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36. La Légende de Nil, Jean-Marc Ferry. Livre 2 : L'Utopie de Mohên, Prologue et Chapitre premier : L'Offensive industrielle

36. La Légende de Nil, Jean-Marc Ferry. Livre 2 : L'Utopie de Mohên, Prologue et Chapitre premier : L'Offensive industrielle

Published Jul 5, 2023 Updated Jul 5, 2023 Culture
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36. La Légende de Nil, Jean-Marc Ferry. Livre 2 : L'Utopie de Mohên, Prologue et Chapitre premier : L'Offensive industrielle

 

Santem découvrit la semence, puis la monnaie. Ce génie, il a choisi de le mettre au service de la civilisation. Mais Zaref, son ennemi mortel, veut établir son hégémonie sur le monde connu. Il dispose d’un atout : les diamants cachés dans les Terres vierges de Sarel-Jad. Oramûn, fils de Santem, partit à leur recherche. Sur son chemin il rencontra Yvi, la femme de sa vie, se lia d’amitié au jeune Ferghan, fils d’un chef de guerre aspalan, Rus Nasrul. Les trois hommes protégèrent le petit peuple des Sils contre les esclavagistes à la solde de Zaref. Ils parvinrent à s’emparer de ce dernier. Mais, déjà, avec sa monnaie parallèle et ses réseaux maffieux, Zaref avait gangréné la capitale des Terres bleues, au royaume des Nassugs. Leur monarque, Ygrem, grand ami de Santem, recherchait alors la formule d’une Cité bien ordonnée, tandis qu’emmené captif par Oramûn, Zaref rumine à présent sa vengeance…

 

 

… Un moment, Zaref s’imagina que l’orage lui offrirait une occasion de s’évader. Les récifs et même les îlots ne manquaient pas dans les parages. On devinait au loin les contours aigus de l’île des Collines escarpées. Ses rochers ocres-rouge, saturés de bauxite, plongent à pic dans une mer violette. Un spectacle grandiose, mais Zaref n’avait qu’une chose à l’esprit : l’opportunité que la tempête, espérait-il, allait lui offrir. Peut-être le bateau ferait il naufrage, se dit-il. Son gardien et unique compagnon de bord se sentirait alors sommé par sa conscience de le libérer de ses chaînes… Suivant son habi­tude, il se parlait tout haut à lui-même, le vacarme de la tourmente empêchant qu’il ne fût entendu :

« Si je peux atteindre cette île à la nage, je suis sauvé ! De là, je joindrai Is, puis Sarmande, sans difficulté. J’y aurai l’appui des gens de la Congrégation. Je devrai me tenir un temps à l’abri de leur prétendue Montagne sacrée. Aucun insulaire n’osera s’y aventurer. »

L’orage était maintenant au-dessus du navire. Des éclairs fusaient de partout, révélant de Zaref une face blême qui contrastait avec le visage épanoui du jeune homme arcbouté à la barre. Sitôt qu’il entrevit dans la pénombre le large sourire d’Oramûn, Zaref comprit que ses rêves de naufrage et de fuite étaient vains. Maître de ses moyens, le fils de son ennemi abhorré semblait grisé par le gros temps, comme si rien ne l’exaltait autant que les éléments déchaînés. Zaref décocha un regard haineux en direction de la haute silhouette de son geôlier, puis, se désintéressant de la situation, il se rencogna sur son banc. Il ne daigna même pas lever la tête, lorsque, bravant la mer démontée, l’embarcation, peu de temps après, finit par accoster sur une plage de galets, située au fond d’une anse. 

