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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 24 juin

JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 24 juin

Published Jun 24, 2020 Updated Jun 24, 2020 Culture
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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 24 juin

24 juin

 

On peut aisément gauler un individu perché comme un gland dans un chêne. Il se trouvera beaucoup plus de problèmes pour gauler toute sa cabane. Le moineau enfui, je me demandais quoi faire de cette chose toute de guingois, mal arrimée, avec un toit de planches basculé sur le côté et qui avait tout d’une casquette d’ouvrier agricole.

Je montai à l’échelle de corde. A mesure de mon élévation le monde changea de forme, car le voir de haut est une perspective grandiose dont mal se remettre, je suis pessimiste, mais, quand j’eus atteint une certaine altitude, je ne pensais pas mes contemporains si petits. J’avais le point de vue du chêne, en quelque sorte, et comprenais mieux sa noble indifférence, le front haut. Prendre de la hauteur est s’asseoir sur un tabouret au bord de l’univers.

Je trouvai dans la cabane un délicieux petit intérieur. L’homme avait du goût et je ressentis un bref remords. Le mobilier était en bambou, il y avait une kitchenette dans le fond, un vase de roses blanches épanouies sur une table basse en verre, un petit lit apparemment confortable, un mur de livres de haut vol contre une cloison – le domicile d’un Tarzan cultivé. Je ne serai pas dépaysé.

Je m’installai à la nuit tombée et pris aussitôt mes aises dans ce charmant pied-à-terre, ou devrais-je dire pied-au-ciel ? Incontestablement l’air y était plus pur et la vue dégagée. Que j’aie tout du comportement d’un coucou ne me gênait pas outre mesure. C’était une résidence secondaire qui me convenait tout à fait, avec verdure, eau grelottante du bassin, vue sur les fenêtres de mon appartement et la garde pacifique de la statue d’Antonin saluant le canal en-dessous de mon abri.

Tout système crée ses exclusions.

 

*

 

Nous pensons en nous tirant les uns les autres par le bout du nez.

Se dérober à cette pression est difficile et violent, secouer la tête comme un bœuf n’y suffit pas. Il faut réussir à prendre la tête, de l’avance, pousser, tirer, pousser, tirer – ne surtout pas se retourner, avancer, déjà du monde vous suit, soyez-en sûr, parce qu’il faut bien suivre quelqu’un, ne pas se retourner pour attendre si ce qui suit suit bien, ne comprend pas tout à fait, ou de travers, ou autrement, on s’est compris soi-même et c’est déjà beaucoup, c’est un tout petit train qui brinquebale dans la campagne, et parfois, si le train roule bien, eux sont devant, vous derrière, tout étonné, tout ravi, car ce qui compte c’est la campagne.

Je me faisais ces réflexions plus ou moins optimistes après une nuit d’insomnie, la tête sous l’oreiller. J’avais plus que jamais un sentiment d’urgence à cause de certains de mes « facteurs de morbidité » qui intéressaient vivement l’épidémie. Mon train de sénateur risquait de s’arrêter net en rase campagne, sans tender, sans compartiments, la chaudière vide, un flocon de vapeur s’évanouissant dans les airs. Et parfois, au contraire, je me résignais à mon sort : ces mémoires finiraient dans une phrase inachevée... J’en ressentais même un allégement presque joyeux. Je savais détenir en moi le Dispositif de l’homme mort. En tapant sur mon clavier à manivelle le traintrain de ces mémoires, envoyant depuis mon traitement de texte des signaux de fumée que personne n’observait, j’attendais à tout moment que mon pied se relâche sur la pédale de l’ordinateur et l’écran s’éteindrait et ma mémoire et moi-même.

 

à suivre dans :

http://impeccablemichelcastanier.over-blog.com

[l’image est de Ryszard Kkaja]

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