Fauteuil rouge extrait n°4 Scènes 12 à14
Su Panodyssey puoi leggere fino a 30 pubblicazioni al mese senza effettuare il login. Divertiti 29 articles da scoprire questo mese.
Per avere accesso illimitato ai contenuti, accedi o crea un account cliccando qui sotto: è gratis!
Accedi
Fauteuil rouge extrait n°4 Scènes 12 à14
Scène n°12
Il revint au moment où elle jetait à la corbeille son deuxième pot de yaourt à zéro pour cent.
— Tu es restée là, ma puce ?
— J’ai décliné une proposition malhonnête et pleuré sur mon sort en voyant que tu m’abandonnais.
Elle laissa retomber sa main sur le dossier qui prenait de l’épaisseur.
— J’ai écumé les moteurs de recherche, Wikipédia et à peu près tous les sites de référence en français et en anglais. J’ai son adresse postale, ou plutôt celle des gens chez qui il fait adresser son courrier. Il ne semble pas avoir le téléphone.
— Impressionnant ! Et ensuite ?
— Mon ordi est tombé en panne. J’ai formaté tous mes fichiers, je t’ai mis par erreur en fond d’écran. Que du bonheur ! Alors, conformément aux vœux de monsieur le Directeur, je viens solliciter la Mémoire Vivante du journal.
— Allons chez moi !
Son ancienneté donnait à Stef le droit de disposer d’un bureau. Sur sa porte, depuis une époque dont on avait perdu le souvenir, un portrait du très jeune Louis Armstrong accueillait les visiteurs. Les nouveaux venus dans la rédaction avaient tous droit au même refrain. « Ce gars-là a tout inventé et réinventé. Quand tu auras compris ça, tu auras gagné le droit de me cirer les pompes. » Il la fit entrer et referma la porte. Avec un peu de chance, elle échapperait à la plaisanterie de rigueur.
« T’as passé beaucoup de temps ! On t’avait prévenue que le Stef, il est pas rapide à se mettre en route. Ouaf, ouaf ! »
Des dossiers alignés en ordre militaire voisinaient avec un foutoir de vide-grenier rapatrié, objet par objet, d’un appartement devenu trop grand. Il ouvrit un placard métallique déglingué, le dernier de son espèce dans la rédaction, passa en revue une pile de magazines fatigués et en posa quelques-uns près de l’écran 17 pouces sur lequel flamboyait une forêt d’érables. Rebelle pendant des années à l’informatique, il avait opté pour un MAC dans une rédaction vouée au culte de Bill Gates.
Debbie, en vieille habituée, prit une bière dans le frigo que décorait un poster des Inrockuptibles. Il leur arrivait encore de rire en se souvenant du regard scandalisé de miss Sourdingue qui les avait surpris un après-midi, avec de la mousse autour de la bouche. Ils trinquèrent en cognant leurs canettes comme des routiers américains. Dans le bureau de Stef, les verres étaient interdits de séjour.
— Tu as écrit un bouquin sur les relations entre le jazz et les gangsters. Il prit son air le plus vaniteux et caressa ses cheveux gris.
— En effet, chère consœur. Edition 1972. Une œuvre de référence s’il faut en croire les cinq lignes que lui consacra un critique du Monde. Tu en trouveras un exemplaire à la BPI de Beaubourg, un autre à la BNF. Les libraires en ont vendu environ trois cents, j’en ai offert et dédicacés quelques autres. Je ne te connaissais pas à l’époque. Dommage !
Elle ouvrit son carnet et le posa sur ses genoux sagement croisés
— Sois gentil, Stef, ton numéro d’intellectuel sur le retour, tu me l’as fait si souvent que j’ai l’impression d’être vieille. J’ai pensé à ton bouquin, à cause de la fusillade. Peut-être que Mezz à l’époque, a eu des rapports avec la pègre. Ça pourrait ouvrir une piste intéressante.
