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43. La Légende de Nil, Jean-Marc Ferry, Livre 2, L'Utopie de Mohên, Chapitre IV, 2

43. La Légende de Nil, Jean-Marc Ferry, Livre 2, L'Utopie de Mohên, Chapitre IV, 2

Published Aug 5, 2023 Updated Oct 17, 2023 Culture
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43. La Légende de Nil, Jean-Marc Ferry, Livre 2, L'Utopie de Mohên, Chapitre IV, 2

 

 

Ols et Oramûn se rendirent à la demeure familiale de Santem, située non loin de Mérov, capitale de la Grande Île de Mérode. Yvi n’était plus là ! Elle avait ouï dire, à Mérov, que des moines la recherchent, et que des marins d’Is avaient été assassinés. Ils auraient été torturés avant d’être mis à mort. Personne ne s’explique cet acte de cruauté.

Personne, sauf Yvi qui soupçonna aussitôt que ces assassinats sont en rapport avec le meurtre d’Asber, l’évasion de Zaref, le déclenchement, sur la consigne d’Oramûn, d’une alerte en avis de recherche. Dans le souci de ne pas mettre en péril la famille de Santem, Yvi décida donc de partir. Masitha, la mère d’Oramûn, avait appris de sa belle-fille pourquoi celle-ci estimait devoir prendre congé. Mais Yvi n’a pas donné sa destination. On croit toutefois savoir qu’elle est partie vers l’Ouest. Elle a obtenu des frères d’Oramûn qu’ils lui prêtent un voilier…

Oramûn est troublé : terriblement déçu de ne pas trouver sa femme, mais surtout inquiet pour elle, car elle n’est plus protégée par la famille. La mère ressentit le trouble du fils comme s’il s’agissait du sien propre, et elle s’empressa de prodiguer des paroles de réconfort :

— Ne te tourmente pas pour Yvi. Elle est aussi courageuse et avisée que belle et amoureuse. Tu es le plus chanceux des hommes !

Cependant, le trouble fut redoublé, lorsque Masitha annonça la grande nouvelle :

— Ta femme, Oramûn, est enceinte. Elle aura dans l’année un enfant de toi, qui sera aussi le troisième de mes petits-enfants.

Justement, Ols, qui se tenait non loin de son beau-frère, avait assisté à la scène. Après tout, il est le gendre de Masitha, le père d’Âsel et Naej, ces deux amours qu’elle n’a même pas encore vus ! Dans son émotion, c’est à peine si Oramûn avait fait les présentations. Il se reprocha son égocentrisme : Ols et Masitha ont, eux aussi, beaucoup à se dire. Mais il ne pouvait s’empêcher de penser à Yvi. Il est improbable, se dit-il, qu’elle ait voulu se rendre dans les Terres noires, au pays des Aspalans. Cependant, on croit qu’elle est partie vers l’Ouest, alors que les Terres bleues, le pays des Nassugs, et les autres îles de l’Archipel, se trouvent respectivement au Nord et à l’Est de Mérov. Restent les Terres blanches. Mais qu’irait donc faire Yvi chez des peuples réputés barbares et que craignent les Aspalans eux-mêmes ? Cette destination est incompréhensible.

Il n’empêche : Oramûn se fie à son intuition. Il persuada Ols de prendre la mer pour les Terres blanches. Le territoire en est fort étendu. On en connaît les limites orientales : c’est la frontière avec les Terres noires. Mais on ne sait rien de ses limites occidentales. Les deux hommes décidèrent de laisser guider leur bateau par les courants. Ils supposent qu’Yvi aura fait de même. Au large de la côte occidentale de Mérode des courants conduiraient au pays des Olghods, l’un des peuples des Terres blanches. De fait le navire parvint en vue des montagnes de Welten au terme de trois jours. Il s’agit d’une chaîne dont la courbure décrit un fer à cheval évasé. C’est un massif plutôt étroit. Il ceint le littoral d’Est en Ouest en remontant vers le Nord. Des sommets on peut voir s’étendre le territoire des Olghods à perte de vue dans la plaine qu’enserrent les montagnes, du Sud au Nord par l’Ouest, laissant ouvert l’espace oriental.

