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La circulation du désir : Récit 1996 - 3ème épisode - 6ème et 15ème degré.

La circulation du désir : Récit 1996 - 3ème épisode - 6ème et 15ème degré.

Pubblicato 19 mar 2020 Aggiornato 19 mar 2020 Cultura
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La circulation du désir : Récit 1996 - 3ème épisode - 6ème et 15ème degré.

A COEUR OUVERT

A coeur ouvert - gouache sur papier 50x70 - 1990

LA CIRCULATION DU DESIR : RECIT 1996

pour lire dans l'ordre voici les liens à suivre

1 - https://panodyssey.com/fr/article/culture/la-circulation-du-desir-recit-1996-1er-episode-1ere-sequence-sfep6wvbgd52

2- https://panodyssey.com/fr/article/culture/la-circulation-du-desir-recit-1996-1er-episode-2eme-et-3eme-sequence-v5uhgr8f6age

3- https://panodyssey.com/fr/article/culture/la-circulation-du-desir-recit-1996-2eme-episode-1er-et-7eme-niveau-ddph2vdnceda

4- https://panodyssey.com/fr/article/culture/la-circulation-du-desir-recit-1996-2eme-episode-8eme-niveau-nee93ptj4t9s

5-https://panodyssey.com/fr/article/culture/la-circulation-du-desir-recit-1996-1eme-episode-1er-5eme-degre-qmdtr43en9un

6ème degré :

Sait-on jamais si l'on revient ? Une fois parvenu à un point, celui-là isolé de l'autre, on ne sait plus. On s'égare, car les chemins finissent tous par se ressembler.

Yaël était partie, s'était éclipsée. Tout son corps s'était brûlé aux flammes ardentes du songe. Et, à ce point de son voyage, elle ne savait plus. Etait-elle encore une dormeuse ?

Elle ne s'était point éveillée. Ou plutôt, elle ne pouvait plus savoir... à ce stade, prise qu'elle était par la réalité du songe, elle ne pouvait plus faire la différence entre un état ou un autre. Après tout, les apparences, pour cette fois, pouvaient bien s'être mêlées à cet univers bien réel où son existence tordue s'était, de tout temps, évertuée à réaliser de grandes œuvres. Vivre bien. Vivre vrai...

Ici plus de mensonges. Seule, cette corde tendue que l'on s'efforce de faire passer au-dessus de l'abîme béant pour, ensuite, s'y accrocher et, mains fermement resserrées autour du chanvre, se laisser glisser silencieusement en contemplant ce vide vertigineusement offert aux regards les moins pusillanimes.

 

 Elle marchait et jamais n'eut voulu se réveiller.

Son corps était resté meurtri. Elles l'avaient abandonnée, là, près d'un talus et depuis son éveil elle avait parcouru pendant de longues heures les plaines asséchées, des monts luxuriants et, enfin, ces roches escarpées où sa chair lisse avait été griffée, lacérée, blessée.

Un vent sourd lui soufflait près des oreilles. Elle était ahurie, incapable de pouvoir situer le paysage que ses pieds foulaient.

L'abîme avait été franchi, non sans mal. Au fur et à mesure de son avancée dans le vide, elle crut mille fois que ses muscles se déchireraient... elle n'aurait jamais pensé pouvoir soutenir un rythme aussi dur. Pourtant, elle y était parvenue. Elle avait réussi. Pour ce faire, il avait fallu qu'elle dégage de son être entier cette peur atroce qui la tenaillait. La foi.

7ème degré :

Il s'agit bien d'une certaine folie. Le récit à son tour se trouve contaminé. Lui-même se délite. Il n'existe plus de sens, les choses, désormais, ne peuvent être nommées. Et les mots s'efforcent de creuser dans la terre meuble - peut-être sur son corps - des parcelles détonantes en lesquelles ils s'enfouiraient.

On pourrait construire en ce lieu. Le terrain est assez souple pour que de nouvelles bâtisses s'y édifient. Mais la route, elle, n'est pas encore tracée. Il n'existe dans cet espace nul chemin qui convergerait jusqu'à cette terre chaude. C'est que Yaël n'est pas semblable aux bâtisseurs qui, tout en traçant des sentiers, construisent sur leurs flancs des maisons de pierre ; elle, elle n'utilise que la forme et celle-ci est trop abstraite pour entraîner en un lieu quelconque une réalité tangible, palpable.

