Épisode 25 : Le long chemin du retour
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Épisode 25 : Le long chemin du retour
Le rythme de sa marche hypnotise Siegfried et endort ses pensées. Gauche, droite, un, deux. Enfin, c'est moins régulier parce qu'une longue marche en terrain irrégulier lui use les pieds contre les parois de ses bottes, lui en donne des cloques, des douleurs aux pieds comme aux articulations sursollicitées, et éviter ou soulager les douleurs lui déforme sa marche et en perturbe le rythme. Mais il en ressort toujours un, de rythme, certes un peu plus complexe, mais encore assez régulier pour rester hypnotique. De plus, les douleurs d'une longue marche accaparent son esprit, et cela aussi, ça l'empêche de penser. Et au fond, ça l'arrange.
Parce qu'il n'a pas envie de penser à ce qui vient de se passer.
D'ailleurs, s'il doit penser à quelque chose, c'est bien au chemin du retour. Le faire à cheval, avec la vitesse que peut atteindre un cheval, c'est une chose. Le faire à pied, à la seule force et à la seule vitesse des jambes humaines, et plus encore à la vitesse de jambes et d'un corps qui s'abîment dans le processus, c'est autre chose. Tout à fait autre chose. Un corps qui s'abîme ralentit forcément la marche et allonge d'autant le temps du trajet, faussant ainsi tous les calculs que l'on a pu faire de l'heure à laquelle on atteindra sa destination. Quand le corps a déjà été abîmé avant même le départ et qu'on n'a même pas eu l'occasion de bénéficier d'un temps où il était en pleine forme, c'est encore pire. On est encore plus lent.
Il est déjà tard, c'est l'après-midi, le soir va bientôt tomber, et Siegfried sait qu'il n'a pas intérêt à se trouver en pleine forêt quand la nuit sera tombée. La nuit, la forêt est pleine d'animaux dangereux et on n'y voit rien. Pleine de créatures d'une autre nature aussi, dont ne sait jamais très bien ce qu'on peut en attendre... En plus, il a faim, il a soif, et ça le motive d'autant plus à trouver le chemin d'une auberge où il pourrait se restaurer autant que se reposer. Et puis la nuit - et même le jour, d'ailleurs - les grands chemins sont pleins de détrousseurs qui ne demandent qu'à profiter du voyageur isolé et affaibli...
C'est à ce stade de ses réflexions que Siegfried s'aperçoit avec horreur qu'il n'a plus son épée... et son heaume non plus...
Il met du temps à se rappeler où il les a perdus. Évidemment. Le diable lui a demandé de les déposer là, et lui, comme un idiot, il l'a écouté. Quand il s'est agi de repartir, vérifier s'il avait encore bien tout son équipement était la dernière chose à laquelle il pensait. Bien sûr, ce n'était pas le diable qui allait lui rappeler de ne pas oublier son épée ni son heaume.
Maintenant, il est trop tard pour retourner en arrière et aller les rechercher. Il a déjà fait trop de chemin, il est trop usé, trop abîmé, trop fatigué. Et cela signifierait retourner jusqu'au fin fond de la forêt, en plus. Justement ce qu'il ne faut pas faire à ce moment de la journée. Rien que d'y penser, ce qu'il lui reste de moral s'écrase au fond de ses bottes. Et puis, qui sait si "l'autre" n'est pas encore toujours là en train d'occuper la place. Siegfried n'a aucune envie d'entendre encore ses moqueries, ses sarcasmes, ses hurlements, ni même son ironie doucereuse qui n'annonce que tortures. Il n'a pas envie de se retrouver une fois de plus à plat ventre le visage dans la terre avec un pied sur lui pour l'immobiliser.
Et, surtout, il n'a aucune envie de revoir ce qui s'y trouve probablement encore aussi... et qu'il préfère oublier.
Il n'a pas envie de retourner là-bas. De revivre ce qui vient de s'y passer. Tant pis. Il fera désormais sans son heaume et sans son épée, tout comme il fait déjà sans son cheval. Le diable le lui dirait sûrement et il aurait raison : il n'avait qu'à y penser au moment opportun. S'il n'a pas su le faire, c'est de sa faute. Bon, certes, ce n'est pas vraiment de sa faute s'il les a oubliés. Mais c'est bien lui qui les a oubliés, et personne d'autre. Tout comme c'est lui qui, il y a quinze ans...
Non, ne plus repenser à tout cela. Il est désormais entré dans un monde où l'erreur ne se rattrape pas et où il faut savoir faire avec. Se débrouiller avec les conséquences.
Et les conséquences, pour le moment, c'est que sans heaume et sans épée, il est sans défense. Il a bien encore son armure et sa cotte de mailles, et ses bottes armées d'éperons qui ne lui servent plus à rien - mais c'est loin d'être suffisant contre un groupe de bandits de grands chemins, une meute de loups affamés ou bien un cerf ou un sanglier en train de charger. Ses jambes ne lui permettront jamais de courir assez vite, il est trop vidé de ses forces pour se servir de ses poings, et c'est tout ce qu'il lui reste.
Heureusement, ou pas, il n'a emporté avec lui ni argent ni provisions. Rien qui puisse intéresser des bandits ou des vagabonds. Quoiqu'une armure, une cotte de mailles ou des bottes à éperons, ou même simplement des vêtements, puissent tout de même présenter un certain intérêt pour qui en est démuni et pourrait en avoir besoin.
