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Fiction
Jouer à chat

Jouer à chat

Publié le 13 juil. 2021 Mis à jour le 13 juil. 2021 Voyage
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Jouer à chat

Je me suis retournée, il était là, me serra contre lui, me sourit. L’instant suivant, il était parti, laissant son empreinte sur le couvre-lit, la forme de sa tête sur l’oreiller, sa chaleur dans la pièce.

Je l’avais voulu, voulu comme certaines se réveillent avec un désir d’enfant. De l’instant où il entra dans mon champ de vision et dans ma vie, je ne retins qu’il n’y avait plus que lui, lui seul - et notre incapacité mutuelle à nous rendre heureux. Quand on veut, on peut. C’était la seule chose qui me restait de ces quatre années de cours de violon, quatre années passées à quoi ? A entendre que quand on veut, on peut. Et lui, je l’avais voulu.

Lui ne cessait de se dérober, pareil au chat qui, soudain las de la caresse, griffe la main qui la lui donne et s’enfuit en crachant. Il se donnait et reprenait aussitôt, presque automatiquement, me laissant chaque fois désarçonnée par cette inconstance, par la légèreté avec laquelle il jouait avec ce que j’avais toujours pris, à tort sans doute, pour l’affaire de chaque instant et que moi-même je traitais avec le sérieux et la gravité du magistrat ayant décidé de requérir la peine capitale.

J’étais partie toutefois la première, amarres larguées, tout derrière moi, rien devant, crevant de cette fameuse liberté dont j’étais persuadée qu’elle m’échappait. Loin, c’était la seule chose qui comptait, là où je ne connaissais personne, là où je parlais tout juste quelques mots de la langue de ce pays où j’avais choisi d’atterrir. Tout ce qui comptait, c’était d’être dans les montagnes, toujours. Il m’avait rattrapée, me contraignant à accepter l’évidence qu’était l’illusion d’une rupture avec ma propre vie.

Je m’enfonçai un peu plus dans ses bras, contre son corps. Les mots nous avaient abandonnés. On aurait dû arrêter, nous en tenir là, refuser la drogue de l’émotion, du désir, de la tendresse. On l’avait dit cent fois, on l’avait fait cent une. Et une nouvelle fois, on s’y était plongés, comme deux enfants incapables d’attendre les petites heures du jour face aux cadeaux posés sous le sapin. Comme deux chevreuils qui voient les phares de la voiture mais courent, courent, frénétiquement s’y jeter.

Lorsqu’il m’avait rejointe là où je pensais être inatteignable, je l’avais giflé. Les larmes, les cris, la colère, et puis l’insatisfaction toujours renouvelée qui venait après avoir cédé au désir, le sien, le mien. Pendant une vingtaine de jours, on parcourut main dans la main, imbéciles se donnant l’illusion d’être heureux, des paysages qui nous donnaient le sentiment de crever sur place, la beauté, le vide, l’immensité, les couleurs, la perfection. C’était trop, c’était insoutenable. Ni lui ni moi n’avions jamais su recevoir ce qui nous était offert, a fortiori quand c’était d’une telle évidence. Alors on était repartis, deux êtres déchirés, sachant où on retournait. Très précisément là d’où on venait.

Hier le jeu a recommencé. Les caresses, les baisers, les bras, la suite. Il l’initie, s’enfuit, me laissant chaque fois plus dévastée, emmenant à chaque fois avec lui des éclats de moi, de la personne équilibrée que je crus longtemps être.

Le Pérou. Littéralement. Comment peux-tu imaginer qu’on te retrouvera au Pérou ? Dix mille kilomètres. L’équateur. Un demi-hémisphère. Un océan, une jungle, des montagnes. Voilà ce que j’avais mis entre nous. Le message était limpide, et pourtant.

Lorsqu’il apparut devant moi au café au bas de l’immeuble où je sous-louais un studio, à Cuzco, ce café où j’avais pour habitude de petit-déjeuner et de sortir le soir, souvent, la colère et l’incrédulité m’emportèrent. La gifle fut l’unique réponse qui me vint, la seule qu’il attendait lui aussi.

Il y avait eu d’autres hommes et d’autres femmes. Evidemment. Des années que le jeu durait, des années à entretenir la douleur, chaque fois plus vive, chaque fois plus destructrice, des années à ne pas se quitter. Mon meilleur ami et mon pire ennemi. Un foutu cliché et une foutue vérité. A chaque fois, les autres passaient à la trappe, très vite, face au désir de lui qui m’enrageait à chaque fois qu’on se croisait. « Un verre amical ». « Une sortie entre amis ». Les mensonges qu’on s’est toujours racontés pour se retrouver… Tout y passa.

