JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 2 avril
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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 2 avril
2 avril
J’ai un gros bon sens Ayant si souvent pensé au sort de Lazare jusqu’à m’être identifié à lui pendant quelques jours difficiles, ce qui me valut la crise presque de folie dont je témoignais il y a peu, j’en gardais d’une certaine façon le meilleur : j’avais un point de vue bien différent d’avant l’époque de ma chute dans la fosse, j’étais moins anxieux, plus allégé, presque heureux, ou j’aurais été tout à fait heureux si ne m’avait accablé le pauvre comportement de mes contemporains et leur absence de panache devant le sort : les médiocres vivent médiocrement.
Il me semblait, d’être passé par la mort, de l’avoir traversée, ne plus la craindre, n’avoir plus à m’en soucier. On en faisait toute une affaire à tort. Je comprenais l’appréhension des douleurs de l’agonie, je comprenais les mélancolies du deuil, je ne comprenais plus qu’on en ait la hantise en elle-même. Elle était si peu de chose, finalement. La mort était surfaite.
Je m’en expliquais avec mon dernier ami survivant. Une sorte d’ami. Nous étions au téléphone, bien sûr, et dès les premiers mots sa voix me parut étouffée par un linge humide. Il me demanda pourquoi dans ces conditions, si je connaissais un tel apaisement, j’étais sorti de ma tombe. J’eus un temps de retard plein de frissons avant de saisir à quoi il faisait allusion. Il m’avait vu remonter de la fosse. Et cela sans se montrer : j’en étais satisfait, j’y voyais moins la crainte que de la pudeur. J’aime la décence et le refus des émotions trop faciles, qui ne sont que fuite éperdue devant la pensée. Je développais du mieux que je pouvais ce sujet, quand il se mit à tousser effroyablement – d’un ébranlement de tout le corps cherchant à s’expectorer lui-même, en quelque sorte.
Je connaissais ce symptôme pour avoir regardé des agonies quand je faisais ma petite promenade hygiénique par les rues de la ville. À l’évidence, le mal l’avait atteint. Je me tus. Il n’y avait plus rien à dire. D’ailleurs, le téléphone lâché claqua sur le sol. J’entendis le son lourd d’un corps qui s’écroule. Puis des sanglots lointains. Des petits jappements de souffrance qui s’amenuisèrent. Une respiration qui s’étouffe. Une confusion de sons que je ne pouvais identifier. Comme des bruits d’ailes. Enfin, ce fut le silence.
Le silence de la fosse.
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