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Le peigne en écaille de tortue

Le peigne en écaille de tortue

Published Oct 6, 2020 Updated Oct 6, 2020 Culture
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Le peigne en écaille de tortue

Cette nouvelle a été publiée dans le recueil "Le Monde sucré de Kersti", aux éditions Yvelinédition.

« … entendre murmurer les sources du paradis ». Je repensais à ce bout de phrase que je venais de lire dans le grand livre des Voyages de Marco Polo, le fameux « Livre des Merveilles du Monde », que mes parents m’avaient prêté et qui me faisait tant rêver. A vrai dire je ne comprenais pas tout le sens de cette phrase mais ma fascination pour les sources m’avait accroché à ces mots poétiques.

J’avais alors onze ans et demi, l’été mille neuf cent cinquante sept. Je venais de terminer ma sieste (Maman y tenait absolument !) et attendais mes sœurs et les autres enfants tout en rêvassant, les coudes appuyés sur la rambarde de la terrasse de l’hôtel. Comme chaque jour, je passais beaucoup de temps à la piscine avec mes deux sœurs et la petite bande de copains. Toute cette matinée, j’avais fait tant de plongeons et de longueurs de bassin que mon corps était las. De plus je n’avais presque rien mangé au repas de midi. Était-ce la chaleur, la fatigue ? Ou bien ce riz au safran que je détestais et qui m’avait coupé l’appétit. Il était bientôt seize heures et j’étais peu enthousiaste à l’idée d’aller à nouveau à la piscine. J’aurais préféré aller soit à la Durance, soit recueillir l’argile pour fabriquer des poteries, soit encore me promener dans les collines odorantes.

Chaque année, aux vacances, avec les enfants des autres familles hébergées à  l’Hôtel des Tilleuls, nous nous retrouvions et formions une joyeuse petite bande de sept ou huit individus âgés de neuf à dix-sept ans. Le village provençal où nous passions nos vacances bénéficiait d’un parc de loisirs et sportif hors normes pour l’époque et, de plus, mis gratuitement à la disposition de ses habitants et des estivants.

On était en juillet et la chaleur, à cette heure du jour, était étouffante malgré l’ombre prodiguée par les tilleuls et les marronniers de la terrasse. La plupart du temps, pour aller à la piscine, nous passions sous les voûtes fraîches des lavoirs où jaillissait de quatre gros tuyaux l’eau glacée des sources captées dans les collines, puis nous longions les terrains de boules abrités du soleil par de larges platanes, puis le terrain de football, jusqu’aux immenses peupliers à l’ombre légère bordant la piste du vélodrome.

Mais, cet après-midi-là, j’avais plutôt envie de me reposer. Je rêvais de ces pays merveilleux dont parlait Marco Polo, la tête appuyée sur ma main gauche. Un bruit de pas sur le gravier me fit me retourner. Mes parents arrivaient derrière moi et s’apprêtaient à descendre les quelques marches qui desservaient le parking de l’hôtel en contrebas. Ma mère vint me faire une bise et m’informa qu’ils allaient faire une ballade en voiture. Elle ajouta :

— Et si vous allez à la piscine, fais bien attention à ta petite sœur. Et reste avec les autres !

— Oui, Maman ! Je sais ! Répondis-je, un peu excédé.

Mes parents savaient qu’il n’y avait pas grand risque à nous laisser libres d’organiser nos activités. Outre la fameuse piscine, la nature sauvage du lieu nous prodiguait bien d’autres occasions de nous occuper.

Parfois, avec toute la bande, nous remontions le torrent qui coulait au pied de l’hôtel, le long de la route des « Ouches », jusqu’à sa source située à deux kilomètres au nord et où l’eau suintait d’entre des plaques d’argile recouvertes de milliers de roseaux. J’étais toujours curieux de voir l’eau sourdre de terre, venant d’on ne sait où. Là, les « grands » allumaient un feu avec quelques branches sèches de fenouil ou des roseaux morts et fabriquaient une sorte de four avec de grosses pierres disposées en « U » et une plaque de tôle ramassée alentour. Chacun collectait l’argile et façonnait quantité d’objets qui étaient ensuite cuits sur le feu. Jeannette, ma sœur aînée, était certainement la plus douée. Elle parvenait à fabriquer de minuscules cruches, cendriers et bols décorés de fins boudins d’argile tressés. Le soir, chacun ramenait à l’hôtel ses créations bien cuites, et, sur les tables de la terrasse, commençait la séance de peinture.