Avant de poser le pied sur l’île des Collines escarpées, Oramûn hésitait à confier la garde de son prisonnier à Asber. Ce dernier avait bien connu le père de Zaref. Il lui avait promis de protéger son fils, alors à peine adolescent. Mais après avoir échangé quelques mots avec le vieux marin, Oramûn n’eut aucun doute sur sa détermi­nation. Depuis son séjour dans le gouffre humide où Zaref l’avait poussé pour l’y laisser mourir de froid et de faim, Asber ne se sentait plus lié par la promesse faite à son ami. Zaref n’était plus, aujourd’hui, le fils de qui que ce soit. Rien qu’un être en guerre contre lui-même et l’humanité entière. Asber veillerait sur lui, oui, mais en tant que détenu qu’il faut empêcher de nuire. Il avait à ses côtés six compagnons pêcheurs, âgés mais assez vaillants pour rassurer Oramûn sur la mission qu’il leur confiait.

De toute façon, il n’était pas question de laisser Zaref vagabonder dans l’île à son gré ! Une maison carrée, dotée d’une cour intérieure, avait jadis été aménagée en fortin. Avec ses fenêtres étroites, sa porte blindée unique, elle ferait une prison parfaite. La mission des hommes ne consisterait qu’à veiller à ce que le prisonnier y demeure, qu’il y soit en bonne santé, et qu’il ait de quoi boire et manger convenablement.

Oramûn se délesta avec joie de son prisonnier et il prit congé des occupants de l’île. Il pressa le pas vers la plage de galets où l’attendait son voilier. Tant son père, Santem, le maître de Mérode, que leur voisin et ami, le roi Ygrem, souverain des Terres bleues, se réjouiraient de voir le malfaisant mis hors d’état de nuire. Il fallait les avertir sans tarder de cette capture et les consulter afin de statuer sur son sort. Mais avant de les rejoindre à Syr-Massoug, un autre projet, non moins important à ses yeux, occupait ses pensées.

Quand Oramûn reprit la mer, le temps était clair avec ce qu’il faut de brise pour que le bateau gagne rapidement l’île de sa bien-aimée. Lorsqu’il arriva, Yvi, comme par pres­sen­timent, se tenait sur le quai, debout face à la mer. Il la reconnut aussitôt. Ses cheveux étaient relevés, hormis deux mèches ondulant de chaque côté de son visage au teint hâlé que faisait ressortir le bleu intense de ses grands yeux. Tandis qu’elle se penchait pour s’emparer de l’amarre tendue par Oramûn, celui-ci put admirer le velouté de la naissance des seins, que laissait entrevoir l’échancrure médiane de son corsage à peine lacé. Désir et tendresse confluèrent chez le jeune homme avec une émotion qu’exaltait la passion d’unir sa vie à la sienne. Bien qu’ils n’en fussent qu’à une troisième rencontre, il vivait au plus profond de son être les moindres expressions de son aimée, comme s’il les connaissait par cœur depuis sa tendre enfance ; un sentiment troublant qui fit surgir en lui cette évidence : « Je l’aimerai toujours. »

Le bateau n’était pas plus tôt amarré que d’un bond Yvi sauta à bord pour se jeter dans les bras d’Oramûn, avant qu’il ne fût parvenu à quai :

— Emmène-moi maintenant, mon amour ! Je veux quitter Is. À Sarmande, nous serons plus tranquilles. Personne ne nous épiera. Je n’aime pas susciter les ragots. Et puis, là où j’avais pensé trouver refuge contre les Aspalans, dans l’ancienne demeure de mon père, à Sar­mande, il y a un livre que j’aimerais te montrer. Je n’en comprends pas l’écriture. Mais, toi, peut-être…

Sarmande est située à une heure de navigation d’Is. Quoi­que sa lutte contre la tempête l’eût physiquement éprouvé, Oramûn avait trop longtemps désiré ce moment pour opposer un refus. Attendri par l’espoir qui brillait dans les yeux d’Yvi, il déclara en souriant :

— Alors, tu prends la barre, et moi je me repose sur le pont !

