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54. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre II, L'Utopie de Mohên. Chapitre VIII, 2, 3

54. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre II, L'Utopie de Mohên. Chapitre VIII, 2, 3

Published Nov 17, 2023 Updated Nov 17, 2023 Culture
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54. La Légende de Nil. Jean-Marc Ferry. Livre II, L'Utopie de Mohên. Chapitre VIII, 2, 3

 

L’oncle d’Ulân fut tué au combat. Les Tangharems le célébrèrent comme un héros. C’est que, sous son commandement, ils ont si bien repoussé les envahisseurs que ceux-ci pouvaient à peine compter sur l’état de leurs forces pour seulement assurer leur retraite. Le repli vers le Nord-Ouest est exclu, car de ce côté les cavaliers d’Ulân exercent une pression sur les mercenaires venus du front de la Gunga. Beaucoup de ces derniers avaient été tués ou grièvement blessés. Les autres cherchaient à se replier au centre des Terres blanches, au risque de se voir embouteillés par ce qui reste de l’arrière-garde. Une issue s’offrirait cependant : droit vers l’Est en direction des Terres noires… à supposer que cette voie de retraite ne leur soit pas coupée par les deux contingents de cavalerie Tangharem, en passe de réaliser leur jonction : celui d’Ulân et celui de son oncle défunt.

Avant sa mort, l’oncle d’Ulân avait désigné deux de ses fils pour que l’un prenne le commandement de la cavalerie, tandis que l’autre déploierait une ligne de garde au long de la frontière orientale, avec la mission d’empêcher les Aspalans d’envoyer des renforts, que ce soit en hommes ou en armes. La mesure se révéla efficace : les nationalistes Aspalans avaient peine à recruter des soldats, car les hommes n’avaient aucune envie d’affronter les « terribles » Tangharems, après la réputation que la propagande leur avait faite pour justifier l’invasion. Le résultat fut si décevant que les nationalistes renoncèrent purement et simplement à poursuivre le recrutement. Quant à l’acheminement d’armes, il fut régulièrement déjoué par la ligne de garde, composée de Tangharems et de Kharez. Cependant, les Djaghats assuraient la fourniture continue de flèches. Ils avaient même réalisé des arbalètes copiées sur celles des Aspalans. Ils ont en outre su sélectionner dans leurs propres rangs les archers les plus vigoureux pour faire fonction d’arbalétriers : tendre une arbalète à fond requiert en effet une grande force musculaire ; alors la flèche peut traverser de part en part le corps d’un homme revêtu de son armure. En fait, les Djaghats jouèrent un rôle décisif pour la dissuasion de renforts en provenance des Terres noires. Les arbalétriers furent ainsi considérés comme des soldats de premier plan par les Tangharems et par les Kharez eux-mêmes.

C’est en vérité la situation bloquée qui contraignit les mercenaires à prendre la voie de la retraite jusqu’en Terres noires ; ce qui revenait à assumer la défaite. Les Aspalans des Terres noires vécurent cela comme une humiliation sans précédent, bien pire que la défaite qui leur avait, jadis, été infligée par Santem, dans l’Archipel puis en Terres bleues. A présent, il importait politiquement de donner une explication plausible, sous peine de voir les nationalistes rallier des hordes de sans-abri contre les industriels des Terres noires, Aspalans et Nassugs confondus, sous la bannière de la « Révolution nationale ». Voilà ce qu’il faut éviter coûte que coûte ! Ainsi en jugent les industriels de Iésé et des rives de la Nohr. Il est par conséquent urgent de donner un sens politique acceptable à la défaite militaire.

On expliqua que « l’échec technique » des mercenaires fut, c’est vrai, dû au fait que les renforts n’avaient pu arriver à temps ; mais que ce « dysfonctionnement », imputable à un défaut d’organisation, trahit l’absence d’un commandement central. Fondamentalement, donc, la vraie cause du « revers » procède de l’absence d’unité politique. Le discours fut relayé par les médias, colporté à travers les consoles portatives, mais aussi les chaînes de diffusion, si bien que se constitua une opinion que l’on dit « publique », finalement acquise à l’utilité de former un gouvernement.

