La Dame du Petit Bé
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La Dame du Petit Bé
Cette nouvelle, une fiction historique, a été publiée en format papier dans mon recueil de nouvelles "Sur les ailes du papillon", Editions du Net, ainsi qu'en e-book Kindle sur Amazon.
D’énormes vagues se fracassaient sur le rocher comme autant de coups de bélier, érodant à chaque assaut quelques morceaux de granit, projetant dans les airs des nuages d’écume, tout cela dans un vacarme assourdissant. Cela faisait déjà plus d’une heure que la tempête se déchaînait sans faiblir sur le Petit Bé, le plus avancé de ces trois ilots plantés dans la mer à un jet de pierre de Saint-Malo. Quentin avait un peu peur. Pourtant, il connaissait bien les hautes marées d’équinoxe et les coups de colère de la mer lorsqu’elle se brisait au pied des remparts de la ville, projetant en l’air de hautes gerbes d’eau retombant sur le chemin de ronde. Mais cette fois-ci, Quentin tremblait de tout son corps devant l’incroyable violence de l’océan due à une tempête aussi violente qu’inattendue. Il avait échappé à la surveillance de son tuteur, un oncle par alliance qu’il détestait depuis tout petit : depuis qu’il s’était retrouvé orphelin à l’âge de cinq ans. Agé aujourd’hui de quatorze ans, il s’était aventuré à pied sec, à marée basse, sur le sentier pavé menant au Grand Bé puis au Petit Bé. Cela lui avait semblé aussi facile que d’autres fois et, bien que la marée fût montante au moment où il avait emprunté le gué, Quentin avait pensé qu’il lui suffirait d’attendre que la marée redescende pour regagner la côte. L’idée de passer une nuit sur ce rocher, même pour la première fois, ne lui avait pas paru si extravagante car il était assez aguerri et avait déjà couché à la belle étoile bien souvent en d’autres lieux. Bien sûr, chaque fois qu’il était revenu à la maison au petit matin, c’étaient des coups de lanière qui l’avaient attendu, lui mordant la chair du dos, malgré les supplications de sa tante. Mais Quentin n’en avait cure. Il savait qu’un jour, cet oncle violent et méprisant finirait bien par se noyer au retour d’une de ses beuveries, qu’il tomberait dans la mer, laquelle engloutirait son corps loin de la grève, ou bien qu’une vague plus haute le happerait et l’emporterait une fois pour toutes… Il en était certain car, pour lui, méchanceté et violence ne pouvaient perdurer éternellement.
Rapidement, la surface de l’île se réduisait. Les grandes strates de granit obliques, semblant sortir du sol comme autant d’étraves de bateau, opposaient leur dureté au martèlement des vagues et, lorsque les masses d’eau projetées en l’air retombaient lourdement dans le creux des failles, cela provoquait courants et tourbillons impressionnants. Quentin s’était réfugié tout au sommet de l’île dans un creux au cœur d’une ruine de pierre dont on disait, à Saint-Malo, qu’il s’agissait des restes d’une ancienne chapelle moyenâgeuse. Deux petits murets de quelques deux pieds de hauteur et formant un angle le protégeaient des assauts du vent et des vagues. Depuis son refuge, il pouvait apercevoir, à travers les embruns, les remparts de Saint-Malo se dessiner sous les derniers rayons du soleil entrecoupés de zones sombres au gré du défilement rapide des nuages.
La nuit approchait. On était fin septembre et les jours devenaient plus courts. Quentin devrait passer la nuit sur ce rocher car la marée d’équinoxe était encore haute. Par précaution, il avait emmené dans son baluchon la grosse couverture de laine épaisse qui ne le quittait presque jamais : un cadeau des « bretons », comme il les appelait, la famille Kergoulec’h qu’il aimait bien, et qu’il aidait souvent, pour un liard ou deux, à garder leurs moutons paître sur la lande près de la Rance. Quentin posa son baluchon, en sortit la couverture, s’emmitoufla et se cala bien contre les pierres sèches du muret. Se sentant en sécurité, il commença à sommeiller doucement.
