Entre-Deux
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Entre-Deux
L’atterrissage du vol Paris-Charles-de-Gaulle à Saint-Denis de La Réunion Roland Garros s’amorçait. Placée près du hublot, Rozenn contemplait, fascinée, l’immensité de l’océan Indien au sein duquel elle allait désormais demeurer. Elle s’exclama soudain:
- J’ai aperçu une baleine ! Son puissant jet d’eau, sa queue majestueuse !
- Tu évoques sans doute sa nageoire caudale, commenta Gwendal, son époux. Bah, nous aurons certainement l’occasion d’observer de nombreux spécimens : nous débarquons au cœur de l’hiver austral, saison idéale pour observer ces cétacés migrant depuis l’Antarctique vers les eaux chaudes baignant la Réunion, favorables à leur accouplement et leur mise bas.
- Tu parais très documenté, bravo ! Il est vrai que la vie de ces énormes mammifères marins semble passionnante, il me tarde de contempler leurs ébats plus longuement.
- Personnellement, je me sens davantage préoccupé par le sort des tortues marines, se prononça Malo, fils cadet du couple.
Katell, sa sœur aînée, ajouta son grain sel :
- Ouais, la vie sur l’île intense semble la destination idéale pour les amis des animaux, et de la nature en général que nous sommes.
Ses parents et sa sœur opinèrent. La famille Kerandec était sur le point de réaliser un projet, objet de ses rêves depuis quelques années : rompre avec l’Hexagone pendant quelques années, afin de vivre de façon authentique et s’adonner à sa passion : la protection de la nature.
Entre-temps, les portes de l’avion avaient été ouvertes. Chaque passager récupérait son bagage cabine, avant de défiler vers la sortie, puis se diriger vers la salle de réception des valises provenant de la soute.
Les Kerandec souhaitaient renoncer à l’usage de l’automobile, avec une exception pour leur arrivée et leur installation. Ils récupérèrent donc leur véhicule de location, en chargèrent le coffre et prirent la direction d’Entre-Deux, village du sud-ouest où ils avaient choisi de larguer leurs amarres, après s’être soigneusement documentés sur l’attractivité de ce lieu pour les aventuriers un peu « bobos » auxquels ils s’identifiaient. Ils avaient également été séduits par le nom de la localité, clin d’œil à leur transit entre l’Hexagone et l’île de la Réunion.
Gwendal avait loué une petite case créole, présentée sur l’annonce comme habitable, à quelques travaux de rénovation près. Arrivés à destination, ils découvrirent, consternés, un bâtiment en ruine. Micheline Hoarau, la voisine chargée de leur remettre les clefs, tenta de les rassurer :
- Les apparences sont trompeuses : la case est vide depuis longtemps, et a souffert du passage du dernier cyclone, ce qui lui donne cette apparence peu flatteuse; mais le principal fonctionne : eau, électricité. Pour les travaux, vous pourrez compter sur l’aide de mon mari, et j’imagine que ces deux grands enfants seront volontaires pour le défrichage du jardin. Au passage, vous profiterez des savoureux fruits d’un grenadier, d’un goyavier et d’un manguier, de quoi vous régaler l’été prochain !
- La maison dispose-t-elle de la clim ? demanda Katell.
Le trois autres membres du clan se récrièrent :
- Voyons, tu sais à quel point la clim est gourmande en énergie et participe au réchauffement climatique ! Il paraît même qu’elle est nuisible à la santé en favorisant la prolifération de bactéries et virus…
Micheline souriait:
- En effet, pas de clim dans votre petit palais. Les habitants évitent son installation, pour les raisons que vous avez évoquées. IIs favorisent les méthodes naturelles efficaces pour supporter les grosses chaleurs : courants d’air, fermeture des volets… En revanche, le village est couvert par les réseaux internet, comme je vous l’avais confirmé.
Ils s’étaient assurés des services informatiques avant leur départ, indispensables à la poursuite à distance des études des enfants, et aux travaux de recherche et de rédaction liés à leur étude des espaces naturels présents sur l’île.
Micheline les conduisit à l’intérieur de ce qu’il fallait bien qualifier de bicoque. Ils furent cependant agréablement surpris par son état de propreté et le bon goût de la décoration : simple, harmonieuse et fonctionnelle. Dans la cuisine, ils remarquèrent, amusés, le traditionnel cuiseur à riz, élément incontournable de toute batterie réunionnaise.
Micheline pris congé, en leur indiquant le moyen de la joindre en cas de besoin.