Ols et Oramûn débarquèrent en aéroglisseur, laissant le navire au mouillage dans une crique. Arrivés au pied de la montagne, ils la contournèrent en longeant le littoral. Parvenus à l’extrémité orientale de la chaîne, ils décidèrent de bifurquer vers le Nord. Ils entendaient utiliser leur aéroglisseur le plus loin possible mais sans être vus des autochtones.

C’est ainsi qu’ils glissèrent confortablement jusqu’à ce qu’ils entendissent les bruits caractéristiques d’une installation humaine. Ils stoppèrent alors leur course, se contentant d’abandonner l’aéroglisseur à-même le sol, dissimulé dans les herbes de la prairie à proximité d’un monticule qui servirait de repère. Puis ils marchèrent jusqu’à se trouver en vue d’un camp d’indigènes, où ils furent accueillis par des grappes d’enfants qui manifestement voyaient des étrangers pour la première fois. Les femmes se tenaient en retrait, appelant les enfants à grands cris, ce qui attira des hommes.

Oramûn avait emporté avec lui des présents : tabac, sel, thé, fléchettes. Il en offrit aux hommes une partie, et garda le reste en réserve. Les deux amis furent alors accompagnés jusqu’à l’entrée, orientée à l’Est, d’une vaste tente octogonale, étayée par de gigantesques ramures de cervidés servant d’armatures entre lesquelles sont tendues des peaux lestées par des pierres. Ols et Oramûn furent reçus par les Anciens. Ils commencèrent par se désigner eux-mêmes, chacun posant la main sur sa poitrine en prononçant son nom. Puis ils furent conviés par signes à partager avec les hommes le repas du soir. L’atmosphère se détendit alors, et la confiance fut tout à fait gagnée, quand Oramûn, contre toute attente, s’adressa à ses hôtes dans une langue inconnue d’Ols, la langue ancienne, ancestrale, qu’il avait apprise de Masitha, sa mère :

— Êtes-vous des Âshlans ? Je reconnais votre langage !

Les hommes réagirent, surpris, déroutés :

— Non ! Pas des… Âshlans, dis-tu ? Non !

L’un d’eux crut comprendre :

— Veux-tu dire que nous participons de Asse-Halanën ?

— Qu’est-ce que « Asse-Halanën » ? S’agit-il de votre dieu ?

— Non, non ! Asse-Halanën, c’est « Asse » …

Et, disant cela, l’Olghod qui venait de répondre étendit son bras en décrivant lentement un demi-cercle, comme pour montrer une totalité.

— … Et « Halanën », c’est…

L’Olghod désigna de la main tous les hommes assis en cercle, sauf Ols et Oramûn. Ce dernier crut comprendre à son tour :

— Oui ! « Asse-Halanën » : tous les hommes… Et nous ? demanda-t-il en désignant Ols et lui-même : ne sommes-nous pas des Halanën ?

Les indigènes parurent gênés par cette question. Oui, en un sens, Ols et Oramûn sont bien des « Halanën », eux aussi. Mais, en un autre sens, il est difficile de les considérer comme faisant partie de ce « Asse-Halanën ».

Asse-Halanën, expliquèrent-ils, concerne les Olghods, d’abord, mais également les Djaghats, les Tangharems, les Tuldîns et les Kharez eux-mêmes. 

— Et vos femmes, qui sont-elles ?

— Oui, les femmes sont Halanën, elles aussi…

La gêne devenait perceptible. Cela se voyait aux sourires embarrassés. Mais Oramûn voulait comprendre. Il insista en désignant à nouveau Ols ainsi que lui-même :

— Et nous ? Sommes-nous différents de vous ? À part les Halanën, qui y a-t-il sur vos terres ? J’y ai vu des antilopes, des lézards, des oiseaux grands et petits…

— Non ! Nous ne vous confondons pas avec des animaux, bien sûr !

Et les Olghods éclatèrent de rire.

— Mais…

Ils se turent subitement. Oramûn les pressa de poursuivre.