— Pas bête ! Je me souviens que certains se posaient des questions à son sujet quand il a débarqué en France. Je ne crois pas avoir parlé de lui dans mon bouquin mais je vais relire mes notes.
Il sortit une boîte de métal sur laquelle on déchiffrait d’anciennes inscriptions au feutre.
— Voici des photos d’époque qui devraient t’intéresser.
— Tu devrais mettre tout ça sur une clé.
— J’y penserai dans cinquante ans, quand je commencerai à vieillir. A mon humble avis, sauf si on découvre qu’il est fils naturel de Franklin Delano Roosevelt, il n’y a rien à gratter du côté de sa jeunesse. C’est juste un petit blanc qui a grandi dans le Middle West entre les champs de maïs et les églises presbytériennes, pas vraiment le décor rêvé pour de folles aventures. Il a dû s’y emmerder jusqu’au moment où il a eu l’âge de se tirer. J’ai pas mal de potes musiciens nés dans l’Amérique profonde, ils m’ont tous raconté la même histoire. Debbie feuilleta avec précaution les vieux magazines.
— Je suppose que Lebigre t’a fait des propositions malhonnêtes?
— Même pas! Il m’a juste confirmé qu’à sa connaissance, il n’existait pas d’enregistrement de sa période américaine.
— Ça me donne soif de l’avouer, mais je crois qu’il a raison. J’ai cassé la graine avec un copain qui connaît la date de naissance de la nourrice du premier saxo ayant enregistré chez Riverside. Si un tel disque existe, il doit être rudement bien caché. Il décapsula une nouvelle canette qu’il vida avant de réprimer un bruit peu distingué.
— Mais on ne sait jamais ! De temps en temps, on retrouve un vinyle oublié dans une valise, au fond de l’Alabama ou dans une cave de la 52eme rue. C’est ce qui permet à l’autre zouave de frimer.
— Ce serait rigolo qu’on en déniche un sans son aide.
— Ce jour-là, ma puce, je t’invite dans le plus grand restau et je m’habillerai comme un député.
— Message reçu et enregistré ! Passons à son changement de style. Comment a-t-il pu devenir une vedette simplement en traversant l’Atlantique ?
— Excellente question ! C’est là que le vieux Stef flaire le coup fumant. Prends un exemple au hasard, moi ! Je tenais ma partie dans n’importe quel orchestre et j’ai joué au Hot Club alors que je n’avais pas trente ans. Si j’avais émigré aux States, je ne serais sûrement pas devenu un nouveau Coltrane.
— Et après trente ans ?
— J’ai eu un éclair de lucidité et je me suis reconverti dans le journalisme.
Stef n’aimait pas évoquer sa jeunesse. Il évacuait les questions par un « Boff… C’est la vie ! Faut pas trop regarder le passé » qui décourageait les indiscrétions.
— Et si ce n’était pas le même type ?
— J’y ai pensé aussi. Ce serait une excellente idée de polar mais elle ne tient pas la route. Le « Blue Star » était fréquenté par des journalistes, des vedettes du cinéma, des tas de gens qui franchissaient régulièrement l’Atlantique. Un imposteur aurait été démasqué. Non, ma puce, il y a autre chose.
— Je me demande si je ne vise pas un peu trop haut.
Il éteignit son ordinateur. La forêt pourpre disparut de l’écran et le ventilateur essoufflé cessa de ronfler.
— « C’est au pied de la montagne qu’on mesure combien la montagne est haute ». Ainsi parla Stef le Très Sage, moine shaolin honoraire. La 1668 m’a donné soif. Si on allait boire un coup dehors pour te regonfler le moral, ma jeune disciple ?
— Oui, ô Vénérable Maître … Enseigne-moi les secrets du monde !
