58. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre II, L'Utopie de Mohên. Chapitre X, Face à face.
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58. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre II, L'Utopie de Mohên. Chapitre X, Face à face.
Oramûn réfléchissait au meilleur itinéraire à emprunter pour arriver au détroit. Y parvenir est une chose, le traverser en est une autre. Il faudra pour cela disposer de radeaux. Or rien n’indique que les migrants trouveront sur place de quoi les fabriquer. D’où le plan d’Oramûn : au lieu de se rendre par voie de terre jusqu’au rivage, en prenant directement par le Sud, on suivra en aval la Gunga, vers l’Ouest jusqu’à sa confluence avec le bras venu du Nord. Oramûn compte trouver une roselière à la jonction des deux bras. Elle offre sans doute plus de roseaux qu’il n’en faut pour réaliser une vingtaine de radeaux. Mais alors, il ne sera plus question de passer le golfe pour gagner à pied le détroit indiqué par Lob. Il conviendra plutôt d’utiliser la voie maritime, en partant de l’embouchure de la Gunga. Cette perspective lui rappela le temps déjà ancien, où Santem lui avait demandé de confectionner un bateau de papyrus. Partant de la Grande Île de Mérode, ils avaient ainsi gagné la rive méridionale des Terres bleues. Ce fut leur premier contact avec les Nassugs, presque primitifs, à l’époque…
Depuis lors, Oramûn n’a pas perdu la main. Il est toujours aussi habile à utiliser la nature pour obtenir le nécessaire. Son plan est simple : parvenu à la jonction avec sa petite famille et les adolescents, il mettra ceux-ci au travail. Il leur montrera comment s’y prendre pour fabriquer des radeaux qui peuvent tenir la mer, même par gros temps. Oramûn a confiance dans les capacités des Djaghats : lors des combats qui avaient opposé les Tangharems aux mercenaires Aspalans, ils se sont montrés de précieux auxiliaires et ont prouvé leur aptitude à intégrer de nouvelles techniques.
Les radeaux seront fabriqués sur place, après quoi la compagnie poursuivra sa route par le fleuve, en aval de la jonction et en direction du littoral. C’est donc sur les radeaux que les migrants arriveront à la mer, en descendant la Gunga vers le Sud ; avec les radeaux qu’ils traverseront le bras de mer et longeront le littoral de Chembê, vers l’Ouest, jusqu’au détroit.
Le détour par la jonction des deux bras de la Gunga, à quoi s’ajoute le temps passé à couper les roseaux, à les assembler serrés pour réaliser des flotteurs, à relier ceux-ci assez solidement pour former des radeaux bien homogènes, voilà qui explique que Ulân et sa troupe de guerriers n’eurent pas à forcer la marche pour devancer de plusieurs jours Oramûn et sa compagnie. Les Tangharems, en effet, attendaient sur la rive Nord du détroit l’arrivée des jeunes migrants.
Pour quelle raison ?
Les jeunes filles Djaghats ! C’est que depuis maintenant plusieurs semaines, les Tangharems avaient dû migrer, eux aussi, comme des réfugiés qui auraient été chassés de leurs terres. Les hommes étaient partis en expédition vers le Triangle vert, laissant femmes et enfants dans les villages, sans mesurer la menace. C’est seulement sur la route qu’ils constatèrent la pollution des points d’eau. Ils s’alarmèrent alors. Ulân dépêcha une brigade au camp retranché, afin de s’enquérir du sort des familles. Mais elles s’étaient comme volatilisées. Les « Empoisonneurs », comme on les a nommés ! Ce sont les responsables. Il s’agit avant tout de l’âme damnée de Falkhîs : le moine dont les complices furent recrutés parmi des Kharez errants. Des Aspalans avaient pris l’un d’eux sur le fait. Ils l’avaient ligoté, nu, à un poteau, et livré aux corbeaux, après lui avoir infligé de larges coupures au couteau sur tout le corps, de sorte que l’odeur du sang attire les charognards. La mort du malheureux fut atroce, mais cela ne découragea pas l’Empoisonneur et ses comparses de poursuivre leur besogne.
Des villages entiers furent décimés par la soif et le poison. Le désarroi gagna une partie des Terres blanches, des Terres noires et des Terres bleues. Se constituèrent au hasard des hordes de fugitifs ne sachant où aller. Ils tentaient de survivre, mais ne renonçaient pas à rechercher les coupables, s’accusant mutuellement du crime. Tel fut le cas entre riverains de la Nohr, Nassugs et Aspalans, entre ces derniers et les gens des Terres blanches, ainsi qu’au sein d’Asse-Halanën, entre Tangharems et Kharez.
C’est ce désarroi qui mit sur la route d’Oramûn Ulân et ses hommes. Ceux-ci avaient tenté de retrouver leur famille. En vain. Les enfants leur manquaient cruellement et l’absence des femmes leur était devenue presque insupportable. Ulân ne fut guère surpris de ne pas trouver les jeunes Djaghats sur son chemin. Il eut vite fait de reconstruire mentalement le raisonnement d’Oramûn : « il aura suivi la Gunga, c’est clair ! ». Les avantages en sont multiples : le déplacement se fait par voie fluviale, ce qui, dans le sens du courant, est plus rapide et moins fatiguant qu’à la marche ; on n’a pas à chercher loin le ravitaillement en eau et nourriture ; enfin, on arrive à l’embouchure, déjà prêt à franchir le bras de mer, du moment que les embarcations sont fiables. Ulân est assez rompu aux campagnes pour vite avoir saisi le plan. Pour autant, il ne changea pas son itinéraire. Mieux vaut attendre les Djaghats en restant hors de leur vue. Aussi établit-il son camp, plus à l’Est et à distance de l’embouchure, non sans y avoir dépêché des éclaireurs pour le prévenir de l’arrivée d’Oramûn et de ses migrants.
