50. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre II, L'Utopie de Mohên. Chapitre 7, "Reconstruction"
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50. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre II, L'Utopie de Mohên. Chapitre 7, "Reconstruction"
Ainsi qu’il l’avait annoncé, Oramûn est parti du vieux port de Syr-Massoug. Yvi et Ols sont à son bord ainsi qu’un équipage de douze hommes. Il s’agit d’abord de faire escale à Mérov, la capitale de l’Archipel, pour y prendre livraison d’une cargaison de blé. L’y attendent deux de ses frères avec une autre Frégate, également chargée de blé dur. Les deux navires font route ensemble ; pour commencer, cap à l’Ouest, à destination du pays des Olghods. Oramûn et Ols ont embarqué quatre aéroglisseurs en prévision de déplacements rapides à effectuer à terre. Oramûn est préoccupé : il n’est pas évident que les aéroglisseurs puissent les mener jusqu’au lac de Lob. Peut-être faudra-t-il les abandonner à hauteur des contreforts des Welten. Mais où, exactement ? Si c’est au Nord du massif, là où la Gunga se sépare en deux bras dont l’un pénètre jusqu’au lac, on risque de rencontrer les Aspalans mercenaires de l’armée d’invasion. D’un autre côté, on serait alors tout près de la ligne de défense, dirigée par Ferghan, aux marches, donc, du pays des Tuldîns. Cependant, l’objectif direct est l’aide alimentaire. Elle concerne avant tout la région plus méridionale, occupée par les Olghods, là où se trouve le gros des réfugiés Djaghats. Au demeurant, il est bien possible que l’armée d’Ulân, plus à l’Est, soit réduite à une situation également préoccupante…
Une image hantait Oramûn : le visage de Lob-Âsel-Ram. Au fait, Ols ne le connaît pas ! Le vieux Sage se rend-il encore au lac ? A-t-il des contacts avec les jeunes Djaghats ? Et ces derniers, que deviennent-ils ?
Le vent se mit soudain à souffler du Nord, et les navires prirent tellement de gîte, qu’Oramûn décida de naviguer au plus près, en faisant alors cap au Nord-Ouest, suivi en cela par la seconde Frégate. La forte brise menaçait de se muer en tempête, ce qui n’est pas pour impressionner Oramûn. Mais son épouse fut prise de vomissements. Elle semblait si mal en point que, sans attendre, Oramûn avisa une crique protégée, et y jeta l’ancre, tout près des côtes. Ils passèrent ainsi la nuit au mouillage. Le lendemain matin, à l’aube, on profita d’une accalmie pour sortir chaloupes et aéroglisseurs et prendre pied sur la terre ferme. Au total, on comptait vingt-cinq hommes, plus Yvi qui gagna la berge dans les bras d’Oramûn. Celui-ci échangea un regard avec Ols. Tous deux réalisent sans peine qu’ils ne se trouvent pas en territoire Olghod mais en pays djaghat, occupé par les armées d’Ulân.
Ce genre de situation peut laisser perplexe : est-on ou non en territoire ennemi ? Oramûn estima que les risques d’un accueil hostile l’emportent sur les chances d’une attitude neutre de la part d’Ulân. Mais, qui sait ? Si, comme il est plausible, les Djaghats l’identifient comme un ami, les Kharez y verront un ennemi. Cependant, le fait qu’Ols et lui aient leurs entrées chez les Olghods pourrait intéresser Ulân… Ce qui décida Oramûn à pénétrer plus avant dans les terres, c’est au fond la curiosité : si Ulân est bien le personnage que l’on dit, il vaut le risque d’être rencontré.
Les hommes d’équipage restèrent avec Yvi sur la petite plage encaissée de la crique où les deux Frégates étaient au mouillage, tandis qu’Ols, Oramûn et ses deux frères avaient pris, chacun, un aéroglisseur. Ils faisaient route en formation de vol de canards, Oramûn en tête. Celui-ci aperçut des Kharez, au loin, qu’il reconnut à leur coiffe caractéristique, et il fit aussitôt signe à l’équipe de stopper et de se dissimuler derrière des dunes. Ils attendirent la tombée du jour avant de poursuivre, non sans avoir auparavant prêté l’oreille, afin de repérer les bruits d’un éventuel campement. Oramûn et ses frères estimèrent que du monde devrait se trouver un peu plus au Nord-Ouest. Ils mirent toute la puissance de leurs aéroglisseurs. Le terrain est assez plat pour autoriser de grandes vitesses, et ils virent enfin des hommes que, par raisonnement, ils identifièrent comme des soldats Tangharems.