Lorsque le jour pointa derrière les remparts, Quentin était plongé dans un rêve bizarre. Dans ce rêve, une femme semblait s’adresser à lui dans une langue qu’il ne connaissait pas. Son visage très beau paraissait à la fois diaphane et lumineux et il en émanait une grande douceur. Tout cela se mélangeait avec des images de pierres, de tempête, de bateaux, d’hommes parlant haut et fort, de chevaux enveloppés de bruits confus. Il se réveilla soudain, la pensée encore tout embrumée de ce rêve tenace. Au point qu’il dut attendre cinq bonnes minutes avant de reconnaître les lieux et de retrouver l’intégralité de ses esprits. En s’asseyant, il ressentit une douleur violente poindre dans le côté droit de son dos. Il se rendit compte alors que ce devait être sa position à demi couchée sur un des blocs de la ruine qui avait dû être la cause de ce mal. Une espèce de colère lui vint et, rassemblant toutes ses forces, il souleva la grosse pierre et la jeta à quelques pas. C’est alors que se produisit un phénomène inattendu. La pierre d’une vingtaine de livres s’écrasa sur le sol puis… disparut. Quentin s’approcha. Un trou d’une coudée de large s’était formé et la pierre était tombée dans une cavité insoupçonnée. Il chercha alentour une pierre acérée et se mit en devoir d’agrandir le trou pour essayer de voir à l’intérieur. Il racla, tapa de toutes ses forces. Peu à peu il parvint à desceller un bloc adjacent jusqu’à obtenir un trou suffisamment large pour se pencher à l’intérieur. Le jour étant encore faible dans l’attente du lever du soleil, il ne put voir qu’un noir profond. De toute façon le haut de son corps occultait les trois quarts du méat et la faible lumière diurne ne pouvait guère y pénétrer. Il prit alors la bougie et le briquet à silex qu’il avait toujours dans son balluchon et, après quelques gerbes d’étincelles sur l’étoupe, l’alluma. Puis, à bout de bras, il la présenta dans l’orifice. La cavité devait être assez profonde car rien n’accrochait la faible lumière. Il eut alors l’idée de descendre de son abri pour rejoindre les bords de l’île et se procurer quelques algues aux longs filaments, encore humides des vagues de la veille pour être suffisamment souples. Il remonta la pente jusqu’au trou et attacha la bougie qu’il fit descendre lentement dans le noir. Il put ainsi se rendre compte que le fond était assez proche. Il estima la profondeur de la cavité à un peu plus que la hauteur de son corps. Quentin alla chercher à nouveau une poignée de ces longues algues et les tressa de façon à constituer un lien suffisamment solide pour supporter son poids. Il attacha un bout de la tresse à un gros bloc de granit et se laissa glisser à l’intérieur du trou. Dès que ses pieds touchèrent le sol il explora du regard la cavité légèrement éclairée par la flamme de la bougie. C’était une pièce vide, carrée, aux murs nus, avec au centre un monticule de pierres sur lequel ses pieds avaient atterri, sans doute le résultat d’un ancien éboulement. Dans l’angle droit, son regard fut attiré par une embrasure à demi occultée par un éboulis. Il s’approcha, déblaya quelques gravats et se glissa de l’autre côté. Une vaste pièce rectangulaire voûtée en plein cintre s’offrait alors à son regard d’adolescent. Quentin était fasciné par la beauté architecturale du lieu. Il y avait des niches vides sur chaque mur entre des demi-colonnes supportant les arcs du plafond. Le haut des colonnes possédait un chapiteau sculpté de feuilles magnifiquement découpées. Au fond, en avançant sur la gauche, un reflet attira l’œil de Quentin. Une merveilleuse statue de vierge à l’enfant en bois doré – sans doute très ancienne - le regardait. Elle devait mesurer la moitié de sa taille. C’était exactement l’image dont il avait rêvé : ce sourire angélique si doux, ce regard tendre et cette impression d’amour et de beauté qui émanait de la sculpture. Avec le vacillement de la flamme de la bougie qui faisait danser les ombres, il aurait cru qu’elle était vivante. Quentin n’était pas particulièrement dévot mais cette beauté et surtout ce regard l’avaient rempli de sérénité. Il s’approcha et toucha timidement la sculpture. Aussitôt, une sorte de paix intérieure l’emplit. C’était une émotion qu’il n’avait jamais ressentie auparavant. Puis il revint sur ses pas, se saisit de la corde improvisée et se hissa à l’extérieur tout ému de sa découverte.