Scène 13
Stef avait ses habitudes aux Ambassadeurs, un café-brasserie où il appelait les serveurs par leurs prénoms. Il s’y sentait parfaitement à l’aise au milieu d’une clientèle échappée d’un ministère voisin, qui mangeait à la carte et buvait des vins millésimés. Perdue dans ses pensées, Debbie bouscula un garçon et un bruit de verre brisé attira les regards sur eux.
— Je suis désolée… Je… Je rembourserai.
— Laissez mademoiselle ! C’est juste une bière.
Stef posa la main sur son épaule.
— T’as même de la chance. Il y avait deux verres et tu n’en as fait tomber qu’un…
Debbie… Qu’est-ce qui t’arrive ? Tu pleures ?
Elle haussa les épaules et s’essuya nerveusement le nez avant d’aller s’asseoir.
Lorsque Stef la rejoignit, elle avait retrouvé son calme et regardait fixement l’extérieur. Il s’assit en soupirant.
— Franchement, ça ne vaut pas le coup de se mettre dans des états pareils.
— Laisse tomber. Ta fille t’a téléphoné pour ton anniv’ ?
— Comme tous les ans. Il fait très beau à Montréal. Elle m’a aussi envoyé un superbe diaporama de l’automne dans les Laurentides. J’ai même eu droit à un mot aimable de sa mère.
Le garçon apporta un thé et une vodka orange. Debbie s’empara du cocktail tandis que Stef soulevait délicatement la tasse avec ses gros doigts. Il but une gorgée de Darjeeling avec la distinction d’un lord anglais. Debbie vida la moitié de son verre.
— Toujours fidèle aux boissons forte, ma puce ?
— Rassure-toi ! Je ne bois que dans les lieux publics, accompagnée de gens honorables et je me saoule uniquement dans les boîtes à partouzes.
Elle s’essuya la bouche avec sa manche.
— Je repense à ce que tu m’as dit à propos de sa manière de jouer. Il a peut-être bidouillé son instrument pour obtenir un son différent, comme on fait avec une trompette bouchée.
— Bidouiller un saxo ténor ? Tu connais beaucoup de violonistes qui trafiqueraient un Stradivarius ? Non, ma puce, c’est le musicien qui donne de l’âme à l’instrument et pas le contraire. Je vais te raconter un truc : Mezz ne buvait pas d’alcool pourtant je me rappelle d’un soir où il était bien allumé, comme tout le monde d’ailleurs. On a échangé nos saxos en se jurant une amitié éternelle comme le font tous les cons bourrés. J’ai joué avec le sien et je n’ai rien remarqué d’anormal à part deux ou trois éraflures sur le métal, comme de vieilles cicatrices.
— Je me demande si ce n’est pas la femme qui est la cause de tout. Il but une nouvelle gorgée, pensif.
— C’est bien possible, il en est ainsi depuis le Paradis Terrestre.
— Tu l’as rencontrée, cette mystérieuse Déborah ?
— Jamais. Mais on ressentait toujours sa présence, je ne sais pas trop comment t’expliquer. Faut que je te fasse une confidence, ma puce. Cette histoire me travaille depuis longtemps et j’aimerais bien que tu éclaires ma lanterne
— Pour ça, j’ai besoin de quelques allumettes.
— Finis ton breuvage des dieux, après on retourne au bureau et on s’y remet.
Scène 14
Le soleil rougissait les fenêtres. Debbie aimait regarder tomber le soir sur Paris. Il lui arrivait de s’attarder à la Rédaction les soirs d’été, ce qui lui valait des propositions amicales pour meubler sa solitude. Stef alluma sa pipe, signe d’une intense réflexion. Depuis qu’un stagiaire l’avait surnommé Maigret, quelques années auparavant, il s’amusait à imiter les postures de Bruno Cremer. Il déplaça avec précautions le « bottle neck » qui faisait office de presse-papier, et rassembla les feuilles éparses sur son bureau.
