JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 9 avril
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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 9 avril
8 avril
Ayant aujourd’hui à peu près rien d’autre à faire que de compter le nombre de mes doigts, ce qui a des limites, j’en profiterai pour développer quelques observations sagaces, faites dans les semaines précédentes, à l’usage des générations futures (laissez-moi rire) ou du Futur lui-même, si jamais, descendue des abysses du cosmos dans les ruines de ma cave, une tête oblongue et bleue aux yeux pédonculés se penche à cet instant sur ces pages et qu’elle parvienne à les traduire dans sa langue certainement haute en couleur.
Les hôpitaux en étaient venus à mettre les infectés à deux dans chaque lit, et parfois trois tête bêche, sans compter qu’il y eut bientôt plusieurs lits dans la même chambre et que les infirmières finirent pas placer des malades sous les lits, où la plupart furent d’ailleurs oubliés. Cela fit regretter qu’on n’ait pas pensé à installer des couchettes à étages comme dans les destroyers, mais, outre que les hôpitaux ne sont pas des destroyers, on ne peut pas penser à tout, ainsi que le fit remarquer l’administration. Le nombre des personnes atteintes déborda bientôt largement des parcs hospitaliers et des cliniques où elles étaient rangées sous des tentes de campagne (s’il y avait parc, sinon dans les cours intérieures, les bureaux de la direction, la cafétéria, les cuisines et les chambres froides). Ceux qui avaient été logés dans les congélateurs vivaient à cet égard un raccourci saisissant entre la tiédeur bonace de la vie et la froideur des Ténèbres. Puisque nous en étions à l’idée de destroyer, le personnel soignant finit par quitter le navire, médecin-chef en tête, avec cathéters, bouées, déambulateurs, barques de sauvetage et appareils à oxygène avec lesquels on put survivre quelque temps dans une clinique privée de la connaissance du médecin-chef pendant que le Vaisseau fantôme vide de soignants et résonnant d’échos de bips d’alarme dérivait au large. On ne tenait plus le petit personnel de l’État.
Ceux qui n’avaient pas fui la ville dans les débuts sous un prétexte quelconque (le gazon à tondre dans leur résidence secondaire, tâche remise trop souvent à plus tard, une grand-mère à visiter d’urgence dans son benoît petit chalet des Hautes Alpes, le calfatage de la coque du yacht, du voilier, du brick ou de la goélette), ceux-là se trouvèrent coincés par la patrouille et soumis aux rudes conditions de vie des confinés. Ils ne s’en remirent pas. La prison c’est comme le vice : bon pour les autres.
Trois corps de métier trouvèrent avantage à la situation – tant qu’ils ne furent pas à leur tour contaminés par leur pratique. Les ensevelisseurs. Les désinfecteurs. Et les gardiens d’immeuble, comme je l’ai dit. Les désinfecteurs étaient d’anciens dératiseurs reconvertis sans trop de peine du public au privé. Ils ne surent pas y résister, les conditions de vie du libéralisme étant trop rudes. Les ensevelisseurs étaient les plus à plaindre : leur métier – un sacerdoce – avait perdu en qualité, en soin, en méditation, en élégance, en grâce funèbre. Être croquemort en gros n’est pas une vocation. L’un d’eux, interviewé aux Actualités, se lamenta : je ne suis pas né pour ça ! De toute façon tout ce petit monde finit mal. La fonction crée l’organe, si je peux me permettre.
Quoi qu’il en soit, de ces considérations trop brèves il convient de tirer la leçon qu’on voudra – tête bleutée ahurie ou génération nouvelle aussi cinglée que la nôtre – mais le plus sûr, à mon sens, serait à l’avenir (s’il y a un avenir) de fournir le petit personnel en surprotections et masques clinique avec filtre antibuée et boucles d’oreille unisexe, de tondre son gazon toute l’année, de vivre dans les Hautes Alpes, de faseyer autour des Antilles et de ménager des lits à couchettes dans les vaisseaux spatiaux.
On me pardonnera le ton qui peut paraître désinvolte. La familiarité avec le mal endurcit.
à suivre dans :
http://impeccablemichelcastanier.over-blog.com
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