Ainsi qu’Ols et Oramûn l’avaient fait, lors de leur première rencontre avec les Olghods, ils décidèrent que l’on planquerait les aéroglisseurs, mais en prenant bien soin, cette fois-ci, de ne pas être vus de loin. Les quatre hommes firent à pied le reste du chemin qui les sépare des soldats. Ils avancèrent vers eux, bien droits, sans se dissimuler. Une petite brigade vint à leur rencontre. Oramûn les salua dans la langue ancienne :
— Mon nom est Oramûn. Je viens du pays de Mérode, ainsi que mes deux frères que voici. Nous escortons le seigneur Ols, fils d’Ygrem, roi des Nassugs. Nous sollicitons une audience du seigneur Ulân, protégé des dieux. Accepterait-il de nous recevoir, au moment qui lui plaira ?
Après une hésitation, Oramûn crut bon d’ajouter :
— Nous en serions honorés.
Le chef de la brigade regarda longuement les quatre hommes sans aménité. Il leur signifia d’un geste d’attendre sur place. Il s’éloigna, tandis que les autres soldats demeuraient en surveillance. Le temps parut long. A son retour, cependant, l’homme était plus détendu.
— Le seigneur Ulân est disposé à vous recevoir dans sa tente de fortune. Il fait dire que l’honneur est pour lui ; qu’il regrette de ne pas vous accueillir plus dignement, étant donné les circonstances, en attendant, ce qui ne saurait tarder, de repousser les Aspalans jusqu’aux marécages d’où ils viennent, qui sont leur lieu naturel.
Ols et Oramûn se réjouirent d’être immédiatement reçus par Ulân. Ils avaient hâte de savoir à quoi s’en tenir avec lui. Ils eurent la surprise de trouver face à eux un homme très jeune d’apparence presque féminine. Le dessin de sa bouche suggère l’image d’un adolescent sensible, voire fragile. Mais ses yeux démentent cette impression : un regard où s’exprime un mélange de courage, de ruse, de volonté farouche, de mépris de la mort, mais aussi, d’intérêt, de curiosité pour les êtres et les choses. D’une voix douce, étrangement basse et puissante, il alla directement au cœur de sa préoccupation :
— Je ne suis pas l’ennemi des Olghods. Ni des Tuldîns. Ceux de Asse-Halanën ont vocation de former un peuple, un seul grand peuple. Je n’ai pas attendu la traitreuse algarade de ces Aspalans pour le savoir au plus profond de mon cœur. Notre Dieu me l’a dit. Il règne au-dessus des dieux propres à chaque tribu. Il est Celui qui nous rassemble. Il n’est que de l’entendre. Ceux de Asse-Halanën qui s’y refusent ne méritent pas la compassion. Ils ont reçu les signes. Pourquoi leurs shamans font-ils la sourde oreille ? Ils n’ont aucune excuse. Quant à vous, qui m’honorez de votre visite, êtes-vous venus pour me combattre ou pour nous soutenir dans notre mission divine ?
