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L'anniversaire

L'anniversaire

Published Mar 26, 2020 Updated Sep 28, 2020 Offbeat
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L'anniversaire

L’anniversaire

Blandine poussa un cri de douleur. Elle venait de se brûler en soulevant la cocotte du feu. Son mari, avachi dans le grand fauteuil en cuir, lui demanda sans grande conviction si c’était grave puis replongea aussitôt dans sa bande dessinée. Avec ses trois enfants dont l’aînée, Camille, n’avait encore que quinze ans, Blandine avait fort à faire. Elle entra dans la salle de séjour et hurla « À table ! »

— Dis, mais ça va ? Questionna à nouveau son mari, par convenance, tout en extrayant son regard de sa bande dessinée pour l’y replonger aussitôt.

— Oui ! Bon, je me suis brûlée, c’est tout ! répondit sèchement Blandine les mains chargées de la grosse cocotte. Pas de quoi en faire un drame.

— Maman, c’est quoi, c’est quoi ? demanda la « petite » Chloé toujours gourmande.

— Tu verras et tu me diras si c’est bon.

— C’est toujours bon c’que fait Maman ! Appuya Cédric, du haut de ses 12 ans, à l’adresse de sa petite sœur.

En ce début d’automne 1991, Montréal avait des couleurs magnifiques. Malgré la quantité incroyable de chantiers destinés à rénover la ville pour fêter en 1992 le trois cent cinquantième anniversaire de sa fondation, la ville commençait à vivre son été indien. On venait juste de terminer l’aménagement de l’ancienne caserne des pompiers, place d’Youville, en Musée d’histoire de Montréal, et le vieux port avait retrouvé son attrait d’antan au pied de la place Jacques Cartier. Les érables commençaient à rougir et la lumière devenait dorée, mettant en valeur la pierre rosée de la basilique Notre-Dame. Depuis la fenêtre de la salle de séjour, au septième étage de cet immeuble bourgeois, on pouvait admirer au loin le fleuve Saint-Laurent, gris acier, se prélasser dans son lit immensément large. D’ailleurs, tout était immense dans ce pays. Les rues, les gratte-ciels, les paysages, les forêts, les lacs. Tout. Le Canada était un monde totalement différent de l’Europe. Un monde XXL. Ces dimensions semblaient avoir influencé la pensée même des Canadiens, et leur point de vue sur les choses, sur la vie, le temps, était différent de celui des Européens. Il fallait parfois parcourir plusieurs centaines de kilomètres pour aller d’une ville à une autre et cela paraissait naturel. Alors qu’en France, dans certains départements du nord du pays, les villages se touchaient presque et un Paris-Bordeaux en voiture était encore, pour certains, une véritable expédition. Au contraire, il n’était pas rare, dans ce pays, de parcourir cinquante kilomètres sans rencontrer une seule maison. Et lorsque l’hiver long et froid pointait son nez, la neige était une simple habitude autour de laquelle la vie des Canadiens s’était organisée.

Le repas terminé et la table débarrassée, Blandine s’adressa à ses trois enfants.

— Les enfants ! Venez là ! Vous allez mettre un petit mot et signer la carte que j’ai achetée pour l’anniversaire de votre oncle Jacques de Paris, dit Blandine.

— Ouais, je peux aussi faire un dessin ? Questionna Cédric.

— Evidemment. Regarde, j’ai choisi une grande carte double pour que chacun puisse écrire. Allez, Chloé, tu commences ? Tiens, voilà un crayon.

— Oui mais qu’est-ce que j’écris ?

— Bon, si ton oncle était là, tu lui dirais quoi pour son anniversaire ?

— Heu… J’sais pas, heu… « Je te fais des gros bisous d’anniversaire », répondit Chloé en regardant sa mère d’un air dubitatif.

— C’est bien, ça. Ecris-le. Et toi Cédric tu lui fais un dessin, alors !

