JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE : 12 mai
On Panodyssey, you can read up to 30 publications per month without being logged in. Enjoy28 articles to discover this month.
To gain unlimited access, log in or create an account by clicking below. It's free!
Log in
JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE : 12 mai
12 mai
Il y avait toujours cette étrange méfiance entre nous.
Pour rien au monde nous aurions admis avoir peur les uns des autres. Seuls le reconnaissaient certains qu’on nommait alors paranoïaques et qui étaient aussitôt surveillés. Ainsi très peu avouaient. Les autres étaient contraints de dissimuler leur inquiétude et la haine qui résultait de cette inquiétude, et ils appelaient cet effroi mutuel civilités et se montraient extrêmement polis, cérémonieux et même affables pour les pires d’entre eux.
De plus rudimentaires se musclaient exagérément pour montrer leur force et prouver qu’on avait tout à craindre de cette force, mais ces torsades de muscles dorsaux et les roulements qu’on voyait à leurs biceps quand ils portaient vers leur petite bouche une tasse de thé à la bergamote ne suffisaient pas, ces êtres terrifiés y ajoutaient des tatouages horribles qui impressionnaient beaucoup les cœurs fragiles, car ils étaient très bien exécutés pour faire peur par le Maître tatoueur. Cet homme énorme, ayant au ventre trois douves de muscles les unes sur les autres, était le plus inquiet de tous mais il était aussi le plus malin de tous, car il avait su faire de son angoisse un métier bien rémunéré. Ainsi cette barrique de chair était très respectée et avait réussi sa vie.
Le mal avait fauché comme un champ de blé les bonnes manières de la civilité. Je n’ai jamais vu faucher quoi que ce soit, mais nous supposerons juste et pas du tout conventionnelle l’image de la faux et des blés couchés. En tout cas, et pour revenir à l’esprit urbain qui est plus sûr, le vernis du savoir-vivre s’écailla dès les premiers temps du confinement où on s’observa en se croisant avec une méfiance à présent ouverte, puis il craqua complètement, et la peur fut déclarée. On ne sortit plus que rarement de chez soi et non sans de multiples précautions selon son tempérament ou le courage de chacun.
On s’évitait largement, changeant de trottoir au cours de singuliers chassés-croisés par toute la ville, et s’il fallait absolument passer près l’un de l’autre, la rue étant trop étroite ou aucune retraite possible, on détournait ostensiblement la tête et presque tout le buste, au mépris des plus élémentaires lois de la convenance, mais par bonheur chacun savait qu’il n’y allait pas d’irrespect mais d’une épouvantable terreur l’un de l’autre. Les pouvoirs établis misaient sur un aspect positif des méfaits du progrès moral au cours des siècles : ayant beaucoup perdu de leur cerveau reptilien, bien peu seraient capables de flairer l’odeur de la peur sur leur prochain, ils ne risquaient pas d’en être sexuellement excités et de s’entredéchirer, c’était rassurant.
Ces mêmes pouvoirs réagirent enfin et fournirent à la population une réponse proportionnée par l’intermédiaire d’usines textiles. On cacha dès lors notre effroi derrière des grands masques de tissu qui nous couvraient la moitié du visage et particulièrement nos lèvres grelottantes d’un froid qui venait du cœur. Même si plusieurs moururent étouffés, ce carnaval sinistre paraissait efficace, les irrésistibles grimaces de dégoût n’étant plus visibles. Mais parfois une courtoisie, un geste altruiste, un clin d’œil dénonçaient les mollesses de la civilisation qui régnait auparavant.
On se doute si cette situation déstabilisante mettait à mal notre moral. Les nuits étaient aussi interminablement blanches qu’en Laponie et les sommeils, s’il y avait de brefs endormissements, étaient mités par les petits papillons de nuit du regret et du doute. J’ai déjà dit comme l’homme a besoin de l’accueil de son semblable pour exister un peu. Certaines fois un sentiment de solitude ravageur déconsidérait tout. Ce qui avait eu de la valeur n’en avait plus irrémédiablement, et ce qu’on est, démuni de la valeur, n’est pas grand-chose. Une pauvreté soudaine vous laissait nu. Vous ressentiez la dureté du bois contre votre dos quand vous perdiez le leurre du capiton, votre poitrine ne se soulevait plus, vos yeux étaient noirs.
J’en resterai là pour l’instant, ayant à recoudre mon masque de soie plutôt seyant mais fragile.
à suivre dans :
http://impeccablemichelcastanier.over-blog.com
[l’image est de Léon Spilliaert]