Yvi ne se fit pas prier. Après avoir rentré les amarres, elle s’empara de la barre, non sans avoir poussé Oramûn avec un petit rire, comme pour le faire tomber au sol. Étendu près d’elle, le jeune homme ne put qu’admirer sa manœuvre pour sortir de la rade au foc. « C’est qu’elle ne plaisante pas ! Elle va mener le bateau jusqu’à Sarmande ! » Assise sur un plat-bord, Yvi tenait d’une main sure l’écoute de grand-voile. Le soleil déclinant illuminait son visage qu’elle tourna vers son amant avec le plus beau des sourires. Les yeux de la jeune femme étaient comme traversés par des feux follets à peine perceptibles. « Mieux que tous les mots ils me disent son amour ! ». Oramûn ne s’était jamais senti aussi aimé, n’avait jamais été aussi heureux. Une douce brise de Sud-Ouest accompagnait l’échange de leurs regards. Les jeunes gens aperçurent les collines attendues. Bleutées en pleine journée, elles profilaient à présent, comme en ombres chi­noises, leur découpe sombre sur un ciel cristallin à peine étoilé, dégradant le pourpre jusqu’au gris pâle. Sarmande ! Ils y arrivèrent à la tombée du jour. Toujours pleine d’énergie, Yvi s’écria :

— Il n’y a rien à manger, là où nous allons. Tu sais : l’endroit où mon père a replanté des oliviers. Je t’avais dit, n’est-ce pas ?

Oramûn n’a nul besoin de patience pour sortir des poissons en suffisance. Sachant d’instinct jeter où il faut sa ligne délestée du bouchon, il n’eut guère à attendre. En dépit de l’heure déjà tardive, il prit un sarran blanc rayé de rouge ainsi qu’une saupe à l’argenté jaune rayé de noir. Yvi les fit rôtir avec des herbes et de l’huile l’olives. Quelques bouteilles de vin restaient aussi, et ils purent festoyer tête-à-tête… Se dévorant des yeux, ils riaient pour un rien, sans autre souci que de retenir leur désir jusqu’à la fin du repas. Celui-ci terminé, Oramûn, qui n’y tenait plus, crut le moment enfin venu. Aussi eut il peine à contenir sa frustration, lorsque, arrivée dans la chambre à coucher, sa bien-aimée se dirigea vers une étagère d’où elle extirpa un gros livre. On aurait dit un vieux grimoire, comme dans les contes.

— Lis moi des pages, Oramûn, s’il te plait...

Dissimulant sa déception, il s’empara du lourd volume et prit place sur un siège.

— Non, ne t’assieds pas, s’écria-t-elle en le tirant par la main. Allonge-toi plutôt sur le lit. Mais déshabille-toi, d’abord !... Oui, tu t’allonges, mais sur le ventre, s’il te plaît… C’est ça ! Tu me fais la lecture, je t’en prie.

En ouvrant le livre, Oramûn eut un choc : cette écriture, depuis si longtemps il ne l’avait eue sous les yeux ! Masitha, sa mère, la lui avait enseignée quand il était enfant. Elle lui avait appris les lettres, d’abord, puis le sens de nombreux mots et les bases de la grammaire. Il lui semblait encore l’entendre :

— Il s’agit de nos lointains ancêtres, Oramûn : les Âshlans. Ils étaient hautement civilisés ; plus que les Nassugs et bien plus que les Aspalans. Ni les Nassugs ni les Aspalans n’ont la mémoire de temps si anciens. La nôtre seule remonte à un lointain passé. Je veux t’enseigner ces éléments de la langue et de l’écriture, qui sont notre fonds précieux, notre thésaurus. Ta famille en est l’un des rares dépositaires. C’est un devoir premier de le préserver et le transmettre d’âges en âges.

Ainsi le jeune Oramûn avait-il dû s’appliquer à l’étude de la langue ancienne des Âshlans, chaque soir, durant douze années. Yvi se pencha au-dessus de son épaule :

— Sais-tu lire cette écriture ? murmura-t-elle en lui frôlant l’oreille de ses cheveux.