Ils s’attelèrent au rangement de leurs effets, puis décidèrent, vu l’heure avancée, de remettre l’approvisionnement du frigo au lendemain, et de fêter leur arrivée dans un petit restaurant créole repéré à l’entrée du village. Ils furent chaleureusement accueillis dans une jolie case aux murs en bardeaux de tamarins. Rozenn et Gwendal trinquèrent avec l’incontournable ti punch, les enfants s’en tinrent à un délicieux jus de fruits frais. Ils commençaient tout juste à réaliser l’ampleur du bouleversement dans leur existence. Aucun ne regrettait le confort et la sécurité de leur vie continentale.
La serveuse leur proposa l’ardoise du jour : ti jacques boucané, cabri massalé, cari camarons… Ils choisirent des plats différents afin de goûter ces différentes spécialités péï, et se régalèrent. Ils se laissèrent tenter au dessert par des bananes flambées, qui clôturèrent festivement leur repas : la cuisinière n’avait pas lésiné sur le rhum ! De surcroît, les parents se virent offrir un rhum arrangé maison, les enfants furent autorisés à y tremper les lèvres. Ils reconnurent les arômes de gingembre, banane et cannelle, ce dont on les félicita.
Ils rentrèrent dans leurs pénates, fort satisfaits de cette première journée, et s’endormirent sans effort.
Au milieu de la nuit, Rozenn se réveilla, mal à l’aise. Elle ressentait un poids sur l’estomac, qu’elle attribua au repas un peu trop riche. Elle se maudit ne pas avoir résisté aux bananes flambées. Elle avala un comprimé de bicarbonate de sodium, se recoucha, mais ne parvint pas à trouver le sommeil : un concert d’aboiements se jouait autour de l’habitation, il ne cessa qu’à l’aube. Rozenn renonça à la fin de sa nuit, et se leva en prévoyant d’offrir à sa famille un bon petit-déjeuner, pour lequel elle comptait se mettre en quête d’une boulangerie et d’une épicerie. Elle eut l’agréable surprise de trouver sur le pas de la porte un panier garni avec tout le nécessaire pour se régaler au saut du lit. Elle y trouva un mot : « Pour bien démarrer votre première journée parmi nous. Bon appétit ! Micheline. »
- Comme c’est gentil ! s’exclama Gwendal, réveillé, lisant au-dessus de l’épaule de sa femme. Nous sommes vraiment bien accueillis. J’ai hâte de connaître les autres voisins, surtout s’ils sont aussi agréables.
Les époux étalèrent le contenu du panier sur la table : café bourbon pointu, miel aux baies roses, tangors, confiture de pitaya, une brioche au géranium et un pain complet. Ils mirent le café en route et commencèrent à savourer ces bonnes choses. Les enfants les rejoignirent, et s’enthousiasmèrent de la délicate intention de Micheline. Hormis Rozenn, tous avaient passé une excellente nuit, elle décida donc de ne pas évoquer la sienne pour ne pas gâcher leur plaisir.
La matinée fut consacrée à leur approvisionnement alimentaire et à diverses emplettes de première nécessité. Ils n’échappèrent pas au passage par le supermarché, n’ayant pas encore repéré les commerces bios ou producteurs locaux. Ils rentrèrent chargés de denrées exotiques : brèdes, christophines, tamarins.., mais aussi de diverses viandes et poissons, dans le but de confectionner ces fameux rougails pimentés, plats emblématiques de la Réunion. Ils n’oublièrent pas les délicieux fruits de saison : ananas Victoria, bibasses, jujubes… Il fut décidé que Gwendal et Malo prépareraient le déjeuner, pendant que Rozenn et Katell se chargeraient de la restitution de la voiture de location. A la surprise des garçons, les filles revinrent à bicyclette.
- Quelle bonne idée, reconnu Gwendal. Nous en louerons deux autres afin d’assurer
l’autonomie pour nos activités et nos balades, une bonne alternative à l’usage des bus. En attendant, nous avons concocté un cari patte cochon. A table !
Chacun s’installa, Malo servit de généreuses assiettes, auxquelles on fit honneur : leur contenu fut jugé succulent.
Ils s’accordèrent pour consacrer leur après-midi à la visite du village. Après un crochet par la case de Micheline pour lui rendre son panier et la remercier, ils arpentèrent les rues et admirèrent de jolies demeures créoles anciennes. Ils bénéficièrent d’une visite guidée qui les éclaira sur le passé du bourg, lié essentiellement à la culture du café et à la douloureuse période de l’esclavage. Par contre, ils furent surpris par la présence d’un grand nombre de chiens errants présents dans les quartiers.
