Chapitre 2/8 : Viens !
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Chapitre 2/8 : Viens !
L’enfant riait toujours de la maladresse d’un de ses camarades lorsqu’il reçut à son tour une boule de neige dans la figure. Et ce fut aux autres de partir d’un éclat de rire joyeux.
Mais cela n’arrêta pas le gamin. Il soulagea une voiture d’une partie de son pelage d’hiver, dégageant une large bande jaune citron sur le capot, puis entreprit de confectionner une arme plus meurtrière encore, imité bientôt par toute la bande.
« Laissez-nous passer, allons ! »
Les rares personnes qui avaient vaillamment décidé de braver la première neige ne se sentaient néanmoins pas la bonté de servir de cible à toute cette jeunesse. Pour eux, la neige était synonyme de grippe, de verglas, de taches sur la moquette, et ils ne voulaient pas y ajouter celui de guerre froide. Ce couple-ci encore moins que les autres, et, en se frayant un passage entre les gosses et les voitures, devant chez le Vieux, l’un dit à l’autre :
« Les enfants du Vieux sont venus lui rendre visite.
— Ils veulent le mettre en maison de retraite.
— Le Vieux ne voudra jamais, tu le connais.
On apercevait, derrière les fenêtres embuées, quatre personnes assises avec le Vieux autour de la table de la salle à manger et, comme pour vous faire regretter d’être sorti de chez vous, un des hommes se leva et alla remettre une bûche dans le fourneau. Il y eut quelques crépitements sonores. L’homme se frotta les mains et s’assit.
« Mais, disait Michèle, on ne peut tout de même pas le laisser là tout seul ! »
La polémique renaissait de ses cendres. Deux ans auparavant quand le Vieux avait perdu sa femme il avait déjà dû se battre pour rester chez lui. Ils avaient dit « A son âge, ce n’est pas prudent, qui lui fera à manger et qui s’occupera du ménage ? »
C’est une voisine qui sauva le Vieux en disant qu’elle viendrait s’occuper de la maison et qu’elle l’inviterait à venir manger le dimanche. Et puis, à l’époque, il était valide et on avait besoin de lui là-haut, à la fonderie.
« Vous ne trouvez pas qu’il a plus vieilli en deux mois depuis qu’il est à la retraite que ces cinq dernières années ? demanda Hélène.
— C’est vrai, cela fait une semaine qu’il n’est pas sorti, même plus le matin, m’ont dit les voisins, affirma Michèle.
— Moi, je dis qu’être seul toute la journée ce n’est pas bon pour un homme de son âge. Il ne mange presque plus déjà, surenchérit Bernard.
Si le Vieux entendait tout cela, il n’en laissait rien paraître. Ses yeux sans cesse revenaient vers la rose, là-haut, sur le buffet, la rose qui s’était ouverte il y avait de cela deux jours. Il la regardait comme on regarde un ami en qui on a confiance, comme s’il croyait qu’elle eût pu dire à ses enfants :
« Ne vous en faîtes pas, je veillerai sur lui. »
— Et avec tout cela, reprit Patrick, l’hiver est là, nous ne pourrons plus venir aussi souvent qu’avant.
— Oui, mais qui le prendra chez lui ? hasarda Hélène, la femme de Bernard.
Ils avaient ri.
Patrick hésita.
« C’est que … avec les deux gamins, l’appartement est déjà trop petit, alors… mais vous, vous ne pourriez pas ?
— Comment veux-tu ? Nous sommes en plein travaux et de plus c’est beaucoup trop loin d’ici, il ne s’y fera jamais. »
C’est Bernard qui venait de parler.
Ils avaient ri. Ses enfants avaient ri de sa rose comme pour se moquer !
On entendit soudain un gros soupir monter du fond de la pièce. Une petite fille était là, recroquevillée dans le cuir profond et usé d’un fauteuil trop grand pour elle.
« Eh bien, Aurélie, qu’y a-t-il » s’étonna Hélène.
— C’est le livre… il est triste, répondit l’enfant en laisser filer entre ses doigts les pages qui lui restaient à découvrir.
— Que lit-elle ? s’enquit Patrick.
— Le Petit Prince, répondit Hélène.