Le soleil était maintenant levé et l’on entendait, presque lointain, le clapotis des vagues à marée basse. Tendant l’oreille, il lui sembla percevoir un brouhaha de voix d’hommes. Craintif comme à son habitude, il se baissa derrière un petit muret de pierres sèches d’où il pouvait observer le sentier, désormais découvert, qui rejoignait le Grand Bé tout proche puis la plage de Bon-Secours au pied des remparts de Saint-Malo. Trois hommes s’approchèrent et se mirent à escalader le rocher. Quentin ne pouvait plus se cacher désormais et il se leva. Le plus proche des hommes le salua.
— Le bonjour jeune homme. Que fais-tu là tout seul sur ce récif ?
— Bonjour Messieurs, répondit Quentin.
L’homme, d’une cinquantaine d’années, tendit la main au deuxième plus âgé pour l’aider à mettre pied sur le plat du sommet tandis que le troisième, de taille immense, chargé comme une mule de tas d’instruments et de cordages, escaladait les dernières côtes de granit. Se tournant vers Saint-Malo, le premier homme embrassa du geste le vaste panorama.
— Hé bien, Monsieur de Vauban, que pensez-vous de ces postes avancés ? L’idée de Monsieur de Tourville à notre Roi n’est-elle pas une bonne idée ? Voilà de quoi protéger au mieux Saint-Malo de ces brigands d’Anglais et de Hollandais. Trois ilots, trois postes avancés, trois manières d’impressionner nos ennemis. Puis, se tournant vers Quentin : Hé, mon garçon, comment t’appelles-tu ? Viens que je te présente mes compagnons.
Quentin s’approcha.
— Je m’appelle Quentin. Je suis orphelin et habite chez ma tante. Je viens souvent ici et j’y ai passé la nuit.
— Hé bien, tu ne manques pas de courage, Petit, avec la tempête qui faisait rage hier soir ! Voici le marquis de Vauban, celui qui met notre royaume hors de portée de tous les ennemis grâce à ses ingénieuses fortifications. Et voici Jacques de Mestre, notre métreur. Quant à moi, je m’appelle Siméon Garangeau et suis ingénieur militaire et fier d’avoir été nommé par Monsieur de Vauban pour m’occuper de la fortification de Saint-Malo.
— Comment cela, « fortification de Saint-Malo » ? Répondit Quentin. Il y a déjà les remparts qui existent depuis… une éternité et qui mettent la ville bien à l’abri.
— Mon cher enfant, il y a des choses que tu dois savoir. Il s’agit d’une décision de notre Roi Soleil qui date déjà de… trois ans : renforcer les défenses de Saint-Malo. La grande bataille que s’est livré Tourville au cap Bréveziers contre la ligue Anglo-hollandaise en juillet dernier a précipité les choses. Même s’il l’a gagnée de haute lutte, cela nous a fait prendre conscience de la puissance navale de l’ennemi qui doit remâcher sa vengeance. Il faut agir vite maintenant. Nous sommes en l’an de grâce 1690 et le Roi veut que tout soit terminé dans les quatre ans. Or, comme cette île est la plus avancée en mer, nous allons commencer ici.
— Mais… Ce n’est pas possible. Vous ne pouvez pas construire ici. C’est que… Il y a … bafouilla Quentin.
— Il y a quoi ? Tu as l’air bien troublé mon garçon, questionna Garangeau. Ces ilots ne sont que des rochers déserts. A part quelques vestiges d’une ruine dont nous a parlé le Préfet.
— Oui mais, il y a… Il y a… La Dame… La Dame du Petit Bé.
— La Dame du Petit Bé, dis-tu ? Qui est-ce ? La propriétaire de l’île ? Pourtant le Préfet ne nous a jamais parlé de cela. Il nous a au contraire assuré d’aucune sorte de propriété privée.
— Non. Enfin… Ce n’est pas ce que vous pensez. C’est… Ma Dame à moi.
