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44. La Légende de Nil, Jean-Marc Ferry, Livre 2, L'Utopie de Mohên, Chapitre IV, 4

44. La Légende de Nil, Jean-Marc Ferry, Livre 2, L'Utopie de Mohên, Chapitre IV, 4

Published Aug 5, 2023 Updated Oct 17, 2023 Culture
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44. La Légende de Nil, Jean-Marc Ferry, Livre 2, L'Utopie de Mohên, Chapitre IV, 4

 

 

De moi, Nil, mémoire qui éveille et qu’abondent tous les esprits de la planète, retenez que Nasrul attendit la nuit avant de pénétrer dans le camp des Kharez. Il s’agissait du quartier général établi, selon toute apparence, en vue d’une attaque. Il y avait en effet très peu de femmes, aucun enfant à première vue et, pour le principal de la population du camp, des hommes armés, des guerriers qui avaient tout l’air d’être en campagne.

Nasrul toucha instinctivement une sacoche qu’il avait à sa ceinture. Il y plongea la main et en sortit une pincée de poudre de couleur ocre, qu’il remit dans son sac, essuya ses mains l’une contre l’autre, s’accroupit et resta ainsi, immobile et silencieux, pendant au moins dix longues minutes. Il écoutait, interprétant chaque bruit. Il cherche avant tout à localiser les adolescents captifs. Mais il se fait en outre attentif aux bruits de cuisine. Plusieurs feux regroupaient des soldats autour d’énormes soupières. Puis, les hommes se firent servir en silence, défilant devant les marmites avec leur écuelle que remplissaient les cuisiniers. Nasrul vit deux hommes en armes se diriger vers une grande tente, portant chacun au bout du bras un sac de toile. Arrivés près de la tente, ils extirpèrent des sacs quelques morceaux de viande qu’ils jetèrent à l’intérieur. Nasrul pensa qu’il s’agirait des prisonniers. Il ne se précipita pas pour les rejoindre, mais s’éloigna du camp, laissant entre lui et les Kharez plus d’une centaine de pas ; après quoi il s’allongea dans les herbes hautes et s’endormit.

Le lendemain, Nasrul laissa s’écouler la quasi-totalité de la journée avant de se rapprocher des marmites que les cuisiniers avaient laissées à l’extérieur, se contentant de protéger le contenu par un couvercle en terre. Sans bruit il alla de marmite en marmite, y introduisant chaque fois une poignée de poudre, retourna sur ses pas pour se poster à l’extérieur du camp, et il attendit la tombée du jour.

De même que la veille, les soldats se groupèrent autour des feux qui venaient d’être rallumés, tandis que les cuisiniers remplissaient à nouveau les marmites. Puis, comme la veille, ils défilèrent pour se faire servir dans les écuelles. Nasrul attendit encore, le visage plus tendu que d’habitude. Mais il se détendit, lorsqu’il aperçut des hommes se plier de douleur en posant les mains à hauteur de leur estomac. Ils cherchaient en chancelant à s’asseoir, certains préférant s’allonger. Se laissaient de temps à autres percevoir des sortes de grognements. Nasrul estima le moment enfin venu de se rendre à l’endroit où sont détenus les jeunes garçons et filles du village martyr dont les Kharez ont massacré tous les autres habitants.

À présent qu’il faisait nuit, Nasrul progressa furtivement jusqu’à la tente des captifs. À peine entré, il posa son index verticalement sur sa bouche pour signifier aux adolescents de, surtout, ne proférer aucune exclamation. Puis il avisa un tout jeune homme qui lui semblait susceptible de l’aider à gérer l’évasion avec discrétion. Il choisit de s’adresser à lui dans la langue des Aspalans, sans donc utiliser celle des Kharez, bien qu’elle fût proche de celle des Djaghats. Le garçon put saisir pour l’essentiel les consignes de Nasrul : d’abord, rassembler les jeunes filles ; leur dire de sortir sans bruit en file indienne ; puis, au bout de trente pas, de s’allonger à terre, à plat ventre, compter lentement jusqu’à vingt en guettant le moindre signe justifiant de rester immobiles. Si tout leur paraît normal, les jeunes filles devront se diriger vers les lumières visibles dans le ciel, presque à l’horizontal en regardant vers l’Ouest. Même chose ensuite pour les garçons. Mais, tout de suite, Nasrul a une question :

— Yvi ? Connaissez-vous une jeune femme nommée Yvi ? Est-elle parmi vous ?

Nasrul continuait de parler à voix basse, mais de façon bien audible. Une fille lui dit en langue djaghat qu’Yvi a été emmenée chez le « roi » des Kharez. Nasrul en fut intrigué :

— Qui est ce « roi » ? Où est-il ?