(*) Goulot de bouteille dont se servaient les guitaristes de blues…
— Récapitulons ! Mezzrow Lincoln Wasperson est né le 27octobre 1917 dans un bled paumé nommé Somerville, état du Mississipi… Le même jour que Dizzie Gillespie, comme il aimait à le rappeler aux journalistes… Sur sa jeunesse et ses premiers paluchages, on n’a que de brèves allusions, qui racontent une histoire assez banale. Son père était banquier et son oncle dirigeait une compagnie d’autobus, il n’a pas dû avoir une enfance trop misérable. Il a appris la musique avec un médecin ami de son père, qui jouait du saxo et de l’harmonium le dimanche à l’église. Ce gars-là n’était pas un mauvais prof puisque le jeune Mezzrow commence à se produire dès 16 ans dans des orchestres locaux. À 20 ans, il ne s’imagine pas en notable de Somerville et met le cap sur New-York. Il trouve ses premiers engagements dans les quartiers chauds pas trop loin de Harlem. Il prétend avoir joué dans des orchestres connus. Pas facile de démêler le vrai du faux ! Les musiciens, à cette époque, étaient toujours sur les routes, changeaient de nom et prenaient des pseudos pour échapper au fisc… Dans certains articles, on raconte qu’il a été marié sans plus de détail.
Amaury passa devant la porte ouverte. Elle reconnut le blouson qu’il portait lors de leur rencontre aux Halles, avec le petit aigle sur la pochette. Il les salua et partit d’un pas pressé. Debbie se retint d’aller voir à la fenêtre. La veille elle avait aperçu une blonde platinée qui l’attendait sur le trottoir d’en face.
— Dis donc, ma puce, si je t’emmerde…. Entre amis on peut tout se dire.
— Excuse-moi, je viens de penser à un truc. Continue !
— Il est impliqué dans des bagarres, fricote peut-être avec des malfrats, mais c’était plutôt la règle que l’exception, à l’époque. Il aurait pu finir dans un pénitencier fédéral mais en 1941, la Providence l’arrache à ce destin funeste sous la forme d’un sergent recruteur. Il est envoyé dans le Pacifique avec un régiment de Marines, et passe quatre ans dans des îles de rêve, parmi des palmiers et les japonais… Guadalcanal … Leyte… Tarawa. On a raconté qu’il s’était pris un éclat d’obus dans la hanche, ce qui expliquerait sa façon de se tordre sur scène mais en réalité, il est revenu sans une égratignure.… C’est lui qui me l’a avoué. Il est démobilisé en 45 avec une médaille et quelques citations qui font oublier ses erreurs de jeunesse. Après, c’est le trou noir pendant trois ans. Pas de témoignage, pas de document. Il explique qu’il a roulé sa bosse sans autre précision. Remarque, je peux comprendre, on a tous des périodes de notre vie qu’on préfère oublier. Stef sortit deux autres canettes et les décapsula d’un air pensif.
— Pendant cette période, on trouve une seule mention de lui, dans le journal local de Somerville où il assiste à l’enterrement de sa mère, en 1946.
Il s’essuya la bouche en vrai gentleman.
— Ça confirme ce que je disais tout à l’heure. Si les journalistes n’ont rien trouvé, c’est qu’il n’y a rien à trouver.
— Il était forcément quelque part ?
— Evidemment, il n’a pas séjourné sur Krypton. Il a probablement vadrouillé d’orchestres miteux en troquets de seconde zone, de garnis en petits hôtels et de putes en serveuses de bar fatiguées. C’était le lot de pas mal de gars qui se prenaient pour Fletcher Anderson. En 48, il reparaît au « Blue Star ». A l’époque c’était une boîte à la mode, où on rencontrait des artistes et des politiciens.
Il ouvrit avec précaution une revue à la couverture éclaboussée de couleurs agressives.
Debbie déchiffra les titres rédigés dans un américain peu à cheval sur la grammaire et la syntaxe.