On estima en haut lieu qu’il faudrait commencer par un gouvernement provisoire dont la mission sera d’élaborer un Pacte d’unité nationale. Le problème structurel en Terres noires est la fragmentation politique des forces divisées en clans ennemis et factions rivales. Depuis l’installation des industriels, la société est si divisée que l’on ne saurait parler de nation. Il importe avant tout d’en réconcilier les forces ; plus modestement pour commencer, de concilier les intérêts antagoniques. Rus Nasrul en avait d’ailleurs brossé la situation devant Ygrem, Santem, Oramûn, Almira, Ols, Nïmsâtt. Les hobereaux en veulent aux industriels de leur avoir soustrait la main-d’œuvre serve qui occupait leurs terres. Ces déracinés se sont sentis rejetés par la société entière, après avoir été embauchés puis débauchés par les industriels. Les artisans voient dans les ouvriers et les chômeurs une menace directe pour leur survie professionnelle, et les industriels aspalans accumulent du ressentiment contre les industriels nassugs de Iésé, accusés de s’être octroyés la part du lion en se réservant les secteurs de pointe…

Qui pourrait donc concilier tout ce monde, mettre les divers représentants autour d’une table de conférence, donner à chacun sa part du pouvoir, en dégager quelque chose comme un contrat que l’on puisse présenter comme un Pacte d’unité nationale ?

C’est alors que fut avancé le nom de Zaref. L’idée émanait du Président du Syndicat Autonome. Il la fit cheminer de sorte qu’elle soit reprise par d’autres bouches, et c’est en définitive un gros industriel aspalan qui fit la suggestion. Zaref, expliqua-t-il, est l’homme de la situation, en tant que médiateur. A ce titre il semble bien placé pour concilier les vues des nationalistes avec celles des industriels en général, Aspalans et Nassugs. Il a d’ailleurs beaucoup œuvré pour la Déclaration d’une Ligue indépendante des industries, associant les entreprises du littoral, de Iésé à Syr-Massoug.

Le discours convainquit. Zaref fut nommé au rang d’Aspalan d’honneur, et Vice-Président de la Ligue.

 

 

À Syr-Massoug cependant s’annonçait un autre discours qu’Ygrem, roi des Nassugs, prononça à l’adresse de la Nation et de l’Union.

— Gens de Mérode, villageois des Seltenjœth, compatriotes des Terres bleues, tous, citoyens de l’Union, vous avez eu écho des tribulations affectant les contrées de l’Ouest. Des peuples se sont affrontés et déchirés à nos portes. À vous, d’abord, villageois des Seltenjœth, va mon salut. Sous la conduite du jeune Ferghan, vos braves ont su contenir l’invasion des Terres blanches par des troupes nationalistes venues des Terres noires. Grâce à la diplomatie d’Oramûn, fils de Santem, et d’Ols, mon fils, les tribus des Terres blanches ont pu enfin s’unir en un peuple et bouter les mercenaires hors de leur espace. Le peuple des Terres blanches nous a ainsi prouvé sa valeur, qui n’est pas seulement de bravoure et de force, mais aussi d’hon­neur, car il s’est abstenu du carnage. Aucune de ses tribus n’a déclenché la guerre. Sachez-le et faites-le savoir autour de vous ! Les fauteurs de guerre sont les nationalistes aspalans, soutenus par les industriels de Iésé, et, je dois dire, à notre honte, par des capitaines d’industrie nassugs. Aussi bien, je vous abjure de ne pas en tirer un jugement négatif contre les Aspalans. Ce n’est pas affaire de race. D’ailleurs, nos amis des Seltenjœth appartiennent à l’Union, ils méritent respect, admiration et reconnaissance. Un régime délétère : voilà la source véritable de la dérive meurtrière d’où procède la détresse que des peuples se sont infligée à eux-mêmes…

Ainsi Ygrem s’était-il adressé aux peuples appelés à former la nouvelle Union. Il fit valoir que la vraie liberté consiste non pas à produire et vendre librement, mais à choisir son mode de vie. Il mit en contraste le mode de vie imposé qui résulte des orientations prises par la Ligue, et un projet concerté, fondé sur la protection sociale des travailleurs, l’éducation civique des enfants et adolescents, la formation culturelle des citoyens et leur participation politique aux affaires de la Cité. Sans opposer l’État au marché, il proposa un équilibre réfléchi entre le public et le privé, tentant d’exposer ce qui, à ses yeux, mérite le caractère public et ce qui ressortit au domaine du privé.

De ce discours Ygrem avait soumis les lignes principales à Santem qui, à son tour, avait pris l’avis de Nasrul. Le roi ne songeait qu’à fonder les Quatre Cités de Mohên. Il s’était fait à l’idée de reconstituer son royaume sans sa chère capitale, Syr-Massoug, seulement avec ceux qui rejettent l’esprit de la Ligue. Cependant, Santem et Nasrul s’étaient rencontrés sur une même inquiétude : la nomination de Zaref au poste de Vice-Président de la Ligue. Nasrul a ses indicateurs à Iésé. Depuis sa position de médiateur-formateur d’un gouvernement en Terres noires, Zaref est effectivement devenu l’homme de la situation. S’inspirant de la Déclaration de la Ligue, il avait fait rédiger un corps de principes conférant aux entrepreneurs une absolue souveraineté en matière de gestion du personnel, de fabrication et de commercialisation des produits.

