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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 3 avril

JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 3 avril

Pubblicato 3 apr 2020 Aggiornato 28 set 2020 Cultura
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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 3 avril

 

3 avril

Dès lors, oublieux d’avir survécu au grand Creux, je fus repris par les hantises ordinaires de la population.

Ouvrir le robinet, se laver les mains, fermer le robinet, rouvrir le robinet pour laver le robinet et à nouveau ses mains avant de refermer le robinet. Et tout recommencer parce qu’on n’est pas bien sûr. Je tournais obsessionnel.

C’était le moindre de mes soucis. Là où Diogène re­cher­chait un homme, une lanterne à la main, je m’étais muni d’une loupe pour chercher le virus dans les super­marchés. Le réel est toujours imprévisible, c’est sa marque. Quand il se présente sous la figure de l’épidémie – le Masque invisible de la peste – il n’est aucune précau­tion qui ne soit débordée.

Je tournais cinglé.

Tant que j’imaginais un drone capable d’aller me cher­cher le journal et promener le chien au matin, si j’avais eu un chien, tout allait bien, mais maintenant qu’il me sur­veillait par la fenêtre, rien n’allait plus. L’un d’eux avait survolé le square dans la journée et disait aux gens quoi faire. Il se trouve qu’il n’y avait personne, mais il ne s’en sou­ciait pas. Je le regardais, caché derrière un pan de rideau à ma fenêtre, et s’il avait pu sourire, quand il m’a remarqué, il aurait sans doute mon­tré beaucoup de joie. J’ai eu beau m’écarter, il est venu à moi et il est resté à ja­casser der­rière les vitres toute la journée. Il avait enfin trouvé quelqu’un auprès de qui ali­gner conseils, recom­manda­tions, sentences et proverbes. Au petit-déjeuner du lende­main, il n’était plus là. Un de ces ivrognes nostal­giques comme des fantômes et qui rôdent dans la nuit, de bar fermé en bar fermé, avait dû passer par le square et le drone l’avait suivi, l’ivrogne a pu se dire que l’éléphant rose des delirium tremens avait beaucoup changé.

Un des symptômes ultimes du mal était l’atteinte aux voies res­piratoires et une violente asphyxie. Ne voulant pas être pris au dépourvu, je m’étais fourni en appareil à oxy­gène avec masque et pompe électrique. Il va de soi que je n’en fai­sais pas usage dans la journée, n’ayant rien d’un hypocon­driaque, mais je ne voulais pas être surpris au cours de mes nuits. On ne peut rien savoir de ce qui va se passer dans le som­meil, oublier de respirer serait d’une rare stu­pidité. Friser ma moustache sous ma muselière fut désor­mais l’occupation fa­vorite de mes insomnies.

Je pouvais bien passer pour un homme de mauvaise foi, acariâtre et sarcastique, j’admettais tout au plus n’être ja­mais content et m’en flattais, je ne voyais pas comment être satisfait dans les conditions du confinement, à moins d’avoir la bonne humeur chevillée au cœur, ce qui corres­pond à un état d’imbécillité confor­table que je regrettais. Par ailleurs, je ne ré­clamais pas pour autant l’extermination de la ville en sorte de résoudre notre pro­blème une fois pour toutes. On le voit, je suis magnanime. J’y mettais assez peu les pieds, certes, mais si je le devais, au moins les habi­tants étaient par­qués dans leur maison et ils ne mena­çaient plus ma vie avec leurs courses de grands enfants en trottinette et ska­te­board.

C’était ce que je me disais, quand je me suis couché, complètement harassé. Si mon existence n’avait jamais eu grand sens, du moins je n’en savais rien jusqu’à présent. Je ne n’étais plus sûr que d’une chose : la vie m’aurait man­qué, confiné dans un cercueil et nostalgique de la vue de l’expansion des galaxies.

à suivre dans :

http://impeccablemichelcastanier.over-blog.com

[Luis Bunuel]

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