C’est le garçon désigné comme leader de l’évasion, qui répondit :

— Oui, nous pensons que c’est le roi des Kharez. Il réside dans la tente principale, un peu plus loin, à l’écart des soldats.

Ce disant, le garçon montra la direction à Nasrul. Celui-ci lui tint un petit discours à voix très basse, sur le ton de fermes recommandations. Le garçon opinait du chef pour marquer compréhension et assentiment. Il sembla dire que tout était clair et allait se passer comme demandé. Nasrul en fut soulagé, le garçon lui inspirait confiance. Il lui signifia qu’il allait maintenant le laisser seul en responsabilité, lui rappela les lumières vers lesquelles garçons et filles devront se diriger. Puis il sortit de la tente furtivement comme il y était entré.

Il n’eut pas de difficulté à franchir la distance qui sépare la tente des captifs de celle du « roi » des Kharez. Normalement, c’eût été à peu près impossible. Mais grâce à la poudre les hommes se trouvaient dans un tel état de malaise qu’ils n’avaient ni la tête ni l’estomac à surveiller le camp. Le « roi », manifestement en bonne santé, n’a pas partagé la nourriture de sa soldatesque. Il se tenait assis sur un trône en plein air devant sa tente, protégé par trois hommes fortement armés, de taille et de masse imposantes. Rus Nasrul s’avança vers eux avec un sourire, levant ses bras bien haut, les mains ouvertes, montrant par là qu’il ne tient aucune arme. La dague et le couteau qu’il porte à sa ceinture ne sont pas de nature à impressionner les gardes. Mais ceux-ci n’entendent pas laisser Nasrul avancer vers leur chef. Ils se portèrent, menaçants, à la rencontre de l’intrus qui leur lança :

— Je veux parler à votre chef. Je souhaite négocier avec lui. Il n’a rien à craindre de moi, tant que nous parlons. Je vous demande de me laisser passer.

Les hommes allaient attaquer, lorsque le chef intervint :

— Qui es-tu ? Que veux-tu négocier avec moi ? En principe, je n’ai rien à négocier.

— Avant de te répondre, laisse-moi voir la jeune femme que tu détiens dans ta tente. Elle se nomme Yvi. Peux-tu l’appeler maintenant ?

En prononçant le nom d’Yvi, Nasrul avait volontairement élevé la voix afin d’être entendu d’elle. Yvi apparut au seuil de la tente, les cheveux défaits, le visage tuméfié.

— Je suis Rus Nasrul, ami d’Oramûn. As-tu subi de graves outrages de la part de cet homme ?

Nasrul venait de désigner le « roi ». Yvi fit de la tête un signe négatif qui le soulagea infiniment.

— Dans ce cas, une négociation est encore possible.

Nasrul venait de prononcer cette dernière phrase dans la langue des Kharez. Devant tant d’insolence le « roi » se dressa, écumant de colère, et cria à ses gardes :

— Saisissez-vous de lui, immédiatement ! Amenez-le-moi ! Étourdissez-le, si nécessaire ! Je me chargerai personnellement de son exécution.

Les trois hommes n’eurent pas le temps de porter la main à leur arme. Celui qui se trouvait le plus près de Nasrul eut la gorge ouverte d’un coup de cimeterre, tandis que le plus éloigné reçut la hache en plein front. Il fut assommé et sans doute tué sur le coup. Le garde égorgé ne mourut pas immédiatement, mais il ne pouvait crier, étouffé par son sang. Le fait d’avoir les bras levés avait permis à Nasrul de se saisir prestement de la hache et du cimeterre qu’il avait placés dans son dos, ce dont aucun des trois adversaires ne s’était douté. Quant au troisième, éberlué par la rapidité de la double exécution, il reçut dans le cou une hélice à trois couteaux tranchants. Nasrul s’en était saisi dans la foulée du lancer de sa hache. De sa main gauche, il envoya l’hélice tranchante à toute force, avec une précision qui ne pardonne pas.

 Entre temps, des hommes étaient accourus tant bien que mal, alertés par la colère de leur chef. Celui-ci se trouve à présent face à Nasrul, sans autre protection que ses armes de poing et son bouclier. Nasrul fit signe à Yvi de se rapprocher de lui, mais de rester toutefois à distance. Dans la langue de Mérode il lui indiqua les lumières, pour lui montrer la direction à prendre sans attendre l’issue de la confrontation.

— Yvi, tu te dirigeras vers ces lumières. Parvenue à leur hauteur, tu verras Rus Ferghan, mon fils. Tu le connais. Il saura te protéger.

