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CHAPITRE 12: LA BLESSURE

CHAPITRE 12: LA BLESSURE

Published Mar 8, 2023 Updated Mar 8, 2023 Culture
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CHAPITRE 12: LA BLESSURE

Ce qui me faisait le plus peur quand j’allais là-bas, c’était tout d’abord le rejet, ensuite c’était d’être responsable d’une contamination (cette peur là était assez accaparante et permettait de se focaliser sur quelque chose de concret), puis de ne pas être à la hauteur, et enfin la dernière, était ce que j’allais trouver derrière la porte une fois ouverte. On ne sait jamais ce qui nous attend, dans quel état physique et moral sera l’enfant. Les infirmières étaient bien trop occupées pour prendre le temps de m’en informer. Un jour il m’est arrivé ainsi de taper à une porte pour aller rendre visite à Julien, mais la porte s’est ouverte sur une chambre aux rideaux fermés, à l’intérieur des gens s’affairaient, une grand-mère, plus loin un homme, le père probablement. À la porte, le grand-père me regardait avec un regard noyé. Je lui expliquais qui j’étais et que je venais faire l’atelier. Personne ne m’avait mise au courant. Le grand-père les yeux vers le large me répondit que ce n’était pas possible qu’il :« est en train de partir. Vous comprenez ? ». Je suis restée interdite, j’avais compris soudain, les rideaux tirés. Comment n’avais-je pas saisi plus tôt? Je voyais cet homme abattu en face de moi, j’eus soudain envie de le prendre dans mes bras pour le réconforter, je le sentais prêt à s’effondrer sur moi. Il était tellement désespéré, il a rajouté les yeux perdus dans le vide : « -c’est terrible, il voit des serpents partout !».

Je ne l’ai pas pris dans les bras mais je lui ai dit avec beaucoup d’amour :  « -C’est très bien que vous soyez là, il va avoir besoin de vous à présent, restez avec lui, dîtes lui que vous l’aimez ». J’ai dit cela avec toute ma tendresse en tachant d’être la plus rassurante possible, non pas pour faire semblant que la mort n’était pas en jeu, ou que tout allait revenir dans l’ordre mais parce-que je savais alors que l’amour était le seul remède à la souffrance et la seule chose que l’on sait être immortelle. Je savais aussi que le sentiment d’impuissance était une torture qui vous accaparait totalement au point de vous paralyser et par après de vous donner des remords ne pas avoir fait plus ou de ne pas avoir dit certaines choses. Il est essentiel dans l’accompagnement d’être là tout entier dans l’unique but de donner, il faut sortir de la stupeur pour être efficace, avoir les gestes tendres et les mots qui suivent ou les silences aimants.

Face à ce grand-père en total abandon que pouvais-je faire d’autre pour le réconforter que de lui rendre un pouvoir, celui d’être utile dans ces derniers instants avec son petit-fils pour lui rendre l’apaisement. Cela a soudain résonné en lui, il a tout de suite réagi, il s’est passé quelque chose dans son corps, comme un redressement. Retrouvant des forces, il m’a remercié, le reste se passant de mot. Encore une fois j’eus envie de le prendre dans mes bras et je crois que c’était réciproque. Les mots ont remplacé les gestes. C’était la première fois que je me suis sentie si forte, si calme et tellement en mesure de savoir comment réagir. Je ne dis pas que j’avais trouvé la meilleure façon de faire mais je n’avais ni douté, ni été paralysée par ce nouveau départ. Peut-être qu’avec le temps j’avais appris à gérer toutes sortes de paramètres, j’avais appris à encaisser tout en ayant le recul nécessaire, j’avais tiré des leçons de mes échecs, j’avais plus ou moins appris à me protéger. J’ai repensé à Fanny et à sa maman, ma seule et unique fuite. J’ai repensé alors à ma propre mère que je n’avais pas su prendre dans les bras. À chaque fois que je n’avais pas eu les épaules assez solides, mais c’est une autre histoire. J’imagine quelle horrible souffrance ce doit être pour des grands-parents de perdre son petit-fils ou sa petite fille, ce sentiment qui doit les traverser de ne pouvoir donner ce qui leur reste de leur propre vie à la place de celles de leurs petits-enfants. On a beau vouloir passer des pactes avec Dieu, s’inventer toutes sortes de croyances, penser qu’en faisant telle ou telle chose on pourra influencer le cours des destinées, rien n’y fait!

 Une telle blessure ne peut jamais cicatriser.

Je me souviens d’un jour où je n’avais pas la force de faire l’atelier. Je traversais une période trouble, mouvante et douloureuse. Ce vendredi là, je ne suis pas allée au 5ième. J’ai appelé le service pour les prévenir et je suis tombée comme par hasard sur Marie-Noëlle, mon infirmière préférée, celle qui a toujours été là pour m’expliquer comment faire, celle qui m’avait mise en garde contre les difficultés que j’allais rencontrer, celle qui vous montrait la voie et exorcisait vos peurs. Ainsi m’a t-elle appris comment il fallait s’habiller pour se rendre en chambre d’aplasie. Ma première fois, elle était là, je ne savais pas ce que signifiait « aplasie », je croyais tout simplement qu’il ne fallait pas du tout entrer dans ces chambres. Mais elle me demanda pourquoi je n’y allais pas.