— Nous vous avons vus de loin. Vous avez déposé au sol un plat de cuivre volant. De cela nos traditions nous parlent. Pourtant, c’est vrai, vous n’êtes pas des dieux.

À nouveau ils se mirent à rire, mais plus discrètement. Ainsi s’acheva la première soirée. Ols et Oramûn demeu­rèrent trois jours parmi les Olghods. Avant de reprendre la route, ils demandèrent aux Anciens s’ils n’auraient pas entendu parler d’une jeune femme des îles lointaines, nommée Yvi ; et ils eurent aussitôt la réponse : oui, elle est venue chez eux ! Des femmes du village ont reçu ses confidences. Elles savent peut-être ce que recherche Yvi, pourquoi elle fait ce voyage, vers quelle destination elle a repris sa route.

Oramûn demanda aux hommes la permission de questionner les femmes, ce qui ne fit pas difficulté. Yvi serait partie à sa recherche. Elle veut l’aviser d’un danger. Au lieu de se rendre directement dans la grande ville des Terres noires, près de l’embouchure de la Nohr, elle aurait fait le détour par les Terres blanches pour leurrer d’éventuels poursuivants. C’est ce qu’elle a expliqué aux femmes. Après avoir séjourné quelques jours chez les Olghods, elle est partie en direction de l’Est vers des contrées qu’habitent les Djaghats, ainsi que les Tangharems, plus au Nord, et au-delà, les Kharez. Aurait-elle eu l’idée de traverser les Terres blanches d’Ouest en Est, de gagner les Terres noires, puis de redescendre le long de la Nohr, jusqu’à Iésé ?

C’est ce que pense Oramûn. Il n’eut pas à argumenter pour convaincre Ols d’emprunter avec lui l’hypothétique parcours d’Yvi. Bien entendu, s’il faut la rattraper, il n’est pas question de poursuivre à pied. Il convient de récupérer l’aéroglisseur. Ols et Oramûn remercièrent les Olghods pour leur hospitalité, promirent de revenir, serrant longuement, comme le veut la coutume, les avant-bras des indigènes. Des deux côtés l’émotion était sincère.

 

 

La connaissance qu’Oramûn a de la langue Âshlan facilita grandement la traversée des territoires des peuples voisins des Olghods. Oramûn avait en outre conservé assez de présents pour se concilier les populations. Aussi les deux amis espéraient-ils gagner les Terres noires sans être inquiétés, quand ils découvrirent un village saccagé. Le pays des Kharez n’est pas loin du village qui se trouve cependant en territoire djaghat. Les cahutes sur pilotis avaient été jetées à terre, des ustensiles de ménage jonchaient le sol. Un peu plus loin, gémissait un chien à l’agonie. Lorsqu’ils eurent dépassé ce qui restait du village, ce fut l’horreur : des corps d’enfants, de femmes et d’hommes gisaient dans des flaques de sang séché. Presque tous étaient déjà morts. Ols et Oramûn se précipitèrent vers les survivants qui, à vrai dire, étaient mourants plus que vivants.

Les Kharez, ce sont eux, les auteurs du carnage. Le village avait refusé de leur livrer le lot de jeunes filles et jeunes garçons qu’ils exigent. Ils ne les ont épargnés que pour les emmener en esclavage. Oramûn osa demander à une mourante, si une jeune étrangère ne serait pas parmi les captives. Il reçut la réponse dans un souffle :

— Nous venions de lui donner l’hospitalité. Les Kharez l’ont emmenée, elle aussi !

La malheureuse eut encore la force d’ajouter :

— Elle a de la chance. Normalement, ils auraient dû la tuer, comme nous toutes.

La femme qui venait à l’instant de s’éteindre dans les bras d’Oramûn saurait donc qu’Yvi est enceinte. C’est ce que laisserait entendre cette ultime remarque. Oramûn se tourna vers Ols. L’un et l’autre se regardèrent avec une gravité qu’ils ne se connaissaient pas.

— Appelons Rus Nasrul !