— Cette feuille de chou, entre deux scandales bien crapoteux, passait en revue les boîtes de nuit et ne ratait aucune nouveauté. On n’est pas nombreux en France à posséder la collection. Ecoute un peu !…
Stef, qui avait appris l’anglais sur les pochettes de disques, rajusta ses lunettes de baba-cool et lut en promenant son doigt sur les pages jaunies.
— « … Le Blue Star justifie une fois de plus sa tradition de révélateur de talents avec l’arrivée d’un jeune saxophoniste, blanc, assez beau gosse, héros de guerre ce qui ne gâche rien.
Mezzrow Wasperson, car tel est son nom, apporte à l’orchestre un jeu subtil et délié qui vient en contrepoint du contrebassiste pour… etc etc. »
— Un jeu subtil et délié. Tout le reste est du même tonneau ?
— Malheureusement, oui ! A ma connaissance, c’est la première fois qu’une revue lui consacre un reportage. Je ne sais pas si le dénommé Ronald J. Fox, auteur de ce petit chef-d’œuvre, a fait une grande carrière de journaliste mais nous lui devons une fière chandelle car le numéro est daté du 15 février 1948. Cette date est le point de départ de la période la mieux connue de sa vie, on le suit ensuite sans interruption. Il est décrit comme un bon et même un excellent musicien, mais tout de même bien loin de Parker ou Lester Young. Il fit glisser une feuille d’une pile sur l’autre.
— J’ai trouvé des informations sur le propriétaire de la boîte. Je suppose que tu n’as jamais entendu parler de Frankie Minelli « les 5 as » ?
— C’était un parrain de la mafia ?
— Juste un truand de gros calibre, membre honoraire du Syndicat du Crime. Il a été mouillé dans des affaires de meurtres, d’extorsion de fonds et de jeu clandestin mais jamais condamné. Son casier judiciaire était plus propre que le mien. — Mezz aurait fait partie de sa bande ?
— Ça m’étonnerait. Il n’avait pas la pointure… Par contre, Minelli avait une maîtresse, Marlyn, qui avait une sœur handicapée.
— Une sœur ?
— Et même une sœur jumelle prénommée Déborah.
38
Debbie reposa la canette qui avait failli lui échapper et reprit son air studieux.
— Continue….
— Pendant ces quatre années, il n’y a rien de plus à signaler. A quel moment débute sa relation avec Déborah ? Lui seul pourra te le dire. Minnelli ne lui a pas vidé de chargeur dans le ventre ce qui signifie qu’il n’y voyait pas d’inconvénient. Dans les interwiews de l’époque, il ne parle jamais d’elle mais donne l’impression d’un mec qui a enfin trouvé sa place sur cette terre. Celle d’un honnête musicien, dans un orchestre de bon niveau avec parfois des moments de gloire… Ici, il est photographié avec Kenny Klarke. Comme on n’a pas d’autres témoignages, on est forcé de lui faire confiance… Et nous arrivons au soir du 8 novembre 1952. Voilà ce que j’ai trouvé sur le site d’un journal de New-York qui a eu l’excellente idée de numériser ses archives… Il est un peu plus de neuf heures, il fait un temps à ne pas mettre un communiste dehors. Dans la salle, à part l’orchestre et le personnel, il y a Frankie et Madly buvant le champagne avec un adjoint au maire, un ou deux couples aux tables voisines. Trois types débarquent avec des sulfateuses. Ils arrosent jusqu’à vider leurs chargeurs. Si t’as vu un épisode des Incorruptibles, pas besoin de te faire un dessin.
Debbie ferma les yeux, et avala une longue rasade de bière.
— Quand ils repartent, il n’y a plus grand monde en état de respirer. Mezz, un couple qui s’était planqué sous la table et le barman, un certain Wilcox. Un sacré verni celui-là… On a retiré neuf balles de sa carcasse et il s’en est tiré. Tous les autres étaient plus troués que des pommes de douche…
— Et Mezz n’a rien eu?
— Une égratignure au pouce ! Quand les flics ont débarqué, il était debout au milieu des cadavres, son saxo à la main.