J’avais décidé du Pérou au moment où il m’avait annoncé, crevant d’un bonheur dont je savais qu’il n’était que cruauté à mon égard, que cette fois c’était fini, pour de bon, pour toujours, fini, fini, puisqu’il L’avait rencontrée, cette fameuse qui le guérissait de moi, celle avec qui il aurait cette belle relation saine, équilibrée, apaisée. En réalité, j’avais décidé de partir, au Pérou ou ailleurs, pourvu que ce soit loin, quelques mois plus tôt, me mettant à y penser obsessionnellement alors que nous étions retombés durablement dans notre travers habituel de mensonges, de jeux et de faux-semblants. Il fallait s'éloigner, à toute force.

Je n’avais cessé de revenir, happée par la grâce éblouissante de ces instants chargés de promesses. Il y a une poésie dans le masochisme qu'on s'inflige. Il y a une espèce de lucidité absolue aussitôt palliée par un aveuglement réfléchi, volontaire, assumé. On n'y voit pas, on n'y croit plus, on sait qu'il ne faut surtout pas y croire et pourtant on fonce, on se noie. J'éprouve à l'égard de cet état ce que l'on éprouve pour un repas raffiné par un cuisinier émérite : j'en veux toujours plus, et pourtant, je sais que m'en gaver me rend malade.

La Fameuse n’avait pas duré. Quelques semaines, comme toujours. C’était chaque fois le même scénario, l’intensité dramatique variant selon l’intérêt qu’il portait à sa nouvelle victime. Je savais en revanche qu’un jour, ce serait vrai, ce serait la Bonne, et que ce jour-là serait celui où je disparaîtrai.

Hier c’est moi qui l’ai appelé. L’un des prétextes réguliers, dont nous usons comme les technocrates abusent de formules de politesse et de ronds-de-manche pour faire passer l’indicible. Hier je crevais de le voir, de le sentir, de m’abandonner encore un peu à la destruction. Le bonheur de l’entendre acquiescer, bien sûr qu’il viendra, bien sûr qu’il est heureux de me voir, bien sûr.

Habiter l’instant, lui conférer la grâce d’être pur authentique noble simple évident aisé. Cesser de comprendre - cesser de penser - ressentir. L’évidence. Passer celle des corps désirants et désireux de s’assembler. Pénétrer l’âme et accepter de recevoir ce qu’on y trouve, les fragilités, les faiblesses, les lâchetés, les incohérences, les inconsistances.

Quand je l’avais eu, cela avait commencé par quelques semaines d’une intensité parfaite. Je lisais dans son regard exactement ce qu’on rêve de lire dans le regard de celui qu’on a désiré jusqu’à l’obsession. Cela ne dura pas. Je n’étais ni bonne ni douce mais lui pardonnais beaucoup et lui donnais davantage. C’était une erreur, et il en joua au point que je perdis cette foi en la possibilité du « nous » que j’avais farouchement brandie toutes ces années. J’avais cru qu’on y était arrivés. Pour quelques semaines, pas même quelques mois, ce fut seulement ça, l’émerveillement, l’acceptation de l’autre, recevoir ses sentiments, lui rendre, penser lire son âme et la voir jumelle. Le bonheur, la normalité, l’histoire de contes de fées.

Après la cent-deuxième rupture, j’ai tenté de l’effacer, doucement, me repliant dans les montagnes quelque temps, le temps salé des larmes et le temps amer du regret. La vigueur de l’air, le bruit des cloches des vaches, et surtout la poigne de l’alcool distillé maison que me fournissait le voisin me purifiait, me ramenant lentement à l’équilibre perdu. Ça semblait trop facile mais cela avait fonctionné plusieurs fois déjà, pourquoi pas celle-ci ? Cette fois, il ne vint pas me déloger, personne pour me sauver de la confrontation avec moi-même que je m’échinais à esquiver sans grande ingéniosité. Je finis par rentrer à Paris, croyant la plaie refermée, pouvoir ôter les fils et démarrer la vraie cicatrisation.

Il m’appela pour m’annoncer, calmement cette fois, sans la jubilation de tortionnaire qu’il avait eu les fois précédentes, dans ce qu’il voyait comme une saine honnêteté et que j’entendis comme une exécution méthodiquement calculée, que j’étais remplacée, et merci pour tes bons services, restons amis, de vrais amis cette fois. La Bonne. C’était la Bonne.

Quand on veut, on peut. Il ne me reste décidément rien de ces cours de violon. Même ce mantra s’est révélé aussi fallacieux que celle qui avait prétendu me l’inculquer. Quand on me retrouvera, la plaie sera béante et sans espoir de cicatrisation. Fatigué de torturer la souris, le chat l’aura enfin achevée.

Photo personnelle, non libre de droits. 

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Crédits photographiques Jean-Marc Sire

Jean-Marc Sire
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