JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 13 juin
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JOURNAL DE L’ANNÉE DE LA PESTE – 13 juin
13 juin
Le retour du mal et le sentiment qu’il donna d’une inexorable fatalité eut cet effet paradoxal de rendre la population plus sociable.
On agit comme si on vivait ses derniers instants – ce qui aurait dû être le cas depuis la naissance, et qui était parfois envisagé mais jamais soutenu – et chaque inconnu rencontré était soudain le dernier ami qu’on aurait, et dans ces conditions extrêmes, sans se soucier plus s’il était infecté ou si soi-même on l’était, mais tenant pour acquis qu’on l’était tous ou ne tarderait plus à l’être, l’étranger était fêté, embrassé et dorloté. Saisi d’une extravagante générosité, si on avait été esquimau, on aurait partagé sa fourrure d’ours, son igloo et sa femme au profit des vieux chamans. Comme on n’avait pas d’igloo on partageait dans les louanges et l’émotion la mélancolie d’être.
Cela ne pouvait durer sans s’exagérer, la ville étant ce qu’elle était, peu capable de mesure et de bon sens, je vis de véritables mouvements de foule sous mes fenêtres où testés négatifs et positifs de toutes conditions, comme libérés de leur ancre sociale, se mêlaient et démêlaient dans une agitation de remous selon les conversations, les embrassades, les exaltations, les flux et reflux. L’ardeur de se reconnaître et de s’aimer ne se démentit pas d’une semaine tant la surprise en était grande dans une société sans dieu, tant la nouveauté charmante sous l’ombre portée de la mort, tant l’émotion intense de sacrifier à la folle nostalgie de l’instant dès lors que chaque instant était le dernier.
Cet état d’esprit ôtait forcément du jugement quant aux personnes rencontrées, mais rares furent les escrocs pour en profiter, il semble qu’eux-mêmes aient été touchés par l’enthousiasme collectif et qu’ils auraient donné tout ce qu’ils avaient s’il leur avait été demandé, mais rien n’était exigé de ces célébrations mutuelles, seuls les larmes aux joues, les doigts tremblants qui touchent une lèvre, un front, ces mêmes joues pour les essuyer tendrement.
Ainsi la perspective de notre mort aurait dû faire taire tous les préjugés dès nos origines et calmer les rancunes et nos peurs dans une unité calme et apaisé. Il était encore temps, nous allions vers l’abandon des divisions et une réconciliation générale, encore quelques semaines dans l’amitié de la mort et les yeux s’éclaireraient.
– Mais cause toujours, notre espèce est maudite, à force de sympathie partagée l’exaltation fut insoutenable, jamais rien ne peut durer chez l’homme, sa joie retombe ou se porte aux extrêmes, ils versèrent dans l’excès, en somme ils s’aimèrent trop – à s’entredévorer. Ainsi, à force de fraternité, les frères épouvantables eurent-ils un lit commun dans la tombe.
Mais j’en dirai plus une autre fois, car je perdis tout courage devant ces extravagances, je me calfeutrai plus que jamais dans ma retraite et même bien au-delà de mes provisions, si bien qu’après une semaine de quasi jeûne, c’est un homme amaigri, livide, famélique, qui revit le jour pour une excursion dans les rues, ou plutôt je revis la nuit car je trouvai la situation de la ville bien pire que depuis mes fenêtres.
à suivre dans :
http://impeccablemichelcastanier.over-blog.com
[Gravure sur bois de Michael Wolgemut]