucarne que j’évite en ne me tenant debout, en demeurant recroquevillé, fermant les yeux en pensant aux éternels mouvements de la ville qui s’y dessine sur le Fleuve. Chaque heure pourtant, je crie à poumons ouverts dès que les cloches blessent mes tympans ; cet écheveau cruel de sons immondes provoque en moi des vibrations inconnues. J’oublie chaque pensée que je parviens de former ; mes lectures ne dessinent plus de paysages tangibles, les lettres y sont gravées comme d’une langue étrangère les caractères hiéroglyphiques et premiers qu’aperçoit l’archéologue perdu dans une contrée dont il ne connaît plus les époques et les histoires.

Une réponse, un mot, apaiserait ma douleur. Confirme, je t’en prie, l’existence de mes pensées, de la ville, rends-moi les nuits que tu me dois ; je me fais, au milieu de mon exhaustion, de ma folie native, l’usurier des nuits. Elles sont la seule monnaie qui me reste ; tu m’as tout pris, Hélicon, ma femme, mes enfants, et mes richesses : rends-moi du moins nuits et souvenirs.

 

Ton ami pour toujours,

 

Lucien.

 

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