Ols prit la parole :
— Jadis, en des temps déjà lointains, les Nassugs étaient, eux aussi, fragmentés en diverses tribus. Aujourd’hui, ils ne forment qu’un seul peuple, dans un royaume où, croyez-moi, il a fait bon vivre. Nous aussi, nous avons en effet dû nous unir pour faire face aux ennemis. Ceux d’alors, venus de l’Ouest, ressemblaient aux vôtres, aujourd’hui, venus de l’Est. Face à la menace que, pour nous aussi, représentaient les Aspalans, il n’y a pas si longtemps encore, les peuples nassugs se sont tenus derrière leur roi, comme un seul homme. Mais, si vous demandez comment il a pu réaliser et maintenir cette unité, la réponse est celle-ci : par l’esprit de paix. L’unité des Nassugs fut réalisée de façon pacifique, dans la liberté de chaque tribu. Celles-ci ont décidé de s’unir. Elles ont délibéré, chacune séparément. Elles sont ensuite entrées en pourparlers, pour établir entre elles un Pacte de solidarité. Il ne s’agissait au départ que d’une alliance défensive. A présent, nous sommes un vrai peuple, comme une personne de personnes. Seigneur Ulân, sachez qu’en outre les Nassugs ont récemment formé une vaste Union de paix. Celle-ci comprend les nobles Aspalans des Seltenjœth, qui, au moment même où je vous parle, défendent vos frères Tuldîns contre les mercenaires de l’armée d’invasion ; et elle comprend aussi les gens de Mérode, dont voici les représentants de la première famille, celle du seigneur Santem.
Tout au long de l’intervention d’Ols, Ulân écoutait gravement sans ciller, assis, immobile, les genoux parallèles. À aucun moment ne lui vint l’envie de croiser une jambe sur l’autre ou de remuer les bras. Oramûn fut étonné d’un tel calme. Il se dit que le moment était venu de soulever le problème des réfugiés.
— Ols et moi avons recueilli des jeunes Djaghats, garçons et filles, presque des enfants. Ils viennent d’un village où tous les habitants sauf eux, y compris les petits enfants, ont été massacrés par des Kharez. Rus Nasrul, le Grand, est venu affronter le roi des Kharez qu’il a tué en combat singulier. Il a récupéré les jeunes Djaghats qu’Ols et moi avons mis en lieu sûr. Or Rus Nasrul lui-même a failli pleurer, tant était atroce le spectacle d’un tel carnage, et pitoyable, le massacre de ces innocents. Ulân, il s’agit d’un crime, et les criminels doivent accepter que la vie ainsi détruite se retourne contre eux. Ainsi le veut le Destin. Nous ne demandons pas spécialement le châtiment. Nous attendons que les auteurs du massacre soient mis devant le fait ; qu’ils le reconnaissent, éprouvent en eux-mêmes la réclamation de la vie sacrifiée.
Ols enchaîna aussitôt :
— Si, comme nous le souhaitons, ceux de Asse-Halanën doivent former un peuple Un, il convient de réconcilier ceux qui se sont en lui opposés comme le bourreau à sa victime. Sans la réconciliation aucune unité n’est possible. La violence, qu’elle soit humaine ou même divine, n’apportera aucune résolution durable.
Si Oramûn et Ols avaient espéré ébranler Ulân avec leurs fortes paroles, ce n’est pas par l’émotion qu’ils sont parvenus à le convaincre. Sans se laisser impressionner, Ulân écoutait posément, comme s’il pesait les raisons. Il parut enfin considérer que ces raisons sont bonnes. En contraste avec la douceur presque féminine de son visage, sa voix grave et profonde résonna comme si des infrasons emplissaient l’espace :
— Alors qu’attendez-vous de moi ?
— Que vous fassiez œuvre de réconciliation.
— Comment ? Que suggérez-vous ?
Oramûn répondit :
— Donnez-moi trois jours. Je reviendrai avec quatre de ces jeunes Djaghats. Ils témoigneront devant vous. Qu’il vous plaise d’entendre leur récit. Il est véridique. Qu’ensuite, les Djaghats qui sont chez vous et, je présume, aux prises avec les Kharez, se rendent au camp, à cet endroit-même devant votre tente, Djaghats d’un côté, Kharez de l’autre : les Tangharems au milieu, afin de prévenir les altercations. Entre les adversaires une explication doit avoir lieu, qui ne passe pas par les glaives et les couteaux ; seulement par des paroles et des arguments. Il n’est plus temps de s’en remettre au temps afin qu’il fasse, comme de lui-même, œuvre réparatrice. Vous, Ulân, ferez cette œuvre : réconcilier pour unifier et, grâce à cette unité, repousser l’agresseur !
Les quatre hommes attendaient la réponse d’Ulân dont le visage, pourtant si juvénile, évoquait celui d’un ancêtre tout plein d’expérience et de sagesse, lorsqu’il prononça ces quatre mots :
— Qu’il en soit ainsi !