JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE : 15 avril
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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE : 15 avril
15 avril
Rien ne dit l’activité silencieuse de la taupe jusqu’à ce que le sol s’effondre sous nos pas.
Un homme vous parlait à bonne distance, aimable et disert malgré la peur, ou à cause d’elle, il entrait dans des confidences qu’il n’aurait jamais osées, il allait vous faire connaître son point de vue sur la vie et il tombait mort.
Nous ne saurons jamais ce qu’il avait tant à dire – les ulitma verba si précieux pour les survivants d’un homme célèbre ou d’un intime, les derniers mots tellement significatifs d’une existence brève, et si cette personne était aimée c’était plus affreux que tout, la réflexion rieuse perdue à jamais dans le dernier souffle d’une femme adorée.
Avait-on eu seulement le temps de savoir qu’on mourait ? Ce n’est pas grand-chose mais ce libre arbitre, le mal nous l’ôtait. D’autres, des chanceux, avaient la possibilité d’aller vers la première marche venue au seuil d’un immeuble pour s’asseoir et mourir avec un air pensif. Hier, ils étaient toute une grappe à réfléchir sur les bancs du square avant que la voirie ne passe.
Tous n’étaient pas confinés. Tous ne mouraient pas, j’exagère toujours. Il y avait encore des gens pour travailler aux caisses des supermarchés, au volant des camions de transport, au cul des camions d’éboueurs, à toutes les cases du Monopoly truqué comme au chevet des vieillards dans les maisons de vie. C’étaient des petites gens – des « fragiles » – qui savaient de tout temps qu’il vaut mieux se faire tout petit, encore plus petit, pour échapper à la vue des Géants – des Voyous de l’industrie, du commerce et de la pensée. Ils rentraient au soir, leur devoir de héros bien malgré eux accompli, mais voilà, ils rapportaient le mal à la maison. À leurs enfants. À la vieille mère pourtant si coriace dans son fauteuil à bascule devant la tv, un vieux châle noir à pompons embrassant le dossier. La Société ogresse ne pardonne rien au petit Poucet. Ils ne se révoltaient pas souvent, ces fragiles, mais s’ils le faisaient, ils décapitaient tout, comme on fait sauter les bouchons des bouteilles de champagne d’un revers de sabre magistral. C’était grand bal, fête et réjouissances chez les riches.
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