En fait, il a tout intérêt à se diriger vers une auberge. Il a faim, il a soif, il a mal, il a sommeil et il sent mauvais. Il a besoin de manger, de boire, de dormir, de prendre un bon bain. D'avoir un cheval frais et des vêtements propres.
Oui, sauf que... l'aubergiste, avec quoi va-t-il lui payer tout cela ? Puisqu'il n'a pas emporté d'argent avec lui ? Certes, tout le monde dans la région connaît le comte Siegfried. Mais il se souvient encore d'une époque où tout comte Siegfried qu'il était, un tavernier de sa propre seigneurie à Koerich l'a envoyé cuver sa boisson dehors.
Certes, c'était une autre époque. Il était plus jeune, moins aisé et il n'avait pas le même prestige. Ni la même aura. Tout seigneur qu'il était censé être même alors, il était avant tout un jeune homme affable certes mais superficiel qui tenait pour acquis ses privilèges et tout ce qu'il possédait, qui se laissait vivre et qui aimait jouir des plaisirs de la vie sans penser au lendemain. Depuis lors, il a changé. Les choses ont changé. Il est devenu entre-temps le comte de Lucilinburhuc, chef de famille et seigneur d'un bourg castral dynamique en plein développement. Et cela aussi, les gens le savent.
Mais ici se pose un autre problème. C'est l'état dans lequel il se trouve. Un état que personne ne tiendra pour acquis et qui amènera tous ceux qui le verront à se poser des questions. À s'en poser, et à lui en poser. Il n'y a pas à y couper : personne ne trouvera normal de voir débarquer le comte de Lucilinburhuc seul, sans famille et sans gardes, à pied, sans son cheval, épuisé au dernier degré, maculé et puant comme un vagabond, avec seulement la moitié d'un équipement guerrier alors qu'aucune guerre ne fait rage dans les parages. Autrement dit : dans un état qui ne peut que faire jaser. Inévitablement, il va être amené à fournir des explications. Et quelle explication va-t-il bien pouvoir donner ? Ça aussi, c'est un problème - et de taille.
Il est évidemment hors de question de dire la vérité. D'ailleurs, même s'il la disait, le croirait-on ? Et que va-t-il bien pouvoir raconter à la place ? Il n'en a même pas le début d'une idée. Rien d'autre qu'un vaste trou noir. Lui qui s'était rendu à Koerich tendu certes, mais encore relativement confiant de pouvoir régler son problème même s'il se doutait malgré tout que son adversaire ne lui rendrait pas la tâche facile, il s'est fourré dans un guêpier dont il se demande maintenant comment il va bien pouvoir se sortir.
Au moins à Lucilinburhuc, ceux qui l'ont vu quitter le château ne seront pas étonnés outre mesure. Ils mettront probablement son état et l'absence de Wanterglanz sur le compte d'une mauvaise rencontre avec un groupe de bandits de grands chemins, ils lui reprocheront certes son imprudence d'avoir voulu partir sans se faire accompagner, mais ils l'ont vu partir dûment armuré donc ils ne seront pas vraiment étonnés de son apparence. Pas autant en tout cas que le serait un aubergiste quelque part sur la route. Et vu les circonstances et l'ensemble de la situation, Siegfried ne meurt pas vraiment d'envie d'attirer l'attention.
Alors il choisit de faire un détour quand il voit se profiler les lumières accueillantes d'une auberge. Avec regret, certes, parce que dans l'état où il se trouve, elle lui fait réellement envie. Dehors, la nuit est tombée et en plus, il fait froid. Pour tout dire, il est à deux doigts de revenir sur ses propres objections et d'y aller quand même. Il pourrait toujours s'arranger pour payer l'aubergiste plus tard, l'argent ne lui pose plus aucun problème à présent. Mais la honte de son état et l'absence d'explications à fournir dessus sont plus forts que la faim, la soif, la douleur, la fatigue, la saleté et l'inconfort réunis, et non seulement il passe son chemin, mais il évite de marcher directement sur la large chaussée qu'il a rejointe et qui mène directement à la Petite Forteresse, même s'il en longe le tracé à travers la forêt. Il préfère ne pas faire de bruit sur les pavés avec ses bottes. Il préfère passer inaperçu.
Il continuera jusque Lucilinburhuc. Là, il aura tout le temps de dormir, de récupérer, de se faire choyer, de penser... Demain. Pour l'instant, il marche. Il marche, et il oublie. Ou tout au moins il évite de penser. Il se laisse hypnotiser par le rythme de ses mouvements.
Et puis voilà qu'il se met à pleuvoir. Il marche à l'abri des arbres, mais la pluie s'immisce entre les feuilles et ses bottes se couvrent de boue. Alors, par moments, sur les tronçons où l'on ne voit aucune habitation, à ces heures où l'on ne croise pas âme qui vive, il marche à découvert et laisse l'eau du ciel lui laver ce qu'elle peut atteindre de son corps, de ses vêtements et de son armure, à défaut de laver son âme et son honneur.
Musique : Supertramp - Take The Long Way Home
Crédit images : toutes les images publiées dans cette Creative Room sont mes créations personnelles assistées par IA sur Fotor.com, retouchées sur Microsoft Photos