Ols venait de parler. Il avait pris l’habitude de communiquer par téléphone avec son père, pour discuter quotidiennement des affaires du royaume, depuis ses appartements. D’une poche latérale de sa blouse il sortit l’appareil qui lui avait été remis par Ygrem, ainsi qu’à Nïmsâtt, Santem, Oramûn et Nasrul dont il eut tôt fait de repérer l’indicatif :

— Je suis Ols, fils d’Ygrem. Je me trouve avec Oramûn en Terres blanches, dans un village djaghat, non loin du territoire des Kharez. Ceux-ci ont massacré femmes, hommes, enfants. Ils ont emmené les adolescents en esclavage. Parmi les captifs ils tiennent Yvi, l’épouse d’Oramûn, enceinte de lui. Oramûn et moi sommes seuls et sans arme. Je m’adresse à vous, Nasrul, sans même entrevoir ce que vous pourriez faire pour nous venir en aide. Mais vos paroles seront un réconfort…

— Restez sur place ! Cachez-vous comme vous pourrez, mais ne bougez pas, je vous en prie. Je viens à votre rencontre. Lorsque j’estimerai être à proximité du village, je vous rappellerai.

On imagine mal l’effet apaisant que ces paroles exercèrent sur les deux jeunes hommes. Leur appel était désespéré. Pourtant Rus Nasrul ne semblait pas désemparé. Voulait-il les rassurer, stopper la panique sans toutefois avoir en tête le moindre plan ?

Ils n’eurent pas longtemps à attendre. Le carillon d’un téléphone, celui d’Ols, fit sursauter les deux amis. Nasrul annonçait son arrivée. À leur stupeur, ils entrevirent au loin la haute silhouette que l’air d’été faisait trembloter dans la lumière, comme s’il s’agissait d’une apparition. Nasrul est plus calme que jamais, ses yeux d’argent, parfaitement glaçants, contrastent avec un sourire qui inspire confiance. Ols ne put se retenir de poser la question qui brûle les lèvres :

— Comment avez-vous fait pour être si tôt avec nous ? Nous vous attendions au moins pour la tombée du jour.

— Oramûn et moi nous tutoyons. Procédons de même entre nous, mon cher Ols, voulez-vous ? Ce sera plus simple. Commençons par nous rendre au village !

Ols et Oramûn comprirent que Nasrul pouvait avoir des émotions. Ils le virent affligé et, plus encore, perclus de chagrin à la vue des cadavres. Un moment, ses yeux s’em­buèrent devant des petits enfants massacrés, de même à la vue de jeunes femmes égorgées. Après avoir étudié le terrain, il se redressa, fixant le regard vers l’Est, où s’étend le territoire des Kharez.

— Ne m’accompagnez pas ! Je n’en ai pas pour longtemps.

Réalisant la stupéfaction des deux hommes, Nasrul craignit de les vexer :

— Je parle quelques mots de la langue des Kharez, ayant déjà eu avec eux l’occasion, disons, de quelques contacts... Et puis, pour ce genre d’expédition, mieux vaut opérer seul ou avec une armée entière…

Il ajouta avec un sourire, comme si la chose était amusante :

— Encore que tout dépende de la qualité de l’armée…

Et, se tournant vers Oramûn :

— Tu reverras ta femme, Yvi, avant trois jours.

Du coup, Ols et Oramûn se sentirent pris entre deux considérations contradictoires : d’un côté, ils ne voient pas comment Nasrul pourrait être aussi sûr de lui. D’un autre côté, il leur semble impossible qu’il ait prononcé ces paroles à la légère. C’est à n’y rien comprendre, et pourtant ils éprouvent à l’endroit de Nasrul une confiance inébranlable.

Jusqu’alors, Nasrul leur avait fait face. Ols et Oramûn le voyaient juste armé d’une simple dague et d’un couteau à la ceinture. C’est lorsqu’il prit congé des deux hommes, que ceux-ci constatèrent qu’il portait dans son dos un équipement de guerrier : une hache de lancer, une hélice à trois lames et une sorte de grand coutelas ou, plutôt, un cimeterre apparemment tranchant comme un rasoir.

 

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