 

Elle marche sans savoir où aller. Les murs se sont resserrés autour de ce corps fluet. On dirait qu'ils désirent l'envahir, la rejeter hors du moindre espace. Ainsi la bannir de leur territoire. Ils avancent, sûrs d'eux. Qu'elle parte... qu'elle s'échappe... qu'elle s'enfuie. Elle n'a rien à faire ici. Elle dérange. Elle n'a pas sa place. Rien que sa présence est incongrue.

Yaël ne sent rien. Elle ne sait plus. Elle ne voit rien. Elle ne voit plus. Elle ne perçoit pas le danger. Elle est aveugle.

Un corps a entrouvert une porte. Des bras se sont écartés démesurément. En croix, arc-boutés, portants sur des murs qui vacillent. Des billes sombres s'entrechoquent contre la paroi de chair. La bouche se révulse. La tête se tourne et se retourne, dans un sens dans l'autre. Les murs reculent.

Le songe se perpétue.

8ème degré :

Des bribes de paroles reviennent à la surface, qui la bercent, qui l'assoupissent et l'apaisent. Ce sont des mots sans suite. Pas de phrases. Des vocables, seulement.

Ils nomment un état. Chacun d'entre eux se trouve être le morceau d'un puzzle entier qui se regroupe maintenant, s'assemble. Il s'agit de la disparition. De l'absence. De la fin du désir... Car l'être disparu a cessé définitivement d'aimer. Ici où il gît - croit-il -, on ne saurait croire à l'amour : cette eau vide, trop transparente pour être réelle. C'est qu'elle ne s'est pas laissé prendre. Elle ne s'est jamais abandonnée pour de bon.

Il y a des morceaux de glace sur sa route. Chacun contient un mot, un son, un cri.

Chacun est un instant de sa vie.

Cristallisé...

Asséché...

Fossilisé...

Un morceau dur, du pur granit, impossible à entamer.

Un morceau blanc et translucide.

Une rune, de prime abord invisible.

Un signe tracé dans la glace.

Un souvenir évanoui.

Une fleur séchée.

Une corolle irisée.

Un morceau de fer mal taillé, élimé, émoussé.

De belles jouissances trop vite consumées.

Des morceaux de corps, de cœur...

Une pensée amoindrie.

Des petits bouts de vie que nul encore n'est parvenu à rassembler.

Des tas épars, petits cailloux laissés en déshérence... qui ne lui appartiennent plus.

Abandon. Délaissement. Fuite.

 

Son temps à elle est désheuré

9ème degré :

Elle est à côté du monde. Posé de guingois, son corps est insolite. Il dépare. Elle n'appartient à personne. Au-delà de toute espérance, elle a réussi. Plus besoin d'intrigue pour conter son histoire. Hors d'elle-même, elle s'est débarrassée du moindre nœud, moindre lien. Aucune attache. Elle dérive.

C'est une épave laissée à elle-même que les flots balancent. Nul ne songe à elle. Elle n'est là pour personne. Livrée à elle-même, elle glisse langoureusement sur cette étendue à peine écumeuse. Des nuages ronds voltigent au-dessus. Filandreux, un peu rosés, ils ne tardent pas à s'effilocher dans le ciel éclatant, dru, dur, compact.

L'épave se balance. D'une vague l'autre. Elle danse. Virevolte. Se trémousse. Prise de convulsions soudaines, elle se redresse. Un instant, elle demeure en l'air, comme suspendue à un fil invisible ; et la poupée écarte les jambes, démesurément. Le fond de son sexe est vide.

Dans un autre monde, le corps a bougé. Les mains se sont desserrées. Elles ont palpé la chair déjà frémissante. Effleurant le bout de l'aréole, elles ont tendu le téton. Le rond s'est élargi.

Sur l'eau, le reflet de son corps s'est agrandi. Une tache blanche sur une étendue bleu acier. Elle s'ancre dans l'onde.

La tache s'est immobilisée. Désormais, elle se dilue, s'évanouit, disparaît.

La mer a repris son dû.

10ème degré :

Yaël s'est éveillée peu à peu. Le sommet où elle repose n'est plus seul. Sur la corolle d'un mont, son corps s'est élevé. Les bras tendres, droits, raides. La statue a crié. Les poumons ont exhalé tout leur air. Rude, rêche, la sonorité a brisé net les formes du monde.

Elle a roulé. Déroulant ses jambes, creusant le ventre, elle a relevé son buste. Les mains contre le sexe béant pour empêcher le vide de s'y engouffrer. En cette attitude qui la fige, elle est pareille au scribe, en attente de l'impulsion que la pensée offrira à son esprit puis à ses mains, ordonnant sur la pierre blanche les signes sombres.

