JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 18 juin
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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 18 juin
18 juin
Il fut admis qu’il n’y avait pas eu de forces infernales à l’œuvre ce jour-là, c’étaient des idées d’un autre temps, mais plutôt une stricte neutralité, et au vu de cette indifférence de tout à notre égard le souvenir des enfers paraissait chaleureux plutôt que particulièrement chaud, c’était encore de l’humain.
On accusa l’été – plutôt que de s’en prendre à l’emprise de l’épidémie sur les esprits, il était plus confortable d’avoir un bouc émissaire répertorié, climat, races, religions, femmes, hommes, dibbouk. Ayant cessé de se plaindre du mal, les habitants se plaignirent de la chaleur, dès l’aube elle pesa sur les corps et les esprits, elle figea les rues de la ville, plus aucun passant ou bien une silhouette sautillant furtivement de l’ombre d’un platane à l’ombre d’un store. L’été comme un nouveau mode de purgatoire sous les volets clos ou dans la fraîcheur du grand couloir des maisons bourgeoises.
On sait comme l’air vibre et se tord au-dessus d’un moteur surchauffé. Ce même effet d’optique se produisit autour des rares promeneurs quand il fut midi. Les augures se levèrent autour du monument romain à ce qui était l’heure des fantômes dans la Grèce antique. Chacun des passants portait sur soi sa future sépulture dans un bal costumé qui se distinguait à peine des airs – fashion Week funèbre où défilaient des visions diaphanes de dalles, à la taille d’un promeneur, ou petits hommes marchant dans les hologrammes incertains de monuments ostentatoires (en somme, une idée de soi) – ou bien un unique corbeau posé sur la tête désignait le passant qui allait mourir sans même une croix pour marquer le passage de la divine présence humaine.
La chaleur augmenta vers 14h, elle était déjà un vin trop fort qui perturbait les esprits et fit commettre à des êtres quelconques des actions originales devant des témoins étrangement amorphes que la police eut peine à disperser.
À l’heure du goûter, on lapidait quelqu’un, les pierres étaient tirées d’un chantier proche du square, elles étaient lourdes et les chocs rendaient un bruit mat qui était plus horrible que la vue du sang, d’où j’en déduisis l’importance du son dans l’imaginaire. J’avais passé bien des films en mode muet et les avait vus avec intérêt en être déconsidérés et réduits à l’évidence de leur platitude, la plupart de ces produits ne relevant que d’une industrie de tubes. Mais ce n’est pas le sujet. Quand la foule, qui avait agi dans un étrange mutisme, lequel, cette fois, me démentait en décuplant l’horreur, quand cette absence de lumière qu’est une foule eut reflué, apparut le corps lapidé sur le frais gazon du square.
Je m’aperçus avec étonnement qu’il ne s’agissait pas d’une femme. C’était un notable progrès des mœurs. Sous l’effet des coups, des parties du visage s’étaient déplacées, la mâchoire inférieure déportée sur un côté, le nez en sens inverse, le front disloqué, les yeux se chevauchaient, en sorte que cette face déconstruite aurait été de l’art contemporain un peu désuet si l’absence de bras dans une manche ne m’avait rappelé ce bon Moulinier, un des membres du Cercle d’influence.
On aura pris pour prétexte qu’il était infecté pour faire taire ce bavard. Je n’excusais pas mais je comprenais. Un peu plus tard, comme la nuit tombait, il disparut dans un petit bruit d’égout.
à suivre dans :
http://impeccablemichelcastanier.over-blog.com
[Gustave Doré – Dante]