Une trentaine de cavaliers fit irruption de nuit, Ulân en tête, dans le camp que les Djaghats venaient d’établir quelque part dans le delta de la Gunga, aux abords du détroit. Depuis l’adolescence, les Tangharems sont rompus au sport équestre consistant à se disputer la dépouille d’un bélier, dont chaque concurrent tente de se saisir au galop. Avec à peine moins de brutalité ils firent de même avec les jeunes filles Djaghats. Des jeunes gens tentèrent avec courage de s’interposer. Mais les cavaliers n’hésitèrent pas à les heurter avec leur monture et à les jeter à terre. Ceux des adolescents qui parvinrent à agripper un assaillant furent durement frappés de massues ou de boucliers, mais aucun n’a été blessé par des armes coupantes ou transperçantes.
Cependant, les clameurs éveillèrent Yvi et Oramûn qui, en quelques secondes, avait franchi la distance séparant la tente familiale du camp des Djaghats. Du plus loin qu’il vit Ulân, Oramûn courut dans sa direction, et, se positionnant devant sa monture, il tenta de l’arrêter en écartant les bras, sans crainte des coups de sabots. Ulân en fut embarrassé, au moral comme au physique. Son hémione semblait intimidé, n’osant plus avancer ni même contourner l’obstacle, si bien que Le Tigre allait devoir se résoudre à affronter, face-à-face, celui qu’il s’était plu à traiter en ami.
Oramûn reconnut la jeune fille que le Tangharem avait jetée à plat ventre devant lui en travers sur sa monture : Jaï, qui avait bravé les Kharez en les interpellant sur leur crime. Un instant, les regards se croisèrent, et le sang d’Oramûn ne fit qu’un tour :
— Ulân, descends de ton hémione, et parlons-nous !
— Nous avons perdu nos femmes, Oramûn. Ni toi ni d’autres ne saurez nous empêcher de nous servir. C’est le droit des Tangharems, que de ne pas disparaître.
Ulân avait répliqué ainsi du haut de son hémione, sans daigner ou oser en descendre.
— Je te le demande, une fois encore, Ulân. Expliquons-nous face à face !
Ulân mit à profit un mouvement de cavaliers venus l’encadrer. Ils se faisaient menaçants à l’endroit d’Oramûn et, dans la foulée de la bousculade, emmenèrent leur chef, disparurent avec lui aussi subitement qu’ils étaient venus. Ils galopaient vers l’Est, mais il ne fait guère de doute qu’ils remonteraient au Nord. Iraient-ils s’établir dans la partie septentrionale du Triangle vert avec leurs nouvelles « conquêtes » ? Ou tenteraient-ils de revenir au pays de leurs ancêtres ? Oramûn aurait aimé pouvoir alerter ses amis Olghods, leurs chefs et leur grand shaman dont il n’a toujours pas fait la connaissance. Mais il ne dispose pas du don télépathique de son vieil ami, Lob, le Sage parmi les sages. « Il me manque », se dit-il en lui-même, « il n’y a que lui qui pourrait nous apporter quelque réconfort ». « Que dire aux garçons ? Que dire à Yvi ? ».
Tandis qu’il allait se morfondre, Oramûn perçut la présence d’Yvi qui s’était approchée de lui et qui lui prit la main. Ses yeux étaient embués, mais on y percevait plus de colère que de tristesse. Quant aux jeunes Djaghats, manifestement choqués, ils semblaient éperdus de douleur.
— Il ne reste qu’une chose à faire, Yvi. Je vais trouver Lob, lui demander conseil. Probablement me faudra-t-il prendre contact avec les Olghods, afin de retrouver le Tangharem et ses hommes. Je te demande instamment, Yvi,…
Oramûn hésita avant d’articuler le verbe qu’il n’aurait jamais cru opposer à son épouse :
— … de m’obéir, cette fois.
Avant qu’Yvi prît la parole, il continua, presque en l’interrompant.
— Je sais : je t’avais promis que nous ne nous séparerions plus. Mais je ne puis emmener les jeunes avec moi, et nous ne pouvons davantage les laisser seuls. Tu veilleras sur eux, jusqu’à mon retour. Ici, tu seras en sécurité. Eux savent maintenant se débrouiller pour survivre. Fais-moi confiance, mon amour, je reviendrai bientôt. Sans faute !
Oramûn n’attendit pas la réponse de sa femme. Il fit ses adieux aux Djaghats, leur promettant de ramener les filles. Certains insistèrent pour l’accompagner, le seconder, si bien qu’Oramûn se laissa fléchir. Il choisit parmi eux trois compagnons dont celui que Nasrul avait avisé pour l’aider à assurer l’évasion des adolescents prisonniers des Kharez. Il leur donna rendez-vous pour le lendemain, à l’aube. Pour rien au monde, en effet, Oramûn ne serait parti sans embrasser son fils et sans passer la nuit avec sa bien-aimée.