Quant aux hommes, ils cherchaient encore à reconstituer mentalement la scène, car ils ne parvenaient pas à comprendre comment les trois gardes avaient pu être ainsi neutralisés. Cependant, ils étaient bien obligés d’admettre que l’Aspalan qui se tient face à leur chef est bien l’auteur de cet exploit. Cela ne les encourageait guère à intervenir. Faute d’un commandement qui puisse contre l’intrus agencer une action rapide et conjointe, nul ne s’estimait d’attaque pour tenter un geste héroïque.

D’ailleurs, tous se sentaient surveillés par Nasrul qui n’en quittait aucun des yeux. Mais lui n’avait plus qu’une idée : mettre à profit les brefs moments d’indécision des hommes pour rejoindre Yvi qu’il suppose sur le chemin du retour. Cependant, le roi des Kharez — car il s’était proclamé roi après avoir soumis d’autres tribus — ne l’entendait pas ainsi. Il vit que ses hommes n’osaient intervenir. N’écoutant plus que son orgueil, il invectiva Nasrul :

— Si tu n’étais pas qu’un mercenaire, mais un chef de guerre, comme moi, je te défierais et déferais en combat singulier.

Le sourire de Rus Nasrul se durcit soudain :

— Il m’aurait suffi de quelques mots pour que les hommes valides de Seltenjœth fondent sur ton camp à mes côtés. Mais le combat eût été trop inégal. Sans déchoir de ce que tu estimes être ton rang, tu peux donc te mesurer à moi et montrer par-là que ton titre n’est pas usurpé.

Le « roi » demeura un instant stupide, impuissant à porter la réplique que les hommes attendaient et, pis encore, à relever le défi du combat singulier. Nasrul se tint en attente, face au chef, durant plus d’une minute, ce qui, dans cette situation, est déjà un temps fort long. Ne voyant aucune réaction chez son adversaire, il fit demi-tour en fixant les hommes qui formaient une haie, prêt à stopper chez quiconque la moindre velléité d’agression. Il allait prendre le chemin du retour, lorsqu’il sentit une déchirure dans le triceps : venait de l’atteindre la pointe effilée d’un javelot, sans doute celui d’un des trois gardes neutralisés. Accompagnant le jet d’un hurlement de rage, le roi des Kharez enchaîna vivement son attaque. Il brandit sa dague d’une main, une hache, de l’autre, fondit sur Nasrul qui eut juste le temps d’esquiver avec une souplesse sidérante. Se courbant jusqu’à presque toucher le sol de sa poitrine, avec son bras resté valide il se saisit de son couteau dont il frappa son ennemi sans se retourner. Quasiment dans le même mouvement il jeta le couteau à terre pour s’emparer de sa dague qu’il planta dans la poitrine du roi. Puis il lui releva la tête par les chignons qui composaient sa coiffure, et le décapita. Cela fait, Rus Nasrul déposa la tête sur l’un des boucliers qui se trouvaient au sol. Ses yeux d’argent étincelaient de toute la fureur des crimes perpétrés dans le village des Djaghats.

Aucun des soldats présents n’osa se mettre en travers de sa route. Rus Nasrul traversa le camp, pensant rejoindre Yvi, plus tard. Mais la jeune femme était restée à l’attendre. Elle s’avança vers lui, lui prit les deux mains dans les siennes. L’émotion l’empêchait d’exprimer sa gratitude, si ce n’est par ces quelques mots :

— Je ne voulais pas m’en aller sans vous. Vous êtes plus que bienvenu.

Elle lui baisa les mains. Au même moment, tous les regards se tournèrent vers les lumières de l’astronef que Rus Ferghan venait de stabiliser en lévitation à l’entrée du camp des Kharez. Il posa doucement l’engin au sol, en sortit accompagné du jeune Djaghat désigné comme leader. Rus Nasrul fixa son fils sans un mot. Mais on voyait qu’il lui demandait si tout s’est bien déroulé ; ce que Ferghan confirma d’un regard. Nasrul se tourna alors vers Yvi :

— Ferghan et moi devons nous rendre sans tarder à Sarel-Jad. Ne crains rien : Oramûn t’attend dans un camp Djaghat en compagnie d’Ols, le fils d’Ygrem. Ce garçon qui se tient aux côtés de Ferghan vous y mènera.

Nasrul dit quelques mots au jeune Djaghat. Cependant, Yvi ne saurait prendre congé sans être allée trouver Rus Ferghan. Comme avec Nasrul, elle prit les mains du jeune homme dans les siennes et se fit reconnaître, accompagnant ses paroles de son charmant sourire. Elle lui dit sa gratitude de l’avoir naguère délivrée. Lorsque l’astronef eut disparu à l’horizon, Yvi aperçut au loin une cohorte de jeunes filles et jeunes gens. Guidée par le jeune Djaghat, elle se rendra avec eux au camp saccagé par les Kharez, là où Ols et Oramûn doivent normalement attendre son retour, conformément à la promesse de Nasrul.

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