OURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE : 21 avril
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OURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE : 21 avril
21 avril
La désorganisation avait été à la hauteur de l’impréparation. Nous vivions dans une aimable confiance. Bien nourris, logés, divertis, rien ne pouvait nous atteindre. On regardait de temps à autre par la petite lucarne (vieux surnom de la télévision) non pas l’état du ciel au-dessus des toits mais ce qu’il en était du monde en-dessous. La constance des guerres, des fureurs religieuses et des famines navrait. À l’évidence, ces étrangers ne s’aimaient pas. Par bonheur, l’effarement et une vague gêne duraient peu. Nous n’y étions pour rien si certains ne savaient pas se conduire, et cela je le confirme, n’étant pas de ceux qui se vivent comme d’éternels bourreaux d’anciens peuples colonisés, et n’ayant aucune confiance dans la vertu des « victimes ».
Un gouvernement sage veillait, la paix était dans les cœurs, chacun allait vivre mille ans, le doux commerce diffusait ses bienfaits, les publicités enduites de vernis enchantaient nos projets d’îles et de voitures chics et véloces, quelques pauvres, mais leur pauvreté laissait incrédule. En tout cas, ils n’étaient pas misérables, c’était déjà ça.
Rien n’avertit.
Si les Fléaux de Dieu justifiaient par la Colère la brutalité, les injustices, l’absence de discernement d’une claque d’orang-outang sur un moustique, on connut mieux en non-sens, en sournoiserie, en absence de Déclaration de guerre, en refus complet du spectaculaire, en violence silencieuse, implacable et parfaitement stupide. Par comparaison, nous aurions vécu joyeusement l’incendie de Rome. Nos monuments, très antiques, s’y prêtaient.
Au moins l’ennemi partait à la guerre avec un casque à pointe et ses raisons. Rien de plus totalitaire que l’épidémie : elle nous occupait en ayant la cohérence de la folie, le prosélytisme obtus du fanatique, la logique d’une idée fixe et aucun respect pour les institutions. Elle avait donc elle aussi raison, sa raison – qui n’était pas la nôtre. J’avais l’impression, essayant de me mettre à la place de cette entité funeste pour comprendre ses motivations, d’entrer moi-même en folie comme on entre au couvent.
Il ne s’agissait pas de faire sienne l’unité intellectuelle irréfutable du serial-killer pour anticiper sa trajectoire jusqu’à se poser au point de chute de son activité favorite, avec le risque d’être au banc des accusés en sa compagnie. Selon mon rôle d’observateur avisé, je devais me borner à être le jardinier pensif du couvent et prendre des notes, les bottes dans un plan de cresson.
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