Tony
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Tony
Pendant douze ans, il avait imaginé être parfaitement heureux. Chaque jour il se levait sans réveil, mais à l'heure précise à laquelle il devait se lever. Sa vie était une série d’habitudes et de règles, de traditions personnelles et de relations distantes. L’idée de souffrir de solitude lui eut semblée risible s’il y avait eu quelqu’un pour lui renvoyer. Qu’il puisse souffrir de se sentir seul, ou même souffrir de quoi que ce soit, aurait impliqué qu’il soit capable de ressentir quelque chose, n’importe quoi. Il ne réfléchissait jamais au passé, ne pensait qu’au présent, se concentrant simplement sur son immédiateté et sur un futur proche, celui pour lequel il lui était nécessaire de tout planifier. Son bonheur tenait avant tout au contrôle qu’il pensait exercer sur chacun des aspects de sa vie, la jouissance de l’absolue puissance au moment même où il appuyait sur la détente de l’arme. Même les armes ne lui procuraient aucun sentiment particulier, il choisissait simplement la meilleure parmi celles qu’il possédait, c’est-à-dire celle qui serait la plus adaptée à la situation.
Depuis qu'on lui avait proposé son premier contrat, il n'avait jamais arrêté, se faisant rapidement un nom dans le milieu. Il n'avait pas besoin de travailler plus de deux fois par mois pour vivre largement, et l’irrégularité de la demande ne l’avait jamais gêné, puisque les bénéfices étaient grands. Sa fiabilité, sa rigueur absolue et la méthodologie qu’il avait si soigneusement élaborée en faisait le meilleur, sans discussion possible. Pour donner le change, il louait depuis de nombreuses années un bureau auquel il se rendait quotidiennement. Là-bas une plaque discrète le présentait comme enquêteur privé. C'était effectivement le masque qu'il revêtait pour le monde et la façon dont il déclarait ses revenus à l'État – du moins ceux qui lui arrivaient autrement qu’en liquide. C'était aussi une activité à laquelle il se livrait tranquillement, acceptant les cas quand ils se présentaient, relativement rares.
Cette existence lui convenait parfaitement. Il ne se préoccupait jamais des corps. Ce n'était pas son travail, c'était celui de la police. Il descendait, proprement, sans faute, sans commettre d'erreur, pas une depuis douze ans qui eut pu le confondre.
Ceux qu'il abattait étaient uniquement des inconnus, mais il vérifiait toujours la raison pour laquelle il fallait les exécuter. Toujours des hommes, toujours adultes. L’unique fois où la question de commettre le grand tabou de l'assassinat d'une femme s'était posée, il avait décliné. Le client était nouveau sur le marché, il avait trouvé quelqu'un d'autre sans grandes difficultés.
Il ne se posait aucune question d'éthique, ne cherchait pas à justifier devant sa conscience ce qu'il faisait. Il le faisait. Sans goût particulier pour le meurtre, sans éprouver de sentiment de jouissance ou d'accomplissement quand il appuyait sur la gâchette, toujours une seule fois. S'il vérifiait les raisons de la commande, c'était avant tout pour se protéger lui-même, pour limiter au maximum les risques causés par l'enquête qui suivrait.
Il était heureux car justement il ne se posait pas de questions, ni de morale ni de conscience ni d'ailleurs à quelque propos que ce soit. Il se sentait défini par l’existence de son corps, ne s'était jamais imaginé avoir une âme, d'ailleurs qu'en aurait-il fait ?
La mort de Tony changea tout. Tony, ce n'était personne, pas même une chiure de pigeon sur un trottoir crasseux. Tony, c'était le gosse qui traînait devant la gare depuis trois ou quatre ans, lui tapant à peu près quotidiennement de la monnaie. Tony était sale, insolent, stupide et assez laid. Il n'était même pas débrouillard, avait juste assez d'instinct de survie pour s'en tirer depuis qu'il s'était retrouvé balancé au trottoir. Il avait sans doute treize ou quatorze ans, même s’il était impossible de savoir son âge exact - qu'il existe des gens ne connaissant pas leur date de naissance au XXIe siècle semble impossible à croire, et pourtant. Tony ne parlait pas, il baragouinait, généralement fort et sur un ton geignard. Il se faisait parfaitement comprendre.
Pendant toutes ces années où Tony lui avait forcé la main, jour après jour, avec ses gesticulations et ses lamentations, chaque fois il s'était senti agacé par le gosse, ne lui adressant pas la parole même en lui donnant son obole. C'était la seule personne à qui il donnait de l'argent. Il ne savait pas trop pourquoi à ce gamin dégoûtant et pas au type avec un morceau de jambe en moins qui se traînait dans le métro ou au vieux à l'air désespéré qu'il voyait aussi quotidiennement à l’entrée d’une station. Sans doute parce que c'était un gosse, même si au fond Tony était le contraire d'un enfant.
Le lendemain de la mort de Tony, il ne s’aperçut de rien. Il prit le métro à la station la plus fréquentée de la ville, comme chaque jour. Traversa la foule des heures de pointe sans effort particulier, protégé par l’espèce d’aura glacée et vaguement malsaine qui lui assurait toujours un espace vital supérieur à la moyenne dans les transports bondés, comme chaque jour. Mais contrairement à tous les jours précédents, il se sentit gagné par un léger malaise, quelque chose de si diffus qu’il ne lui accorda qu’une esquisse d’attention qu’au bout d’un temps assez long. Il déjeuna, au comptoir, comme chaque semaine. Prit son café à un autre comptoir, comme tous les jours. Reçut un client officiel, traita avec un client officieux. Fit un peu de comptabilité, prit quelques photos au téléobjectif pour parachever un dossier qu’il bouclerait le lendemain. Se désintéressa des autres comme d’ordinaire.