C’est que la position qu’il venait d’acquérir en Terres noires l’avait incité à changer de stratégie : celle-ci reposera sur la compétition entre le principe de la Ligue et celui de l’Union. Cette dernière, Zaref en était certain, ne tiendrait pas le choc de la concurrence. Elle ne saurait en conséquence assurer sur la durée le standing promis. Ses institutions seront déstabilisées, puis désavouées par les peuples. N’ayant plus les moyens de sa politique, l’Union ne résistera pas au dépeçage de ses richesses, et sa fin n’attendra plus que le coup de grâce. Tandis qu’à employer dès à présent contre elle la force militaire, le jeune gouvernement des Terres noires prendrait un risque inconsidéré, celui d’une impardonnable défaite. Il faut donc, pour l’heure, s’en remettre à la pression économique.

Sans doute une telle posture d’attente ne pouvait-elle que contrarier Falkhîs, partisan, quant à lui, d’une guerre totale. Mais Zaref se veut seul maître du temps. Celui de la guerre totale n’adviendra que pour le « coup de grâce », justement. Pas avant. Bien entendu, il convenait, en attendant, d’exiger des industriels Nassugs et Aspalans qu’ils consentent un effort soutenu de production d’armement en qualité comme en quantité. Zaref avait par ailleurs pris des contacts avec les nationalistes Aspalans, afin de réaliser une armée de métier dûment équipée.

De son côté, Ygrem avait fait son possible pour convaincre les ressortissants de l’Union de la nécessité d’un choix politique clair. Comment les sensibiliser à son analyse des tribulations dont les Terres noires venaient de pâtir ? C’est ce qu’aurait dû permettre, lui semblait-il, son discours à l’Union. Il avait en effet posé la question :

— … D’où vient ce mal ?

Et il y avait ainsi répondu :

— Du régime d’une société dépourvue d’État politique. La vie civile est livrée à des rivalités incontrôlées. Une libre carrière s’offre aux frénésies de conquête. Les armes, l’argent, le pouvoir social se mettent au service des ambitions personnelles. C’est ainsi qu’une coalition de puissants s’est imposée, pour qui le bien commun n’importe pas. La population subit l’arbi­traire d’orientations qu’elle ne saurait partager. Voyez la détresse qui en résulte chez ceux que rien ne protège contre des décisions engageant l’essentiel de leur quotidien ! Pour prévenir les émeutes, on a détourné les haines vers l’ennemi extérieur ; et ce fut l’invasion des Terres blanches. Beaucoup d’Aspalans pauvres avaient quitté leur famille pour chercher fortune en ville. Ils se sont alors retrouvés sans aide, car nulle institution n’est prévue pour leur assurer un accès au savoir, une prévention face aux insécurités, des secours en cas de perte d’emploi, de revenu, de logement. Ils sont démunis, privés des services d’orientation et de conseil. Le comble est que dans cette carence des industriels ont voulu voir une opportunité pour gagner vos marchés ! Or derrière la visée de conquête économique se dissimule une intention plus grave : subvertir le régime de protection sociale et de développement culturel dont jouissent les résidents du Royaume et qu’à présent nous vous proposons à tous, en tant que citoyens de l’Union…

Le roi des Nassugs était allé loin dans le profilage des principes politiques concurrents : choix de main d’œuvre bon marché, du côté des industriels alliés de Zaref ; robotisation des tâches répétitives, du côté des entreprises ralliées à Ygrem. Libre licenciement, du côté la Ligue ; coresponsabilité sociale des entreprises, du côté de l’Union. Privatisation de tous les services, du côté de la Ligue ; garantie publique de minimas d’éducation, de revenu, de soins de santé, du côté de l’Union. Ni écoles publiques ni universités, du côté de la Ligue ; École pour tous et Université humaniste, du côté de l’Union. Libre création monétaire des institutions financières affranchies des normes prudentielles, du côté de la Ligue ; développement de caisses d’épargne et participation de la Puissance publique aux conseils d’administration des banques, du côté de l’Union. Dévolution de la régulation monétaire à un consortium de banques privées, du côté de la Ligue ; soumission de la Banque centrale à la Couronne, du côté de l’Union. Autocratie entrepreneuriale, du côté de la Ligue ; partenariat syndicats-patronat, du côté de l’Union, et arbitrages en codécision. Ygrem appela enfin à un débat de fond sur le partage public/privé et ses justes critères. Entre les orientations de la Ligue et celles de l’Union il mit les populations en demeure de choisir :

