CHAPITRE 9 :LE JEUNE HOMME QUI AVAIT ÉTÉJUGÉ GUÉRI
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CHAPITRE 9 :LE JEUNE HOMME QUI AVAIT ÉTÉJUGÉ GUÉRI
Le jeune homme était endormi, très affaibli, excessivement amoindri. Le jeune homme était aussi le premier, le tout premier de mon premier jour : Mohamed. On m’avait dit : « -Il y a un ado difficile qui ne veut entendre parler de rien, il ne va pas très bien, tu devrais passer le voir. » Je me suis dit : « -Bien ! C’est mon premier jour, autant commencer par le plus difficile comme ça après, je n’aurai plus peur de rien. »
Le plus difficile s’est avéré être un grand gaillard en souffrance mais plein de désirs, de sagesse, d’intelligence lumineuse. Il était d’origine marocaine et connaissait bien son pays auquel il vouait un amour irréprochable. Les nombreux séjours au bled, les expéditions familiales pour se rendre sur l’autre rive avaient leur kyrielle de souvenirs qui étaient autant de bouées de sauvetage. Mohamed était tout l’inverse de ce à quoi je m’attendais d’après le portrait qu’on m’en avait fait, il était l’agneau par excellence. Fin, lucide, sensible, il allait toujours à l’essentiel quand il parlait et il économisait ses paroles. Ses silences remplissaient l’espace. C’était des silences bavards qui flottaient judicieusement dans l’air comme des papillons très expérimentés. Le contact a été immédiat. Dans son profond repli, l’ennui était insupportable et les ateliers se sont avérés être une évasion. D’emblée il a joué le jeu, pourtant le français n’était pas une évidence pour lui. Sa sœur qui était toujours là à ses côtés n’a pas rechigné à se lancer dans l’aventure et tous trois avons mis les pieds dans l’eau pour un voyage dans l’écriture, aux sources du paysage entre rêve et réalité. Mohamed aura été ma première récompense. Un jour, subrepticement, il m’a glissé comme ça l’air de rien : « -j’aime bien, ça fait oublier l’hôpital » puis silence. Toujours cette façon simple de dire l’essentiel à un moment donné inattendu. Cette phrase a rebondi dans le creux de mon oreille, et l’élan qu’il avait mis pour me dire cela, a décuplé mes forces. Quel encouragement !!! Bien sûr, j’avais pu déjà savourer la venue de quelques sourires sporadiques sur son visage si souvent figé mais cette révélation verbale était d’un tout autre niveau. Non, je n’étais pas tout à fait inutile. Oui, on pouvait partager de réels moments de plaisir et de réels intérêts autour de l’écriture. L’aventure pouvait donc continuer. Bien entendu ça ne marche pas à tous les coups. Certains ne veulent pas être sollicités, d’autres ne s’intéressent pas à l’écriture ou sont effrayés par les fautes d’orthographe et ont une telle sainte horreur du français qu’ils n’arrivent pas à oublier que l’atelier n’est pas un cours d’école mais d’autres propositions peuvent être faites.
Ainsi en allait-il avec Amel (17 ans et demi) qui savait parfaitement ce qu’elle voulait. Elle n’aimait pas écrire, tout ce qui lui importait était de bavarder, jacasser, papoter. On aurait dit de vraies pies toutes les deux. Elle aimait aussi beaucoup écouter la musique et la donner en partage. Elle était du genre combattante avec un caractère bien trempé, de grands yeux bruns brillants et un diplôme à décrocher. Mais étonnamment, lorsque je l’ai revue lors d’une visite de routine car elle était rétablie et diplômée, elle n’a pas manifesté de réjouissances pour ses deux victoires et j’avais l’impression d’être plus heureuse pour elle qu’elle-même. Tout se passait comme si les événements de sa vie étaient indépendants d’elle, qu’ils se déroulaient dans la chambre d’à côté. Mohamed non plus n’a pas manifesté la moindre joie pour sa guérison, il a gardé son visage figé et je ne comprenais pas. Il avait sans doute un mauvais pressentiment. Il est reparti puis il y a eu le retour. Quand j’ai appris qu’il était de nouveau là, j’ai compris que c’était un mauvais signe et je suis allée lui rendre visite. Il dormait; il y avait aussi une de ses sœurs et une autre femme plus âgée sans doute sa grand-mère. Je ne voulais pas le réveiller, je savais qu’il avait besoin de ce sommeil et que c’était aussi un refuge mais je tenais à ce qu’il sache que j’étais venue et j’ai donc chargé la famille de cette mission avant de quitter la pièce. Je ne l’ai jamais revu et je ne sais pas ce qu’il est devenu, c’est beaucoup mieux ainsi.
Il ressemblait à un de ces personnages Shakespearien ainsi allongé. Je me souviendrai toute ma vie de son visage endormi si paisible, si frêle, de ses traits creusés comme les anfractuosités des montagnes de son pays : l’Atlas. Ensemble, nous aurons fait un voyage grâce aux mots, un voyage dans l’imaginaire, peut-être le plus beau voyage qu’il m’ait été donné de faire.