— « Ta Dame » ? Que veux-tu dire ?
— Oh ! C’est un secret. Enfin, c’est quelque chose que j’ai découvert sur cette île, répondit Quentin.
— Bon. Je ne veux pas trahir ton secret, Quentin. Mais je ne vois pas âme qui vive ici. Ta « Dame » ne serait-elle pas le fruit de ton imagination ? Une jeune fille dont tu es amoureux, peut-être ?
Pendant ce temps, Monsieur de Vauban et le métreur avaient commencé à inspecter les lieux et s’étaient éloignés de Siméon et Quentin. Siméon Garangeau se pencha légèrement et chuchota à l’oreille de Quentin.
— Tu sais, mon enfant, tu peux me dire tout bas ce qui te tracasse. Nous sommes seuls maintenant.
Quentin ne répondit pas. Pourtant, il savait bien qu’il ne pourrait garder ce secret bien longtemps si des hommes venaient à construire un bastion sur cette île. Aussi prit-il la main de Siméon et le guida jusqu’à l’endroit où il avait fait cette fabuleuse découverte. Siméon, dont la curiosité était à son comble, avait suivi Quentin dans le trou après l’avoir élargi, puis dans la salle voutée où se situait la merveilleuse statue dorée. Siméon, qui était très croyant, s’agenouilla devant la vierge au regard tendre, fasciné à la fois par la beauté de la sculpture et par l’incongruité du lieu. Puis, se relevant, il s’adressa à Quentin.
— Je comprends ton émoi, fiston. Fais-moi confiance. Il n’arrivera rien à ta Dame du Petit Bé. Je t’en fais le serment. C’est moi qui suis chargé des travaux. Vauban va nous faire les plans et, à partir de là, je verrai ce que l’on peut faire. Pour l’instant, il s’agit de reboucher bien vite tout cela car personne d’autre ne doit savoir.
Après être sorti du trou, Siméon Garangeau rassembla des pierres assez larges pour couvrir l’orifice afin qu’il devienne indiscernable. On apercevait au loin Vauban et son assistant faisant de grands gestes face à la mer.
Garangeau et Vauban occupaient un petit appartement dans Saint-Malo qui leur avait été attribué pour leur travail de planification. Leur assistant logeait chez l’habitant. Siméon avait invité Quentin à venir suivre jour après jour les évolutions des tracés que Vauban dessinait sur d’immenses cartes, reportant méticuleusement toutes les cotes que lui rapportait le métreur. Il s’était pris d’affection pour ce garçon qu’il trouvait particulièrement intelligent et débrouillard.
Le travail préparatoire dura cinq semaines. Puis Vauban partit pour dessiner de nouvelles fortifications. C’était à Garangeau maintenant de trouver les hommes, les matériaux, de constituer les équipes, d’organiser le transport des pierres taillées, etc. Il s’adressa à Quentin :
— Peux-tu me passer le rouleau, là-bas, s’il te plait ?
Quentin s’exécuta en se penchant de tout son long sur la grande table de travail, découvrant une partie de son dos.
— Qu’est ceci ? Demanda Garangeau en voyant les traces de lanière sur le dos de Quentin.
— Oh, rien. Ce n’est rien. Mon oncle…
Siméon n’insista pas. Il se mit à réfléchir.
— Veux-tu être mon assistant ? Demanda Siméon à Quentin.
— Oh oui, Maitre ! J’en serais si heureux. Tout cela me passionne tant.
— Eh bien, il va falloir que tu surveilles le début des travaux pendant que je retourne à Brest chercher ma fille Isabelle qui doit bien s’ennuyer de moi. C’est une affaire de quelques jours. Et puis je te parlerai de mon idée concernant notre secret.
Quentin était fier. Durant les quelques jours d’absence de Garangeau, il se démena et organisa les convois d’acheminement des pierres taillées sur le Petit Bé. Quelques jours passèrent puis Siméon, de retour de Brest, arriva en fin d’après-midi. Après avoir installé sa fille dans l’appartement, il alla directement au Petit Bé, conduit dans une barque de pêcheur par un marin de Saint-Malo car la marée était encore haute. Il voyait les bras de Quentin s’agiter et les hommes décharger les blocs taillés des chariots, en attendant de pouvoir reprendre le gué. Dès que Siméon eût posé le pied sur l’île, il escalada les quelques marches qui avaient été pratiquées pour faciliter le portage et ouvrit ses bras en direction de Quentin. Il le serra contre sa poitrine comme un fils.