Tandis que Chloé s’appliquait à écrire en tirant la langue, Cédric, lui, commençait à s’impatienter. Puis Blandine passa la carte à son fils. Et enfin, ce fut le tour de Camille.

— Hé, Maman, tu as vu, Cédric a pris toute la place, dit Camille, grognon. Moi aussi je voulais faire un dessin…

— Pas de problème, ma chérie. Tiens voilà une feuille qu’on mettra à l’intérieur.

Camille se posa sur un coin de la table, un peu à part de ses frère et sœur et se mit à dessiner une jolie maison avec des personnages représentant sa famille, et plein de cœurs tout autour.

— Merci, les enfants. C’est très joli.

Le mari de Blandine leva un œil.

— Au fait, ça lui fait quel âge à ton frère, questionna son mari.

— Oh là là ! Heureusement qu’il ne t’entend pas, tu sais « l’âge » c’est le mot à éviter avec lui, répliqua Blandine. Ben oui, il a un truc là-dessus. De toute façon tu sais bien qu’il a trois ans de moins que moi, donc il va avoir trente-sept ans.

— Et… toujours pas marié, je suppose ? reprit son mari, interrogatif avec un brin d’ironie dans la voix.

— Hé ben non ! grogna Blandine, sur un ton acerbe. Toujours pas ! Je me demande d’ailleurs s’il se mariera un jour, ou s’il aura une famille. Il est tellement timide et timoré, et il veut toujours que tout soit parfait et puis… il a des idées fixes sur l’amour et puis…

Blandine commençait à s’énerver des commentaires de son mari. Elle détestait que l’on aborde ce sujet surtout sur le ton de la moquerie car elle adorait son frère. Certainement beaucoup plus que son mari qu’elle avait épousé bien plus pour s’éloigner de ses parents que par réel amour. En fait, son frère cadet était son seul véritable grand amour. Bien sûr, elle le trouvait stupide devant les choses de l’amour justement – en raison de leur complicité, et d’après les lettres qu’il lui écrivait, elle connaissait par cœur sa vie sentimentale, ses essais, ses déceptions, ses expériences ratées – mais, d’un autre côté, elle l’admirait tellement ! Et c’était un être si sensible, pensait-elle. Un artiste, un vrai. Quand il souffrait, elle souffrait avec lui. Quand il rayonnait de joie, elle rayonnait aussi. Il y avait une espèce de fil invisible tendu entre eux. Et elle savait qu’il devait souffrir de ne pas avoir de vie de couple telle qu’il le souhaitait. La dernière fois qu’ils s’étaient rencontrés, c’était à l’enterrement de leur mère à Lyon, deux ans et demi auparavant. Jacques avait eu du mal à accuser le coup. Il avait beaucoup souffert de cette perte brutale, d’autant qu’habitant à Paris, il n’avait pas vu sa mère depuis plusieurs mois avant d’apprendre la terrible nouvelle. Et depuis, il se raccrochait à sa sœur et lui écrivait souvent. Tout au long de ces lettres, il lui avait raconté sa souffrance, sa solitude et son obsession du temps.

Pourtant Blandine avait tout fait pour l’aider à l’époque. Cela faisait bien une quinzaine d’années. Avant de se marier et de partir pour le Canada suivre son mari qui avait décroché un poste dans une compagnie aérienne, elle n’avait cessé de jouer l’entremetteuse pour son frère  en organisant des rencontres « au hasard » entre Jacques et certaines de ses amies de la fac. Mais cela n’avait jamais abouti à une véritable liaison. Jacques semblait rester accroché à une lointaine fêlure, alors qu’il avait une vingtaine d’années et qu’il avait été amoureux fou d’une certaine Marie-Madeleine. Elle était pianiste et Jacques jouait du violoncelle. Tous deux travaillaient une sonate de Brahms que leur avait choisi leur professeur de musique de chambre. Mais cela s’était mal fini et, apparemment, Jacques en avait souffert. Une fois pourtant, Blandine avait cru que ça « marcherait ».

