Le fauteuil rouge scènes 32 et 33
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Le fauteuil rouge scènes 32 et 33
Scène 32
CHAPITRE 5
Elle se réveilla avec le jour et prit, sous le vieux figuier, un des meilleurs petits déjeuners de sa vie. A quinze heures précises, elle montait les marches de la terrasse. Le fauteuil somnolait comme un gros chat méfiant. Une carafe de jus de fruit et deux verres étaient posés sur la table de bois blanc. Mezz l’attendait, accoudé à la balustrade, fumant une cigarette.
— Bonjour. De quoi allons-nous parler ? Elle ouvrit son carnet.
— Avec Stef, nous avons cherché des enregistrements datant de votre période américaine.
Il haussa les épaules.
— Et vous n’avez rien trouvé. Peut-être parce qu’il n’y a rien à trouver, tout simplement. Pensez-vous que les studios couraient après les musiciens de boîte de nuit ? A New-York, nous étions des centaines qui rêvions de devenir Jimmie Lunceford.
Debbie fronça les sourcils et ne fit pas de commentaires.
— Vous avez dit « Je suis né au pays du blues mais pas du bon côté. »
— Jolie phrase, n’est-ce pas ? Elle a été arrangée par un journaliste, autant vous le dire tout de suite, je ne les aime guère, ils préfèrent questionner plutôt que de s’interroger eux-mêmes. Qu’ai-je voulu dire à votre avis ?
— Vous auriez préféré être Noir ?
Il la regarda et pour la première fois sourit. Un sourire chargé d’amertume.
— Non, franchement, non ! Je ne connais aucun Blanc qui le souhaiterait… Vous, les Français, vous avez oublié ce que c’est que d’être élevé dans la certitude qu’on appartient à une race supérieure. Malheureusement, lorsqu’on est musicien on s’aperçoit vite qu’on ne pourra jamais les surpasser … Tout simplement parce qu’on n’a pas assez souffert.
Il emplit les verres et but lentement. Dans son costume blanc, il ressemblait à un planteur de Virginie.
— Vous savez déjà que je suis né à Somerville, un coin du Mississipi que personne ne connaît ….
Il décrivit des maisons coquettes alignées derrière des carrés de pelouse, des pasteurs rigides et des notables en chapeau. Il évoqua son enfance de petit blanc, fils de la classe aisée, sa jeunesse insipide vouée à un destin tracé d’avance. Debbie essaya de deviner le jeune garçon sous les traits du vieillard.
— Pourquoi avez-vous choisi le saxophone ?
— C’était l’instrument de Doc Purdey, l’homme qui m’a appris la musique. Vous avez lu ce que j’ai raconté sur lui ?
— Oui, il vous a fait jouer dans des orchestres quand vous étiez jeune.
— Excellent ! Vous êtes une vraie professionnelle. C’était un brave type, Nelson, un peu métis mais sacrément bon docteur. Il oubliait de temps en temps de faire payer ses consultations. C’était peut-être pour ça que tout le monde l’aimait bien dans un bled où il valait mieux ne pas être trop foncé. C’était l’époque où les noirs s’asseyaient au fond des autobus… Le dimanche, au temple, il accompagnait les cantiques au saxo et jouait pour les fêtes de charité. C’est grâce à lui que j’ai échappé à mon destin d’employé de banque. Quand mon père a voulu me faire entrer comme garçon de bureau chez Parks and C°, j’ai pris le saxo que le doc m’avait donné, quelques fringues et mes économies. Ça ne faisait pas une valise très lourde. Le regard du vieux musicien se perdit dans l’horizon lumineux.
— Tout ce qui reste de lui, c’est une tombe dans un village nommé Milton Edge. J’ai déjà raconté tout ça, et il n’y a rien à rajouter. Le romantisme de l’errance et du ventre creux, je laisse ça aux romanciers. De boîtes minables en dancings de campagne, je me suis retrouvé à New York.
En entendant le nom de sa ville fétiche, Debbie reposa son stylo, persuadée de se retrouver en terrain familier. Il lui décrivit une ville inconnue qui n’était pas celle de Manhattan Transfer ni de Gatsby le Magnifique. Elle se laissa emporter par la voix rauque qui lui parlait d’hôtels sans charme, de gratte-ciel dont les entrelacements de poutres balafraient les nuages, de bars où de futurs milliardaires côtoyaient des épaves, de quais où s’échouaient les illusions venues du monde entier, de cargos rouillés et de paquebots qui prenaient le large, suivis des yeux par ceux qui ne pouvaient se payer un billet de retour.