D’autres fois, les « grands » de la troupe décidaient d’aller à la Durance. Nous partions alors tôt le matin et emportions des sandwiches gentiment préparés par le patron de l’hôtel. Il fallait marcher environ quatre kilomètres pour retrouver le lit changeant et imprévisible de la rivière. La route passait le long du parc de loisirs, puis sous la Nationale, le long de la Gare, longeait ensuite l’usine hydroélectrique et courrait, toute droite, vers la Durance. C’était pour moi l’occasion de passer devant la maison de notre enfance et de me remémorer le jardin aux topinambours géants, l’escalier de chêne ciré – que j’avais une fois débaroulé sur la tête, le poulailler où un jour, une immense couleuvre trop gourmande, après avoir volé un œuf, s’était coincé la tête dans un maillon du grillage. Puis le goudron cédait la place à la terre battue où quelques herbes sèches tentaient de survivre au milieu. Les bords étaient peuplés de coquelicots, ciguës et fenouils sauvages. Après avoir traversé une zone sableuse plantée d’arbustes aux feuilles argentées, on atteignait les bancs de cailloux. Nous étions tous équipés de sandales en plastique souple transparent que les parents appelaient « chaussures de Durance ». C’était la seule façon de marcher sur les galets sans s’abîmer les pieds. Les plaisirs étaient variés : nager à contre courant dans les tourbillons impressionnants du flot, faire des concours de ricochet avec les millions de galets plats. Il y avait aussi, sur l’autre rive, de hauts rochers calcaires au pied desquels la Durance avait creusé de grandes « marmites » remplies d’eau verte et transparente, où l’on pouvait plonger. Malgré le manque d’ombre et la réverbération de ces immenses plages de galets blancs qui augmentait la chaleur du lieu, j’observais les résurgences de l’eau jaillissant d’entre les cailloux de certains bancs pierreux, même bien loin du lit de la rivière.

Il y avait, en arrière du village, deux collines très différentes. Celle sur laquelle le village était adossé était faite de moraines caillouteuses, à la terre rouge et poudreuse, où pins, cades et chênes verts avaient peine à s’épanouir. En revanche ce type de terrain convenait bien aux thym, romarin, lavandes sauvages, et myrtes. J’aimais particulièrement cette colline car elle était suffisamment rocailleuse pour m’adonner à un peu d’escalade et on y trouvait de nombreuses sources au creux d’anfractuosités rocheuses. L’eau y était toujours fraîche et agréable à boire. J’aimais aussi observer le ballet incessant des abeilles venant s’y abreuver.

A l’inverse, l’autre colline était beaucoup plus argileuse et couverte d’une sombre forêt de pins, au sol tapissé d’aiguilles. C’était le royaume des cigales. Cependant, depuis que j’y avais rencontré une ou deux fois ces énormes lézards verts appelés « tarasques », qui bondissent d’un buisson à l’autre et vous glacent d’effroi, j’avais un peu peur de m’y aventurer seul.