Elle veut écrire, ici, maintenant.

11ème degré :

Maintenant levée, ayant délaissée le songe qui s'était épris d'elle, elle retrouvait les sons que la cassette déroulait parcimonieusement.

Elle est hagarde. Echevelée, sa tignasse drue lui mange le visage. Tout son corps est tendu. La main enserre le stylet qui pénètre la feuille.

De sa bouche est tiré un sourire vague. Ses yeux sont fixes. De toutes parts, les sons jaillissent. Elle ne saurait tous les retranscrire. Ils sont trop larges. Ils s'invitent d'eux-mêmes. Mais elle ne lâche pas sa main. Celle-ci ondule furieusement, traçant avec peine les lettres. L'écriture est survoltée. Elle tangue dangereusement. Bientôt, le naufrage.

12ème degré :

- Mon amour, je sais que tu es survolté. Et les quelques raisons vagues que je t'impose pour expliquer mon état ne sauraient en rien résoudre ton attente. Mais c'est que tu me procures des douleurs insoutenables et je n'ai plus que ces pauvres mots pour au moins parvenir à te rejoindre...

 

Les mots ont fusé. Elle a écrit sans rien entendre. Elle ne sait plus ce que ces mots veulent dire. Elle ne sent pas non plus leur gravité. Elle se contente simplement de laisser sa main folâtrer de gauche à droite sans qu'il existe, à aucun moment, une brisure quelconque, une cassure ou un arrêt brutal. Sans discontinuer, le rythme infernal se poursuit. La course est devenue plus ample. Tout son corps se plie à l'exigence de l'écriture.

- Il y a des origines à tout, pour tout. Quand tu sens que le cœur glisse, il faut savoir le nouer à d'autres liens moins lâches. Il s'agit de la circulation tant des mots que des sentiments. Il ne faut jamais laisser ton désir te dicter sa conduite. Il est nécessaire, plus que jamais, de savoir réguler son flux pour que le courant s'apaise...

 

Elle écoute, maintenant. Une partie d'elle-même, sans qu'elle parvienne à interrompre pareille action, s'est laissé surprendre. Les mots s'écoulent d'une blessure désormais béante. Son cœur est à vif.

 

- Je sais que je ne parviendrai jamais à te rejoindre. Que m'importe... après tout, n'ai-je pas réussi, au moins, à me rapprocher de toi ? Du moins, à te sentir et à me laisser prendre par tes effluves. Grâce à cela, j'ai découvert en moi une exaltation nouvelle. Cela jaillissait. Sans faiblir...

 

Il aurait pu exister une parade, mais pour elle, elle en était persuadée, aucune n'aurait fonctionné. Elle s'était bien évertuée à créer ici et là quelques digues, mais, s'affaiblissant d'heure en heure, elles n'avaient pas résisté face à l'assaut furieux des vocables. Et puis, elle ne désirait plus lutter. Elle savait que c'était devenu inutile.

 

- En toute conscience, j'ai porté le poids de cet amour. Il m'a procuré une joie inextinguible. Oui, c'est cela. Tu as introduit en moi pareille flamme. Et même si le feu consume toujours le moindre combustible, le charbon ardent que je contiens, lui, ne saurait s'éteindre. Je souffle, tu sais. Sur ces braises, j'expulse cet air furieux... Et, sous le rougissement, ce corps qui s'embrase en moi, c'est toi... c'est ton âme même... celle que j'ai extirpée de ton corps... Non, je ne t'ai pas dépossédée... Il s'agit d'autre chose... C'est différent...

 

Elle se relâchait, maintenant. Les mots s'écrivaient tous seuls sans qu'elle ait besoin de fournir le moindre effort. Et, tout en s'écrivant, ils l'imprégnaient littéralement puis se couchaient sur elle, faisant de sa chair un tapis grouillant et vivace. On l'envahissait, cela s'engouffrait.

 13ème degré :

Des feuilles éparses sur le bureau. D'autres, à terre, froissées, chiffonnées, déchirées, lacérées. Un corps blanc, au milieu, gisant.

14ème degré :

Elle est repartie. Ou plutôt, elle n'est jamais revenue. Elle ne faisait que passer. Le long fuseau de son corps s'est, une seconde, ancré dans un monde puis, la seconde passée, s'en est retourné à son univers propre.

Le tableau qu'il avait peint a déteint. Les murs blancs ont jauni. Et le fantôme erre. D'un espace l'autre, il franchit allègrement chaque muraille. Toutes choses, en son esprit, ont disparu.

