Le Fauteuil rouge, scène 30 et 31
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Le Fauteuil rouge, scène 30 et 31
Scène 30
Les photos et les bandes d’archives ne lui avaient offert qu’une silhouette aux traits flous. Elle s’était imaginé une sorte de Mel Ferrer nostalgique et affronta le regard bleu et inquisiteur d’Henri Fonda dans un visage crevassé et casqué de cheveux blancs. Il avança vers elle d’un pas glissant, comme un boxeur cherchant à placer le coup décisif.
— Quel est votre prénom ?
Il avait une voix éraillée de fumeur.
— Josiane !
— Heureux de faire votre connaissance, Josiane.
Leurs mains se touchèrent. Des taches de vieillesse dessinaient des archipels sombres sur sa peau très blanche. Ils restèrent un instant silencieux puis il sortit de sa poche l’enveloppe froissée.
— Pourquoi avez-vous signé Debbie? C’est le surnom que vous donne votre petit ami ?
— Je n’ai pas de … Je veux dire… C’est comme ça que m’appelait un garçon quand je suis entrée au journal. Il trouvait que je ressemblais à Debbie Reynolds. Il est parti mais le surnom est resté. Il la détailla avec une froideur d’entomologiste.
— C’est l’explication la plus stupide que j’aie jamais entendue. J’ai rencontré Debbie, c’était une adorable ingénue mais vous ne lui ressemblez pas tellement. Je manque à tous mes devoirs, asseyez-vous.
Il s’installa en face d’elle. Le soleil couchant durcissait son visage émacié.
— Si vous vouliez m’intriguer, c’est raté ! Pensez-vous être la première à user de prétextes ridicules pour m’approcher ? J’ai accepté de vous recevoir en souvenir du passé, qui a pour un homme de mon âge une valeur toute particulière, et par égard pour ce brave Stéphane avec qui j’ai connu quelques bons moments.
Elle identifia dans sa voix traînante des intonations du vieux Sud.
— Donnez-moi maintenant une bonne raison de poursuivre cet entretien.
Debbie, la gorge sèche, s’efforça de mettre en ordre les arguments qu’elle avait préparés au cours du voyage. Elle s’embrouilla, improvisa, parla de Stef, du festival d’Antibes, du numéro spécial, de l’intérêt des lecteurs. Elle parla même de la visite chez sa mère.
Mezz « Finger » Wasp écoutait en silence. Les ombres s’étiraient, rampaient vers eux.
— Vous êtes la journaliste la plus déconcertante que j’aie jamais rencontrée. Pourquoi avez-vous choisi ce métier ? Etes-vous musicienne ?
Elle serra les poings en essayant de ne pas baisser le regard.
— J’ai appris le piano autrefois.
— Le piano ! Que voulez-vous savoir de plus à mon sujet ? J’ai déjà tout raconté.
— Je suis persuadée que non, monsieur Wasp, je voudrais aller plus loin.
Il hocha la tête, se leva et s’approcha du fauteuil. De dos, il paraissait encore plus grand.
« Pourquoi est-il si profond ? On dirait un cercueil «
— Comment va ce vieux Stef ?
— Râleur et mal embouché.
— Alors, il n’a pas changé.
— Lorsque je suis entrée au journal, il m’a fait écouter un CD de Charlie Parker et m’a dit : « Tu te tais ! Tu écoutes ! Si tu ne comprends pas ce que cette musique veut exprimer, va te faire embaucher à Paris Turf ! »
— C’est crevard comme réflexion ! Ça ne m’éton ne pas de lui.
— « Crevant », monsieur Wasp, on dit « crevant ». Il fait le coup à tous les nouveaux.
Elle pensa à Amaury qui avait eu droit à Fletcher Anderson. Il lui avait envoyé un SMS pour lui souhaiter bonne route.
— C’est un drôle de gaillard, l’ami Stef. Nous ne nous sommes pas rencontrés si souvent que ça, finalement, mais que de souvenirs ! Il regarda autour de lui, en hochant la tête, comme s’il prenait à témoin un auditoire invisible.
— Il se fait tard, mademoiselle, et il n’est pas d’usage qu’une jeune femme reste seule chez un homme, même de mon âge. J’ai été ravi de faire votre connaissance, Elle referma son carnet, résignée.
— … Je vous propose de nous revoir demain à trois heures, après ma sieste. Les vieilles gens ont leurs habitudes. Cela vous convient-il ?
— Je … je serai à l’heure, monsieur Wasp.
— Je n’en doute pas. Je poserai toutefois une condition. Vous m’appellerez Mezz et je vous appellerai Debbie. Je suppose que vous avez rencontré mes voisins ?
— Bien sûr, des gens très sympathiques.
— Et accueillants. Si vous n’y avez déjà goûté, je vous recommande leur muscat.
Scène 31
Debbie redescendit en marchant comme dans un rêve. Avant de revenir chez la famille Lestouffade, elle prit le temps de discipliner avec un ruban rouge sa crinière malmenée par le vent. La maîtresse de maison la regarda d’un air effaré.
— Boudi, ma pôvre ! Comment vous pouvez supporter les cheveux longs ? C’est vrai que vous êtes jeune. Moi je les ai coupés à la naissance de la nine. Alors qu’est-ce qu’il vous a raconté, monsieur Mezz ?
— Il accepte de me revoir. Je vais rester quelques jours.
Son mari cessa de se friser les moustaches.
— Où allez-vous loger ? On est en pleine saison. Il n’y a plus une seule chambre de libre !
— Je n’y avais pas pensé.
— Dis donc, maman, elle pourrait prendre la chambre du haut ?
— Je ne voudrais pas….
— Mon mari a raison, vous serez bien ! Elle donne sur la cour. On peut bien faire ça, c’est pas si souvent que monsieur Mezz, il reçoit des visites.
— Alors, c’est dit pitchotte, vous logez ici. Maman, sors-nous le muscat et les biscuits ! Pour souper, ce sera sans façon, on a bien assez des rataillons dans le frigo. C’est ainsi que, le soir même, Debbie prit place à la table familiale. Major, le chien de la maison, issu d’un improbable métissage, vint poser sa grosse tête sur ses pieds, la gratifiant d’un regard inquiet.
Rassasiée, elle repoussa son assiette.
— Il y a longtemps que monsieur Wasp habite ici ?
— Dans les dix, douze ans. La villa appartenait à des Allemands qu’on voyait deux mois dans l’année. Des gens polis mais pas causants qui mangeaient que la cuisine de chez eux. Misère de nous !
— Des allemands, quoi !
Debbie reposa le verre de rosé qu’elle était parvenue à vider sous le regard satisfait de ses hôtes. La chambre était fraîche et agréable. La fenêtre s’ouvrait sur le moutonnement des collines parsemées d’oliviers. Elle vida son sac sur la table et sentit qu’elle serait heureuse dans cette maison.