… Voici l’annonce que Santem de Mérode, Nasrul de Seltenjœth, et moi-même vous portons : une consultation de nos peuples aura lieu sur tout l’espace de l’Union. L’alternative est claire. Sachez qu’un pouvoir s’est constitué en Terres noires, sous la fausse religion du marché libre, sans que les dirigeants de fait n’aient cherché à se faire élire. Ils se sont cooptés et ils imposent à la population un style de vie qu’elle n’a pas choisi. Rien de ce qui affecte le quotidien n’a été délibéré par les intéressés. Comme les oies et les canards que dans les villages nassugs on gave en vue des fêtes d’hiver, nos voisins doivent subir les supposés bienfaits d’une société d’intérêts privés. Mais le régime que nous vous offrons, nul ne vous l’impose. Il vous est proposé, et c’est à vous, citoyens de l’Union, de dire si vous en voulez. À vous revient la décision.

Le résultat de la consultation fut mitigé. Les Nassugs se sont rattachés aux principes de l’Union, à la notable exception de Syr-Massoug et du littoral méridional des Terres bleues. Dans l’Archipel et dans les Seltenjœth la participation électorale ne fut pas assez significative pour que le résultat en fût retenu. Cependant, la Ligue et l’Union s’étaient accordées pour maintenir entre elles le libre commerce. Or, l’Union fut déstabilisée par la concurrence. Ceux qui, venus de la Ligue, entraient dans l’Union, le faisaient souvent pour des raisons égoïstes, sans esprit civique, alors que ceux qui, venus de l’Union, rejoignaient la Ligue, ne pouvaient modifier le système, une fois qu’ils y participaient…, si bien qu’à présent Ygrem regrette le tour pris par la concurrence entre la Ligue et l’Union. Il prit la difficile décision de séparer pour sa part les deux espaces : il créa pour son royaume une union bancaire et une union fiscale. Elles feraient loi sur l’espace géographique défini par les villes, bourgades et villages qui souscrivent à la Charte. Il établit sa résidence à Mohên, résolu à en faire la nouvelle métropole et, sur l’indication de Santem, y installa la Banque royale avec son trésor principalement constitué de cristaux, quartz et pierres précieuses. De ces dispositions résulta un effet de cohésion qui sut convaincre les Aspalans de Seltenjœth. Ce fut moins évident chez les gens de Mérode. Ceux-ci souscrivirent pourtant à la Charte, mais en maintenant avec les Terres noires un commerce filtré par un jeu d’accords bilatéraux.

Au total, le demi-échec de départ faillit se transformer en succès total pour Ygrem : le roi des Nassugs était en effet parvenu à rallier à la Charte de Mohên les trois peuples de l’Union. Mais ce succès fut à l’origine des plus grands bouleversements en Terres noires et en Terres blanches, bientôt répercutés dans l’Union. C’est que le repli de celle-ci a incité la Ligue à tenter une expansion à l’Ouest. D’une part, les Aspalans s’inquiétaient de leur dépendance agro-alimentaire, car l’ouverture des Terres noires sur l’Archipel était précaire, elle risquait en tout cas d’être insuffisante. D’autre part, les Aspalans avaient gagné en unité politique et en efficience économique. Zaref mit cette situation à profit pour convaincre industriels et nationalistes de procéder à une invasion massive, Blitzkrieg en Terres blanches. Il récupérait, ce faisant, l’appui de Falkhîs.

Cette seconde invasion des Terres blanches ne pouvait que déclencher une réaction de l’Union. Ygrem, Santem, Nasrul, Nïmsâtt, n’ont jamais perdu de vue la nécessité d’un armement de pointe. Quant aux industriels aspalans, aidés par les Nassugs de Iésé et de la Ligue, ils avaient orienté une part conséquente de leur production vers des armes offensives. Les premières attaques furent le fait des nationalistes. Des Kharez furent tués en nombre. Les Tangharems se replièrent vers l’Ouest sur la rive gauche de la Gunga, sans toutefois passer sur l’autre rive, tenue par les Tuldîns. Les Djaghats durent fuir et, une fois encore, demander asile aux Olghods, bientôt débordés par l’afflux des réfugiés. Sur l’incitation d’Yvi Oramûn décida alors de se rendre avec elle au lac de Lob pour conduire les jeunes Djaghats dans la région indiquée par Lob-Âsel-Ram.

 

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