Pourtant, là où elle gît désormais elle n'est plus seule.

Elles l'ont retrouvée. Et à nouveau, elles jouent avec ce corps, le dépeçant et lui arrachant tout ce qu'il contient. Le moindre mot, tout vocable contenant une parcelle de son être.

Il est nécessaire qu'elle retourne au sable. Qu'elle ne soit plus que cela : un grain de sable parmi une multitude d'autres grains et qu'elle s'égare à jamais en cette infinité qui, elle-même, paraît la contenir toute entière.

S'il s'agit de sa mort, pourra-t-on croire que Yaël continue à éprouver pareille douleur ? Car elle souffre, c'est certain. Elle sait que l'amour s'est éteint en elle. Que tout, en elle, est vide. Et c'est ce néant qui la contient.

 

Yaël a rejoint le tunnel. Le sable se dévide peu à peu. Elle se mêle à ce joyeux liquide qui s'épand silencieusement sur le sol humide.

Tout cela colle, forme une masse qu'une main lourde effrite dans sa paume. Elle se sent projetée hors d'elle-même. Comme si ses yeux se déjetaient violemment hors de leurs orbites, elle se sent brusquement devenir aveugle. C'est un éclair brutal qui la traverse. Les lames du jour la dévisagent.

15ème degré :

Le jour s'est infiltré dans son crâne. Elle est encore entre deux mondes. A cheval entre son altérité propre et son absence, elle ne parvient toujours pas à choisir.

C'est que l'appel demeure oppressant. Les murs de sa chambre sont si vagues et l'ensemble de la pièce si flou. Pas comme cet espace, qui tente encore de l'arracher de son corps, lui, si prégnant, dur comme un cristal de roche. Elle se débat mais si faiblement. C'est que l'appel de la disparition est si dense, si convaincant ; comment faire pour lui résister ?

Son corps se réveille, maintenant. Tous ses pores s'ouvrent. La chair transie frémit soudainement. Il s'agit d'un autre cri. Et, avec lui, à sa suite, d'autres mots s'engouffrent, qui l'accompagnent et la soutiennent.

Avec eux, échappant à la transe menaçante, elle tord le songe. Celui-ci s'ébat tragiquement tout en continuant à ramper, sournois. Il faudrait d'autres coups, ceux-là plus francs, plus sûrs.

Ses mains s'élèvent. Ce sont des battoirs compacts. Voyant cela, le songe s'évertue à disparaître. Trop tard, écrasé, laminé, les doigts continuent à le tordre. Apeurées, elles s'enfuient. Mais les mains de Yaël ne se laissent pas surprendre par la violence des coups qu'elles lui assènent. Elles tiennent fermement la chose violette qui se dégonfle. A l'intérieur, elles se débattent mais trop tard. L'outre est crevée. Un sang noirâtre s'en épand. Qu'elle recrache aussitôt. Mêlé à la salive, le sang acide bouillonne. Tâtant son ventre, ses doigts, pareils à des tentacules, agrippent chaque grain et l'avalent. Et, de ce qui demeure, de ces parcelles essoufflées, elle forme un petit ruisseau qu'elle fait ruisseler jusqu'à son sexe.

Yaël est folle. Tout son corps s'électrifie au contact de cette substance qui s'épand sur son épiderme. Ses mains sont partout : sur ses yeux, ses cils, ses oreilles, sa bouche, son crâne, sa vulve, ses cuisses, ses fesses. Elle glisse. Ses mains glissent près des lèvres charnues et tendres qui se gonflent encore sous la poussée de la lame brusque qui se projette en elle.

Le corps dévale. Descend de son piédestal. Roule sur le parquet. Se lève. Se déjette. Se cogne. Se rue. Se plaque contre une table. Se colle. S'étend. Se relâche.

Yaël est nue. Et la table soutient chacun de ses mouvements. Elle pourrait déborder, mais non, le meuble est solide, pareil à un arbre dont les racines s'enfonceraient profondément dans la terre. Elle se démène. Les jambes se plantent en l'air. De la bouche fuse une salive folle. Le cœur bat. Les vaisseaux laissent passer le sang bouillonnant. Cela palpite. Se tend. S'ouvre. Se gonfle. Trépide. Se relâche puis se noue. Se tord. Se serre. Souffle. Remue. Bout.

Tout son corps bande. Ce n'est que le désir qui circule, celui-là toujours plus cinglant.

Eric AUSSEIL

À Aubervilliers, août 1996.

 

 

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