— On a su qui a fait le coup ?
— Tu rigoles ! Comme d’habitude les flics ont conclu au règlement de compte. Après un séjour en maison de repos, Mezz débarque en France, début janvier 53, il passe des auditions et un an plus tard, il sort son premier disque. Stef se gratta le ventre sans discrétion en examinant un listing où s’alignaient des noms et des dates.
— Il est passé dans tous les endroits qui comptent : le Vieux Colombier, le festival de Montreux, Antibes, le Bœuf sur le Toit. Il a joué avec Bechet, Grappelli, Reinhardt, Solal. On a des photos de lui avec le gratin de Saint-Germain-des-Prés, Juliette Gréco en tête. Panassié l’a eu tout de suite à la bonne. Quand Budd Powell est venu en France, ils ont joué ensemble.
Quelques jours avant la mort de Boris Vian, ils ont fait un bœuf à la Rose Rouge. Les anciens en parlent encore. Debbie posa délicatement sa canette vide sur la pile de photocopies.
— Toi qui l’as connu, est-il comme le décrit Clarisse ?
— Á sa grande époque, j’avais à peine l’âge de me tripoter dans les chiottes. On s’est croisé plusieurs fois, quelques années plus tard. J’ai gardé l’image d’un solitaire, un drôle de gars qui avait toujours l’air de te regarder sans vraiment te regarder. Même quand il rigolait, y avait toujours chez lui un fond de gravité et pourtant je peux te garantir que c’était pas un triste. A ma connaissance, pas de maîtresse, juste cette femme qu’on ne voyait jamais. Un type inclassable. Tu vois ce que je veux dire…?
— J’ai connu des mecs comme ça.
— A la fin de 56, il devait faire une tournée avec Art Tatum, mais l’autre est mort quelques jours plus tard. C’était une occasion de retourner aux Etats-Unis, la dernière peut-être.
— Tu as des détails sur son départ en … retraite ? — Personne n’a rien compris.
Son tube, « Runnaway Train » cartonnait, il avait des concerts prévus jusqu’à la fin de l’année suivante. A Montreux, le dernier soir, il avait fait un triomphe comme d’habitude. Au moment où tout le monde se séparait, il a annoncé qu’il raccrochait et il est rentré chez lui. C’est comme s’il avait brusquement perdu la flamme. Bizarre !
Il dessina un gros point d’interrogation sur une feuille blanche.
— Depuis, plus d’interviews, plus d’apparitions. Rien ! Le silence. Même mon copain Fred Pizella, qui l’avait suivi depuis ses débuts, s’est fait jeter. Dommage que tu ne l’aies pas connu, celui-là ! Il a pris pension au cimetière de Nogent en 82.
— On ignore des pans entiers de sa vie. Tu ne trouves pas ça bizarre ?
— Pas tant que ça. Prends Ella Fitzgerald, elle a écrit un livre de mémoires bourré de mensonges et d’inexactitudes, on n’en sait pas beaucoup plus sur elle. Il passa la main dans sa crinière qui commençait à se clairsemer.
— Comment vas-tu le contacter ?
— Il fait adresser son courrier chez un voisin, un certain Marcellin Lestouffade.
— Fais gaffe ! Déjà, à l’époque, il avait la réputation de ne pas aimer les journalistes.
Si tu te plantes, j’en connais une qui va fêter ça.
— Je sais, mais j’ai ma petite idée… Ça passe ou ça casse !
— Alors, à toi de jouer. Debbie jeta un coup d’œil dans la salle de rédaction où stagnait un relent de café.
— Ils sont tous partis.
Stef bondit de sa chaise en roulant des yeux effarés.
— Mon Dieu ! Ma réputation ! Hors d’ici, courtisane ! Ils se quittèrent sur le trottoir et Stef la gratifia de la recommandation habituelle.
— Bonne soirée, ma puce, ne fais pas de folies de ton corps !