— Oui.

— Alors, lis-moi, s’il te plaît. Tu me diras ensuite ce que ça veut dire. Lis d’abord sans traduire. J’ai envie d’écouter ta voix.

Articulant religieusement les mots du grimoire, Oramûn découvrit un récit à tel point prenant qu’il faillit en oublier la présence de son aimée. Les Âshlans seraient venus, lut-il, de l’espace pour coloniser la planète Nil — d’abord une Terre du Sud, nommée Chembê, ensuite Mérode, sa patrie, puis les Terres bleues des Nassugs et les Terres noires des Aspalans.

De moi, Nil, de ma mémoire qui éveille et qu’abondent tous les esprits de la planète, retenez que l’ensemble, mis à part Chembê, formait alors un seul continent. La mer séparant à présent l’Archipel de Mérode du pays des Nassugs et du territoire des Aspalans était en ce temps-là une plaine fertile, arrosée de cours d’eau. Les Âshlans avaient abordé Nil à partir de stations constituées par ses deux satellites, Ohlân et Âsel.

Alors, songea Oramûn, le mot Âshlan pourrait bien résulter d’une contraction de Ohlân et Âsel, deux noms qui, eux-mêmes, renverraient aux deux peuples supposés tout à l’origine des Âshlans… Il laissait ainsi vagabonder son esprit, lorsqu’il fut soudainement ramené au présent par une morsure au mollet. La douleur le fit se retourner. Yvi l’observait, rieuse, le menton appuyé sur les chevilles d’Oramûn.

— Pourquoi ? interrogea-t-il.

La jeune femme rampa vers lui, approchant son visage jusqu’à toucher le sien. Ses yeux au bleu presque indigo le fixèrent avec intensité, tandis qu’elle chuchotait :

— D’abord, tu m’avais déjà oubliée. Ensuite, tu es un bandit... Tu comprends ?

— Pas vraiment.

Elle eut un sourire effronté.

— Tu étais si excité, souviens toi, quand je t’ai rapporté dans le détail ce que nous ont fait subir les Aspalans. Ne nie pas, ce m’était aussi évident que si j’avais posé la main sur ton sexe. Tu bandais, n’est-ce pas ?

Interloqué, Oramûn ne dit mot. Elle laissa échapper un bref rire entendu, avant de poursuivre :

— Pour ta peine tu me feras chaque fois la lecture avant l’amour. Tu m’enseigneras les mots et les lettres. Mais ton plaisir est le mien et, si je fais des fautes, tu pourras m’administrer le châtiment dont tu as envie. ça te va ?

Sans attendre, elle posa ses lèvres sur celles d’Oramûn. Plus tard, tandis qu’ils faisaient l’amour, une pensée traversa le jeune homme, qui prit force en lui comme un destin : « Je lui suis transparent, quoi que je veuille. Il n’y a qu’à la femme de sa vie qu’on puisse appartenir aussi pleinement ».

Et la résolution aussitôt s’imposa : « Ma vie est ici, avec elle. Je ne veux plus la quitter, je ne veux plus lui faire attendre mon retour à des dates toujours incertaines. Je vais lui proposer de fonder ensemble une famille, ici, à Sarmande. Nous aurons autant d’enfants qu’elle voudra ».

Alors, seulement, il se souvint. Il lui fallait partir sans attendre pour Syr-Massoug, afin de consulter Santem, son père, ainsi que le roi Ygrem et Ols à propos du sort à réserver à Zaref. « Eh bien, j’en profiterai, se dit-il, pour leur annoncer ma résolution de m’établir à Sarmande avec ma femme. S’ils désirent faire sa connaissance, ils seront les bienvenus chez nous. »

En attendant, il devait annoncer à Yvi qu’il s’absenterait quelques jours encore. Mais cette fois, il pouvait le lui promettre : dès son retour, ils ne se quitteraient plus.

 

 

 

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