Alors que je regardais s’éloigner la voiture de mes parents le long de la rampe d’accès au parking, rêvant de « ma » colline, je vis arriver une superbe « Traction » rutilante de chromes et aux pneus « flancs blancs » immatriculée dans les Bouches du Rhône. Dans un chuintement léger, la voiture parvint sur le plan du parking et s’immobilisa. Je trouvais cette voiture splendide. Les portières s’ouvrirent et je vis descendre en premier une belle femme habillée de soie et de bijoux éclatants. Son mari sortit ensuite et le couple ouvrit les portières arrière à leurs enfants : un jeune garçon et une petite fille. La famille grimpa les quelques marches accédant à la terrasse de l’hôtel. Je les regardais au travers des lauriers roses avec admiration. « Des gens riches » pensais-je. Lorsque la petite fille eut atteint le haut de l’escalier je fus littéralement fasciné par sa beauté. Elle avait une chevelure brune aux longues mèches bouclées qui lui tombait jusqu’en dessous des fesses. L’ovale de son visage était parfait et ressemblait à ces peintures italiennes que j’avais vues en cachette dans les beaux livres d’art de mes parents. A cet instant même je tombai amoureux fou de cette petite fille.

— Bonjour, mon grand ! Sais-tu où est Monsieur Sylvan ? me demanda la « Dame de Marseille », d’un ton  très direct et déterminé.

— Je… Je crois qu’il est dans la cuisine, répondis-je, rouge de timidité

— Merci ! Dis-moi, comment t’appelles-tu ?

— Euh! … Jérôme, Madame.

— Et bien, mon petit Jérôme, veux-tu bien aller chercher Monsieur Sylvan, tu es gentil.

Cette femme avait une autorité incroyable, mais sans agressivité. Je m’imaginais qu’elle devait avoir l’habitude de gouverner des domestiques. D’un côté, j’étais fier de jouer un rôle pour cette femme dont j’admirais la tenue luxueuse, mais intimidé, d'un autre. Sans attendre, je courus chercher le patron de l’hôtel qui sortit du bâtiment en écartant le rideau de perles de buis – j’adorais la « musique » de ce type de rideau – pour venir saluer la famille et leur montrer leurs chambres.

La petite fille (je sus par la suite qu’elle avait dix ans) portait une jupe de tarlatane blanche avec un haut rouge très léger. Elle serrait dans ses bras un gros « poupon » en celluloïd. Le vent faisait voler quelques mèches dans son dos. Elle était chaussée de tennis bleu et blanc, avec des lacets blancs impeccables. Elle portait également de fines socquettes blanches. Je la regardais, de dos, marcher derrière ses parents sur le gravier moelleux de la terrasse qui émettait un crissement bien particulier et lui conférait une sorte de dandinement. Ses jambes d’enfant étaient marquées à la pliure du genou, et je trouvais cela tellement joli. Soudain je tressaillis.

— Alors, toujours en train de rêver ? Interpella ma grande sœur. Tu es encore amoureux, je parie ! Allez, on y va, les enfants !

— Hou, l’amoureu-eux ! Hou, l’amoureu-eux ! Reprirent en chœur ma petite sœur et les grands « godelureaux » de la bande.

Je me sentais un peu honteux et ne répondis rien à leurs sarcasmes. Puis nous partîmes, hélas ! en direction de la piscine. En chemin, je n’arrêtais pas de penser à elle, Elle, ELLE ! Je crois bien que son image d’ange ne me quitta pas une seconde tout l’après-midi.

Nous revînmes vers dix huit heures, fatigués et affamés. Tandis que les autres s’affalaient sur des chaises, je cherchai du regard l’élue de mon cœur. Elle était installée avec son frère et ses parents autour d’une table, devant un verre. Elle aspirait précautionneusement à l’aide d’une paille un sirop de grenadine. Je la voyais de profil et j’admirais ses beaux cheveux qui flottaient et son air sérieux. Sa mère m’aperçut, se leva et vint dans ma direction.

— Jérôme, c’est bien « Jérôme », c’est ça ? Est-ce que je peux te demander un service ?

— Oui, Madame, répondis-je.

— J’ai lavé les cheveux de Fabienne. Il faudrait les lui brosser pour les faire sécher. Est-ce que tu veux bien t’en occuper ?

