

"Le Déni", extrait 4 : déménagement
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"Le Déni", extrait 4 : déménagement
Caroline hésite à poser sa question. Ce n'est pas la première fois qu'elle la pose depuis qu'Amina et elle habitent Bruxelles, et après tout, Amina pourrait très bien lui répondre que c'est le choix de sa famille et que c'est sa vie. Puis elle se souvient qu'Amina lui conseille régulièrement de se remarier et de refonder une famille, qu'elle vient encore tout juste de le faire, et qu'elles ont encore failli s'écharper là-dessus. Alors elle se dit "zut", et elle se lance.
- Et toi ? Tu ne comptes pas encore déménager ?
- Ah non, tu ne vas pas t'y remettre toi aussi. Tout le monde dans nos familles nous tombe dessus à cause de ça. Même Khalid s'y met parfois.
- Ah bon ? Khalid aussi ?
- Ben oui, l'esbroufe du milieu. Pour le directeur commercial d'une grosse boîte, une adresse à Schaerbeek, ça ne fait pas très chic.
- J'avoue. Même si c'est moins cher et que ça vous permet de mettre de l'argent de côté. Je suppose que deux grands enfants aux études supérieures, ça doit coûter un bras.
- En effet. Mais il n'y a pas que ça. Au moins moi, j'habite tout près de l'école où j'enseigne. C'est plus pratique. Au moins je ne dois pas me taper de longs trajets. C'est moins fatigant, et c'est mieux pour la vie de famille.
- J'imagine. Mais... habiter ici à l'année ne doit pas être agréable tous les jours. Tous ces vieux bâtiments... J'imagine que plus d'un a grand besoin d'une bonne rénovation. C'est ce qui rend prix et loyers avantageux, d'ailleurs.
- Oh, tu sais, on s'y fait. Et puis, la plupart de mes élèves habitent dans ce quartier. Y habiter moi aussi me maintient proche de ce qu'ils vivent. Je connais leurs parents, leurs familles, je sais comment ils vivent. Je sais quels problèmes ils ont - et aussi lesquels ils n'ont pas. Je les comprends mieux. Y compris quand il s'agit de ne pas se laisser aller à une pitié de mauvais aloi comme le feraient des gens qui vivent dans des quartiers plus bourgeois. Je connais mieux les limites de la pitié. Quand il est important de compatir, et quand il vaut mieux au contraire leur donner un bon coup de pied au derrière, à tous ces jeunes.
Caroline sourit comme quand on dit "je t'ai eu".
- Tu vois que finalement, toi aussi, tu pratiques une forme d'engagement. Même si tu ne veux pas l'avouer.
- Je n'appellerais pas ça à proprement parler de l'engagement. C'est plutôt que vivre avec les pauvres, c'est vivre dans le monde réel. C'est ne pas vivre dans un monde de rêve comme tous ces riches et tous ces bourgeois qui sont si souvent à côté de la plaque parce qu'ils sont totalement déconnectés du monde réel. C'est aussi ne pas oublier pourquoi nos parents ont émigré, ni non plus les choses qui comptent vraiment dans la vie. C'est aussi transmettre tout cela à nos enfants. C'est ne pas faire de nos enfants des gosses de riches, parce qu'il n'y a justement rien de tel que les gosses de riches pour perdre de vue la vie réelle et ce qui y compte vraiment, et pour s'inventer dans la vie des buts qui n'en sont pas, comme changer le monde, aller sur Mars ou envoyer des avions s'encastrer dans des tours avec tous leurs passagers. Le fameux 11 Septembre, ce sont des gosses de riches saoudiens qui l'ont fait, pas des pauvres Palestiniens comme on l'a dit tout au début. Les pauvres, ils ont autre chose à faire que du cinéma avec toutes ces conneries-là. Les pauvres, ils ont des familles à faire bouffer. Pas des familles dont ils peuvent profiter parce que papa-maman ont des fortunes derrière eux et ne savent même plus combien ils possèdent tellement ils en ont, pendant qu'eux-mêmes font tout un tas de conneries. Les pauvres, c'est eux qui doivent trouver le fric pour que papa et maman puissent passer une vieillesse tranquille et heureuse à profiter d'un repos bien mérité après une vie bien remplie passée à accomplir leurs devoirs et à passer le flambeau à la génération suivante, au lieu de devoir encore mendier pour survivre, ou de devoir surveiller les voitures garées le long des trottoirs pour un euro par jour par voiture comme ça se passe au Maroc. C'est tout à fait autre chose.
Crédit image : © golift.be