« -Et bien, je ne peux pas, je n’y suis jamais allée !»

« -Ah, alors il faut se déguiser, tu mets la blouse, les chaussons, le masque, la charlotte et les gants. »

Cette lourde sphère qui surplombait pour moi le mot aplasie, cette angoisse de ce lieu étrange et étranger devint soudainement et de façon presque naturelle un simple endroit qui nécessite une transformation particulière. Il y avait comme un relent festif carnavalesque dans cette phrase : 

« -Ah, alors il faut se déguiser ! », une belle façon de dédramatiser. Elle me montra tous les éléments du costume, me rappela de bien me laver les mains à l’entrée et à la sortie et me voilà apprêtée devant la porte en question sans aucune appréhension. Une autre fois encore elle me fût bien précieuse, ce fameux jour au téléphone, je lui expliquais que je ne pouvais pas venir  puis je lui demandais si la psy de l’étage était compétente. C’est alors qu’elle me répondit avec ce même ton guilleret et dédramatisant : 

« -Ah, ça y est enfin tu craques, il était temps ! ». Quel soulagement !!!!! À ce moment là, je réalisais alors que c’était normal de craquer, que personne ne m’en voudrait pour ça, que je n’étais pas la seule à passer par là, que chacune des personnes du service qui me paraissaient pourtant si fortes, si solides, si parfaites parfois même détachées avait connu les mêmes abattements. D’un seul coup, je relâchais un peu la pression, cette contraignante manie de tout garder en moi par crainte que l’on doute de mes capacités et de mes forces. Je pus ainsi prendre du repos et du recul loin de la sempiternelle culpabilité et angoisse de ne pas être à la hauteur.

Quelques temps plus tard, j’ai surpris une infirmière s’appuyant contre une armoire. Elle avait les yeux remplis de larmes vaguement retenues s’en remettant à Marie-Noëlle. J’assistais impuissante à la scène, muette et immobile comme dans un cauchemar. Je comprenais les sentiments qui la traversaient, j’aurais voulu le lui dire mais ma bouche restait scellée. Encore une fois Marie-Noëlle était présente avec toute sa sagesse et toute son humanité, elle sut trouver les mots apaisants, elle sut rappeler que la mort faisait partie de la vie et que parfois dans certains cas extrêmes elle était une libération. Je me souviens de ses mots : « - Sa vie ne t’appartient pas, c’est la sienne, c’est une grande fille maintenant, laisse la partir.» 

Ainsi, avait-elle une philosophie qui nous rappelait que ces enfants ne nous appartenaient pas, pas plus que leur vie et leur mort, pas plus que le pouvoir de les rendre à leur vie ou à leur mort. Ces enfants s’appartenaient avant tout à eux-même. Nos sentiments devaient rester indépendants de leur parcours et s’ils devaient partir cela leur appartenait également non pas qu’ils le voulaient mais que nous respections ce départ sans acharnement thérapeutique ou affectif. Que nous puissions l’admettre et laisser la paix venir se loger au creux de chacun. Quand l’enfant décide de partir, de cesser le combat, quand il arrive au bout après avoir tant résisté, quand arrive l’heure du départ, il faut accepter, c’est à ce moment là et seulement dans ces conditions que peut commencer l’accompagnement. Que pourrions nous donner d’apaisement, de présence et de réconfort si nous étions nous même prises dans l’étau de nos terreurs, de notre effroi en plus de notre tristesse indéfinissable qui n’est pas celle des familles, qui est tue, qui est hybride et moins officiellement légitime, qui est toute intérieure. 

Marie-Noëlle  m’apparaissait comme une sainte, un de ces êtres presque parfait qui semble posséder un savoir divin. Lucide, sensible, humaniste. Elle était cette flamme jamais vacillante, capable de désarmer les pires démons, dragons et de faire fuir les coins d’ombre. Sereine malgré un travail qui vous prend aux tripes et vous écorche le cœur. Courageuse et vraie, elle n’avait pas besoin de se réfugier derrière sa blouse, de prendre de grands airs de personnel hospitalier, de se forger un masque immuable ou quoique ce soit d’autre comme j’ai pu en rencontrer dans d’autres services. Elle était une de ces anonymes qui travaillent au cœur de la vie et de la mort comme il y en a tant d’autres dans ces fourmilières hospitalières, une anonyme qui pour moi était Marie-Noëlle. Et, à travers l’hommage que je voudrais lui rendre ici, c’est toutes les autres fourmis qui sont également mises à l’honneur.

 

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