Elle s’appelait Malika, était vive comme le feu, petite et belle comme une poupée avec une grande chevelure bouclée comme l’ont les femmes berbères, des yeux chocolat renforcés par le kohl. Jacques et Malika s’étaient rencontrés chez Blandine, dans le petit studio qu’elle louait pour être plus près de la Fac. Cela avait commencé par des jeux, comme deux enfants. Jacques était assis sur le canapé et Malika lui tapait sur les mains en riant aux éclats et en balayant de sa chevelure sauvage le visage de Jacques dans une attitude évidente de séduction. Puis Jacques avait attrapé son bras tout en l’approchant. Malika s’était laissé faire et tous deux avaient fondu dans un long baiser amoureux. Blandine était contente d’avoir enfin cassé la mélancolie de son frère. L’aventure dura quelques semaines. Jacques n’avait pas voulu faire l’amour avec Malika avant d’être sûr que leur relation fût solide. En fait, la vérité est qu’il n’avait pas osé. C’est ce qu’apprit Blandine par la suite. Alors que Malika, au contraire, ne s’embarrassait pas de tant de contraintes. C’était une fille qui avait déjà vécu de nombreuses aventures et qui était très libérée du côté de l’amour. Elle finit par se lasser de simples baisers, fussent-ils passionnés, et l’expérience échoua donc.

Blandine aurait voulu éduquer son frère dans l’amour. D’ailleurs, lorsqu’elle avait dix-sept ans, et déjà très expérimentée pour son âge, ne l’avait-elle pas entraîné deux ou trois fois dans de longs baisers amoureux, sous prétexte qu’il fallait absolument qu’il apprenne à embrasser ! Aujourd’hui, Blandine souffrait un peu de l’éloignement de son frère qu’elle savait toujours fragile et qu’elle cherchait à protéger.

Blandine avait acheté pour son anniversaire l’intégrale des quintettes de Mozart. Elle connaissait tellement ses goûts qu’elle ne se trompait jamais. Jacques était toujours ravi de ses choix. Une fois de plus, passionné de musique et, particulièrement de Mozart dont on célébrait cette année-là le 200ième anniversaire de sa mort, il ne serait pas déçu. Rapidement, Blandine emballa le cadeau, y glissa la grande carte d’anniversaire signée par les enfants, passa un coup de chiffon sur la table, donna quelques consignes à l’aînée, puis elle prit le paquet et s’apprêta à sortir en direction de la poste.

— Maman, tu vas où ? demanda la petite Chloé.

— A la Poste, ma chérie, je vais envoyer le cadeau d’anniversaire pour Tonton Jacques. Il faut que je me dépêche car la Poste ferme à 4h le samedi. Mais je reviens de suite mon amour, j’en ai pour dix minutes, répondit Blandine. Et si tu as besoin de quelque chose, demande à ta grande sœur Camille. Au fait, il y a des glaces dans le congélateur si tu veux.

— Oh oui ! Oui ! Je veux une glace. Camille, tu me donnes une glace ?

— Une seule, Chloé, d’accord ? Insista Blandine. Et tu la manges lentement sinon tu vas encore avoir mal au ventre comme la dernière fois.

— Je sais, je sais, bouda Chloé.

— Bon, j’emmène Cédric avec moi. Cédric, tu viens mettre ton manteau s’il te plaît !

Blandine enfila sa doudoune, mit son bonnet, tendit une écharpe à son fils (« mais j’ai pas froid ! ») en essayant de le convaincre qu’il fallait se couvrir à cause des coups de vent déjà froids de l’automne, puis tous deux sortirent.

Gérard, le mari de Blandine avait rejoint son fauteuil favori et s’était plongé, cette fois, dans des mots croisés. Il ne vit même pas sa femme sortir. Il leva juste un peu la tête, suite au léger claquement de la porte, regarda alentour au-dessus de ses lunettes, aperçut sa fille aînée et lui dit :

— Camille, tu me fais un café ?

 

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