— Durant ce voyage, j’ai bien étudié la question qui nous occupe et j’ai modifié quelque peu les plans de Vauban. Voilà mon idée : par rapport aux plans, l’emplacement de ta Dame se situe tout près de l’entrée du futur fort. Regarde, là, tu vois ! Je serais d’avis de laisser la Sainte où elle est mais d’en aménager le lieu de sorte que l’on puisse y accéder par un escalier. On mettra une porte ici dont tu auras seul la clé. Tu pourras ainsi rencontrer la Dame du Petit Bé quand tu veux.
— Je suis d’accord avec vous, Maître. Elle est là depuis si longtemps. Il ne faut pas la déranger.
Après avoir donné quelques ordres aux ouvriers, Quentin et Siméon prirent place dans la barque et rejoignirent le port de Saint-Malo. Puis ils arpentèrent les ruelles jusqu’à l’appartement de Siméon. En poussant la porte, Siméon s’adressa à Quentin.
— Je te présente ma fille Isabelle. Et voici Quentin, mon assistant.
Quentin ne répondit rien. Il restait là, fasciné par la beauté de la jeune fille et, surtout, par son regard si semblable à celui de la vierge du Petit Bé. Les mêmes yeux, le même sourire aussi. D’ailleurs, c’est sans doute cette ressemblance troublante avec sa fille qui avait tant ému Siméon Garangeau la première fois qu’il avait vu la sculpture en bois doré, dans la crypte au sommet de l’île. La jeune fille regardait Quentin avec douceur. Après une ou deux minutes de silence, elle s’adressa à son père et à Quentin.
— Si nous allions saluer cette Sainte ? Je veux vraiment la voir.
— Monsieur ! C’était notre secret à tous deux. Comment votre fille est-elle au courant ? s’exclama Quentin.
— Pardonne-moi Quentin. Pardonne-moi. Tu sais, lorsque j’ai vu la statue pour la première fois, j’ai cru revoir ma pauvre femme morte il y a longtemps. C’était le même regard, tu comprends, le même sourire, et ce sont aussi les mêmes que ceux d’Isabelle. « Pourquoi me regardes-tu comme ça, Père » me dit-elle, lorsque je la revis dans ma maison de Brest. Je n’ai pas voulu lui mentir et n’ai pu résister à lui raconter toute l’histoire.
— Je comprends. Je ne vous en veux pas. Hé bien, ce sera notre secret à tous trois.
Tout se passa comme Siméon l’avait prévu. Quentin avait été nommé officiellement Ingénieur en second dans l’équipe de Garangeau. La crypte avait été remise en état et seule une porte dont Quentin possédait la clé, permettait l’accès à la salle où trônait dans une niche restaurée la merveilleuse statue de la Dame du Petit Bé. Cinq années avaient passé depuis la rencontre. Le premier fort de défense de Saint-Malo était achevé : un magnifique bâtiment à trois niveaux, une cour encerclée de créneaux où dix-neuf canons et deux mortiers pouvaient y prendre place, une enceinte infranchissable. Les travaux pour le fort Royal de l’Islet et le fort Harbour, loin en mer, étaient déjà commencés. Siméon et Quentin formaient une équipe soudée et heureuse.
En ce jour de mai 1695, par grand soleil, les cloches de la cathédrale Saint-Vincent retentirent enfin. La foule impatiente s’était massée sur les escaliers du parvis et se réjouissait de l’évènement. Tous avaient les yeux fixés sur l’entrée de la cathédrale. Lorsque les lourdes portes furent ouvertes à deux battants, on put voir, éclaboussés de lumière, Quentin et Isabelle sortir, main dans la main, sous une pluie de pétales de fleurs. Derrière, tête baissée, Siméon Garangeau pleurait dans ses mains. Mais c’étaient des larmes de joie.