L’horloge se mit à sonner. Trois coups. Pour tous les enfants l’horloge était un objet qui évoquait irrémédiablement le grand-père ou la grand-mère, au même titre que le vieux meuble dont les portes fermaient mal ou le fourneau qui toussait quelquefois. Tout cela avait l’odeur de ces dimanches où l’on rendait visite aux grands-parents.
Les grands-parents pour qui, sans doute, les minutes ne s’égrenaient pas de la même façon. Elles allaient moins vite, ils n’étaient plus si pressés, et on le trouvait long alors, le temps des interminables discussions entre grandes personnes. On aurait bien aimé allumer la vieille télévision, le seul lien qui vous rappela votre siècle même si elle n’avait plus qu’une chaîne, semblait avoir perdu ses couleurs, et que les images se déformaient dans les coins mais on n’osait pas et on attendait que le regard du grand-père ou de la grand-mère, sans doute un peu lassés eux-aussi, croise le vôtre et vous comprenne.
Aurélie suivait maintenant le mouvement du balancier et ses lèvres paraissaient compter ses allers-retours comme pour vérifier qu’il ne se trompait pas.
« Peut-être alors proposa Bernard, une… maison de retraite. Il ne serait pas si mal et ne serait plus livré à lui-même. »
Patrick jouait avec sa tasse à café. Hélène regardait sa fille et Michèle fixait la neige qui s’était remise à tomber dehors.
« Soixante ! Le balancier ne se trompait pas. »
Le Vieux regardait toujours sa rose.
La porte s’ouvrit soudain dans le couloir et, en même temps que les deux jeunes enfants, un souffle glacial pénétra dans la maison et s’infiltra jusque sous la table de la salle à manger.
« Brrr… s’exclama Patrick. »
Michèle se leva et se dirigea vers le vestibule. On l’entendit bientôt se lamenter.
« Vous êtes contents j’espère ! Toutes vos affaires sont trempées maintenant ! »
Les deux enfants ne protestèrent pas.
« Jacques, enlève tes chaussures, et toi aussi Sébastien ! »
Jacques, onze ans, obtempéra et Sébastien, imitant son frère de deux ans son aîné, entreprit de défaire ses lacets. Ce n’était pas chose facile avec des doigts gelés qui ressemblaient à des baguettes.
« Ça brûle ! s’exclama Jacques et les deux enfants se mirent à rire sous l’œil de leur mère qui inspectait les dégâts.
— On a joué à une bataille de boules de neige avec les voisins, tenta d’expliquer Sébastien qui ne trouvait plus le bout de ses lacets.
Quand les enfants furent admis dans la salle à manger, ils étaient en chaussettes, avec un vieux pull-over du grand-père dont les manches, trop longues, se balançaient à la grande joie des deux garçons.
- J’ai plus de mains, annonça le cadet, l’air faussement attristé.
Le Vieux sourit en les voyant. Les joues rouges, les oreilles rouges, le nez encore plus rouge et les cheveux défaits contribuèrent à dénouer un peu l’atmosphère. Sans s’étonner de sa question, le Vieux se demanda si sa rose était heureuse. Plus tard, bien plus tard, alors que tout le monde était reparti, le Vieux était retourné s’asseoir à la table. La lumière du jour était depuis longtemps tombée mais il n’avait pas jugé bon d’allumer le lustre.
Il regardait toujours sa rose.
Il ne neigeait plus, la grande aiguille, infatigable, entamait un nouveau tour de chiffres. Le silence ne souffrait plus à présent que des battements du balancier. Par moment, tout de même, une bûche laissait entendre un gémissement de bois, quelques étincelles jaillissaient hors du fourneau et, comme par enchantement, disparaissaient avant même de retomber sur le parquet.
Le Vieux dans ce calme se sentait heureux, reposé. La toile cirée collait encore sous son coude mais il n’y prêtait aucune attention.
— Viens avec moi, dit la rose.
Lentement le Vieux se leva, se dirigea vers le buffet, prit la rose et en retira délicatement un pétale de sable qui, en tombant, ne fit pas plus de bruit qu’une plume. Le Vieux aurait dû s’en étonner, mais il n’était déjà plus là.