Il lui fallut ne pas voir Tony pour le deuxième jour consécutif pour réaliser qu’il manquait un élément à la régularité de son existence. Comme tous les jours, il se rendit à la salle de sport entre huit heures et neuf heures trente. Il avait à peine commencé son entraînement de fer (rameur, poids, tapis), indispensable pour rester le meilleur dans son activité parallèle, lorsqu’il sentit la déchirure dans un de ses muscles dorsaux. Jamais il ne s’était blessé jusqu’à présent, prenant garde à toujours faire l’économie du mouvement inutile, du mouvement dangereux ou inefficace.
Ne se définissant et ne se concevant qu’au travers de son corps, il ne pouvait concevoir que celui-ci lui fasse défaut.
Au moment où son muscle le lâcha, l’accroc dans la maille lui apparut brutalement : Tony ne l’avait pas harcelé, ni ce matin, ni le matin précédent. L’absence de ce mendiant arrogant et stupide lui traversa l’esprit comme une révélation avant d’être totalement annihilée par la douleur brutale de la déchirure.
L’immobilité forcée pour que le muscle se remette le força à annuler ses deux contrats suivants. Il ne pouvait pas se permettre la moindre faiblesse qui eut alors été synonyme de danger pour lui-même, voire d’échec de sa mission.
Il se consacra un peu plus aux enquêtes. Tony ne cessait de surgir à son esprit, n’importe quand. Il prenait sa douche et le gamin s’imposait devant ses yeux. Il tapait un rapport d’enquête et entendait ses lamentations forcées et insistantes. Il dînait et voyait soudain son regard torve, roublard.
En quelques jours, l’absence de Tony devint une obsession. Il ne pensait qu’à ça, alors que s’imposaient progressivement à sa conscience les minuscules failles qui émaillaient ses journées. Savoir qui avait tué Tony fut une question rapidement résolue. Si le sort des autres ne l’intéressait d’ordinaire nullement, il voulait savoir, dans ce cas précis, qui et comment. Il garda l’information une fois obtenue dans un coin de son esprit, celui-là même où il enregistrait les paramètres de chaque commande.
Il était une de ces rares personnes parfaitement focalisées, capable de se concentrer pendant de longues périodes sans éprouver le besoin de vérifier si l’herbe n’était pas un peu plus grasse et fournie à côté. Ce que d’aucuns cherchaient en vain toute une vie, il l’atteignait quasiment à chaque instant.
Il se rendit compte qu’il possédait cette capacité, comme cela arrive presque toujours, en la perdant. Tony revenait comme une obsession. Il arrivait encore à avancer sur ses enquêtes mais par bribes, soustrayant des miettes d’attention à son esprit toujours plus dispersé. Il termina les affaires en cours mais n’en accepta qu’une nouvelle. Il savait que cela lui prendrait beaucoup plus de temps que d’ordinaire pour la traiter.
Son muscle se remettait de la blessure subie, mais le temps passé sans faire travailler son corps en avait diminué la puissance. Et puis la salle de sport faisait partie de l’ancienne vie, celle où tout fonctionnait et où l’univers semblait s’agencer autour de lui seul. Il y retournait machinalement, mais l’éparpillement de ses pensées l’y rattrapait chaque fois davantage, l’ombre d’une nouvelle blessure planant en permanence.
Retrouver l’équilibre devint en l’espace de quelques jours une obsession, obsession identifiée à la mort de Tony. Il devait donc trouver une solution et la seule plausible était l’élimination du coupable. Tony avait été assassiné, il fallait donc le venger. Il se retrouvait pour la première fois dans la position de la plupart de ses clients officieux, dont la plupart cherchait une vengeance aussi froide qu’efficace.
Puisque l’identité du meurtrier lui était connue, il ne lui restait plus qu’à passer à l’action, en utilisant les méthodes de pistage habituelles de ses cibles, le débusquer et l’exécuter. Cependant, sachant désormais que son corps pouvait le trahir, sa méticulosité dans la préparation de l’exécution et dans la mise au point d’un plan atteignit un point extrême. Il ne pouvait pas faillir, moins que jamais. Non seulement il lui fallait à tout prix n’être pas vu, comme toujours, mais il lui fallait, plus que jamais, réussir cette mission qu’il s’était donné à lui-même, pour la première fois. Pour la première fois aussi, il en faisait une question d’honneur, il ressentait quelque chose de personnel dans l’accomplissement du rituel meurtrier. L’enjeu était tout autre qu’un abattage froid. Il en allait de sa survie, c’était désormais ainsi qu’il percevait la situation.
Il sentit la balle avant de l’entendre. Elle pénétra précisément dans une très grosse artère, celle qui court au milieu du torse et qui vide le corps de la majeure partie de son sang en moins de cinq minutes lorsqu’elle éclate. Le son vint après la brûlure, le choc après la prise de conscience. Lui-même avait toujours préféré viser la tête, la violence de l’impact étant tel que la victime n’avait pas le temps de sentir la mort s’emparer d’elle.
Mais le coup était parfait. Mortel. Imparable, littéralement irrésistible.
Face à une telle maîtrise, il ne put que s’incliner, retrouvant dans l’effondrement de ses derniers instants la souplesse élégante qui l’avait caractérisé l’essentiel de sa vie. Il n’utilisa pas ses derniers dixièmes de seconde de vie à savoir qui était finalement son exécuteur. Il accueillit le grand noir comme il vint. Le grand calme, cette paix de l’esprit qu’il avait perdue était enfin revenue.
Photo by Tom Barretton Unsplash