- J’avais entendu parler de ce fléau présent sur les territoires et départements d’outre-mer, renseigna Katell. Les propriétaires stérilisent rarement leurs animaux domestiques, chiens, chats, et abandonnent des portées entières. De nombreuses nuisances s’ensuivent : morsures d’humains, avec risques de propagation de maladie ou d’infections, et moins grave mais nuisible : éventration des sacs poubelles dont le contenu souille les espaces publics, aboiements… J’ai un peu réfléchi sur ce thème, que je souhaite creuser dans le cadre de notre démarche de protection de la nature. J’imagine déjà des actions envisageables dans le cadre d’une association.
- Ca me semble une excellente idée, répondit Rozenn, admirative. Je participerais volontiers à ce chantier suivant ton besoin et ton désir bien sûr.
- You’re welcome mum !
Les montres affichaient 18H, la nuit tombait. Le diner fut composé des restes du déjeuner, agrémenté d’une salade de palmiste. Après cette seconde journée bien remplie, ils décidèrent de se coucher tôt. En milieu de nuit, Rozenn ressenti le même malaise digestif que la nuit précédente, sans parvenir à y remédier cette fois. Elle patienta dans l’attente de l’aube et du réveil de Gwendal, auquel elle révéla son problème. Au cours de la matinée, il l’encouragea au repos pendant que qu’il s’adonnerait, avec les enfants, aux activités et tâches qu’ils avaient convenu de se répartir la veille.
Katell cuisina un rougail saucisses pour le déjeuner. Rozenn hésitait : le plat était alléchant, mais elle craignait de nouveaux maux de ventre. Elle forgea l’hypothèse qu’elle avait simplement besoin de s’accoutumer à cette nouvelle nourriture très pimentée, et se servit une bonne portion. Une fois de plus, elle paya sa gourmandise la nuit suivante, particulièrement mauvaise de pars la bruyante la présence de nombreux et bruyants chiens autours de la case.
Le lendemain, affaiblie, Rozenn décida d’adapter son alimentation. Elle sentait confusément que la viande était à l’origine de son problème, elle commençait à lui inspirer du dégoût. Elle prévint donc sa famille qu’elle optait désormais pour un régime végétarien. Le résultat ne se fit pas attendre : ses douleurs disparurent, elle retrouva le sommeil.
Les jours s’écoulaient, chacun travaillait sur son propre projet, celui de Katell relatif au sort des chiens et chats errants avançait bien. Epaulée par la Société Protectrice des Animaux, elle avait créé son association : Stop abandon, dont le but était de proposer l’adoption d’un animal aux réunionnais partant vivre dans l’Hexagone : un moyen de maintenir un lien avec leur île.
Un matin, alors qu’elle dépouillait le courrier de l’organisation, une lettre anonyme attira son attention. Elle frissonna à sa lecture : on l’informait qu’un trafic d’animaux errants sévissait dans la région. L’auteur prétendait qu’ils étaient capturés, tués, leurs cadavres conditionnés et vendus aux restaurants et commerces en tant que denrée comestible ! Après s’être ressaisie suite à ce coup de massue, elle jugea prioritaire de procéder à l’analyse d’échantillons de viande et plats dans les établissements potentiellement touchés par cette escroquerie sanitaire. Le responsable de la SPA qu’elle mit au courant approuva sa démarche, dont ils élaborèrent ensemble la mise en œuvre. Les premiers résultats parvinrent du laboratoire dès le lendemain, ils étaient sans appel : nulle trace de porc, bœuf ou canard dans les prélèvements, chien et chat, mais aussi tangue (sorte de hérisson) au menu. Katell était effondrée, et surtout dégoûtée. Il lui coûta d’annoncer cette ignoble nouvelle à sa famille. Sa mère fit aussitôt le lien avec ses problèmes digestifs, disparus après abandon des produits carnivores. Etait-elle intolérante à cette chair de consommation interdite sur le territoire français, où cette viande était-elle légèrement avariée, et Katell particulièrement sensible aux éventuels germes ?
La police locale ouvrit une enquête visant à l’arrestation des voleurs et trafiquants d’animaux errants. Très efficiente, elle démonta une filière de grande ampleur.
Les commerçants et restaurateurs victimes ne souffrirent pas trop du scandale, grâce à Katell qui mena une campagne d’information sur la mise en place d’un système de surveillance des trafics d’animaux.
Cependant, les Kerandec sont désormais tous végétariens, et se régalent des produits de leur jardin !