Dire que je fus ivre de joie à cet instant précis serait une banalité. C’était beaucoup plus que ça. Un choc. Quelque chose comme un billet pour le paradis. D’ailleurs, Fabienne – « Fabienne… Fabienne … Quel prénom merveilleux…» – ne ressemblait-elle pas à un ange. Sa maman poursuivit :

— Viens, ma chérie, installe-toi là sur le « transat ». Et toi, Jérôme, voilà la brosse. Tu lui brosses lentement les cheveux et, quand ils seront bien démêlés, tu passeras ce peigne. Mais fais attention, c’est de « l’écaille de tortue », ne le perds pas !

J’acquiesçais sans mot dire. Elle avait parlé si vite et d’une façon si énergique que je n’avais pas tout compris. Que voulait dire « transat » ? Et « écaille de tortue » ? C’était la première fois que j’entendais ces mots. Toutes ces incompréhensions me saoulaient mais je n’osais demander d’explications de peur de paraître rustre. La maman de Fabienne l’installa sur ce que je reconnus être une « chaise longue » – « Ah ! C’est ça un transat… » – puis elle me montra comment brosser sa longue chevelure qu’elle avait fait passer par-dessus le haut du transat et disposée en l’étalant en largeur. Elle me mit ensuite entre les mains la brosse et le peigne. La brosse était faite d’une matière très dure, une sorte de bakélite bleue turquoise avec un bord tressé et un miroir au dos. Le peigne était également très beau, avec un manche en écaille de tortue – « C’était donc ça de l’écaille de tortue… » – incrusté de petites perles formant une arabesque, et qui pouvait se replier. Je béais d’admiration pour tout ce délicieux et soudain chambardement : des mots « chics » jusqu’alors inconnus pour moi, mais à la consonance magique ; des objets qui devaient sans doute provenir de lointains pays où vivaient quantité de tortues ; une soudaine responsabilité dont je me sentais fier et grandi ; un frêle corps d’une si grande beauté dont je devais prendre soin, et qui abritait un être angélique ; ce doux vent qui soulevait les premières mèches sèches ; le soleil qui perdait de son mordant et se préparait à un beau coucher rougeoyant derrière la colline ; le gravier qui miaulait sous ses pieds, et ce parfum de shampoing enivrant. C’était un bonheur rare. Je brossai lentement les cheveux de Fabienne, admirant chaque centimètre que je venais de rendre plus souple, plus brillant. De côté, je percevais le regard de sa mère qui, sans doute s’amusait un peu de ma volupté et de mon comportement gauche. Mais tout cela était bon. Parfois, Fabienne poussait un petit « ail ! » auquel je répondais par un « pardon », et elle m’adressait un sourire gentil. De temps en temps, elle prenait quelques mèches de côté et en regardait la pointe, puis les relâchait avec un petit mouvement de tête que je trouvais gracieux et esthétique. Puis je me mis à passer le fabuleux peigne en écaille de tortue avec grand soin. Fabienne rejetait la tête en arrière en fermant les yeux et j’avais une envie folle de l’embrasser.

La famille de Fabienne ne resta malheureusement qu’une semaine à « l’Hôtel des Tilleuls ». Ils devaient poursuivre leurs vacances dans la montagne, à « La  Fare-en-Champsaur » – encore un nouveau nom que je trouvais également magique et poétique. Durant toute cette semaine, Fabienne et moi, nous échangeâmes surtout des regards et des sourires, au gré des repas familiaux sur la terrasse et des plongeons dans la piscine. Une fois seulement je fus autorisé à l’emmener avec moi pour lui faire découvrir « ma » colline et « mes » sources. Ce jour-là, assis au pied d’un rocher d’où s’échappait un petit filet d’eau claire, nous regardions le ballet des abeilles et des araignées d’eau. Le vent était doux et faisait parfois siffler les longues tiges des graminées, seul bruit autre que le léger clapotis de l’eau. Je « sentais » Fabienne. Je respirais au même rythme qu’elle, comme pour me fondre dans son univers. Pour la première fois de ma vie, j’avais atteint le bonheur absolu. Et maintenant, je savais exactement ce qu’avait exprimé Marco Polo, lors de son passage à Kandy, ancienne capitale du Sri Lanka, en disant avoir entendu « murmurer les sources du paradis ».

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