— … J’ai battu le pavé pour trouver un engagement. J’ai joué au Bamboo Café, au Panama club. J’ai joué devant des putes et des ivrognes, J’ai joué pour des vedettes de cinéma et des champions de base-ball. J’ai même eu un casier judiciaire.
— Vous avez aussi joué pour des truands ?
— En effet, ma chère et pas des moindres ! Je n’avais guère le choix. Beaucoup de boîtes étaient contrôlées par la pègre et c’était pas plus mal. A cette époque, il n’y avait que la musique et la boxe qui permettait aux Noirs de s’en sortir. Les gangs de Juifs, d’Irlandais, de Macaronis appréciaient les musiciens et se foutaient de leur couleur de peau. On se mettait d’accord devant un verre, on se tapait dans la main pour signer le contrat et ça suffisait.
— J’ai lu quelque part que vous avez été marié.
— Exact ! Pendant deux ans, avant la guerre. Elle s’appelait Janice. Je crois que j’ai encore le certificat au fond d’un tiroir. Je gagnais bien ma vie. On ne peut pas dire qu’on était malheureux mais il faut croire que ça ne lui suffisait pas. Un jour, j’ai trouvé l’armoire vide, elle n’avait même pas refermé la porte en quittant l’appartement. Je n’ai plus jamais entendu parler d’elle.
Il regarda son verre et le vida d’un trait.
— Qui peut savoir ce qui se passe dans la tête des gens qu’on croit connaître ? Deux mois après, je me suis engagé dans les Marines.
Scène 33
Dès le deuxième jour, un rituel subtil s’instaura entre eux. Mezz « Finger » Wasp, l’attendait debout en haut de l’escalier, une cigarette à la main, dans son costume blanc qui se confondait avec le mur. Il tirait une dernière bouffée au moment où elle grimpait les marches, jetait le mégot dans un pot émaillé qui ouvrait sa gueule ronde dans un coin de la terrasse, puis s’asseyait en face d’elle. Debbie, tournant le dos au fauteuil, ouvrait son carnet et attendait qu'il pose la question rituelle.
— Où en étions-nous restés ?
— Vous veniez de vous engager dans les Marines.
Il prit son souffle avant de plonger dans l'enfer de ses souvenirs.
— Au début, c’était le paradis… Le Pacifique, les filles et le soleil. Même l’entraînement paraissait agréable. Un jour, on nous a débarqués sur une île où les Japs nous avaient préparé un joli comité d’accueil. J’ai tué des pauvres gars qui crevaient de peur autant que moi. J’ai vu tomber les copains. J’ai reniflé le sang qui transformait la poussière en boue collante. Instinctivement, il courba le dos.
— Une nuit, ils nous ont attaqués, une vague après l’autre comme ils avaient l’habitude, au milieu des fusées éclairantes et des explosions. On les tuait, ils revenaient, il en revenait toujours. Au matin, nous n’étions plus que cinq ou six, debout au milieu des morts. C’est à peine si on voyait encore le sol. J’étais comme aveugle. On me parlait, je n’entendais plus rien. Des balles japonaises avaient tordu ma mitraillette. Le chargeur était vide. Il a fallu qu’on desserre mes doigts. J’ai marché à côté des civières.
On m’a mis sur un bateau, dans un avion… A l’hôpital, j’étais bien, tranquille ! Je me souviens du silence quand les blessés cessaient de gémir. A la fin, on m’a décoré. Je vais vous dire quelque chose que je n’ai encore jamais raconté. Le seul moment chouette dans toute cette merde, c’était juste avant l’assaut sur Tarawa. « Pee Wee » Russel est venu remonter le moral des troupes. C’était un sacrément bon clarinettiste. J’ai joué avec lui devant tout l’état-major. Il m’a demandé de venir le voir après la guerre, mais c’est des trucs qu’on dit sans y penser.
Lorsqu’elle repartait, il prenait son saxo et jouait de vieux blues qui l’accompagnaient jusqu’au parking.