Chapitre 32
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Chapitre 32
Le chat semble s’acclimater au désordre artistique de sa nouvelle demeure. Dune me montre sa nouvelle toile. Des motifs géométriques reposent sur les empreintes des coussinets du chat.
– Oui, je suis en train d’en faire une nouvelle œuvre. Chat ne savait pas, et moi je ne lui avais pas encore expliqué les règles de la maison. Y a eu quelques débordements, on s’est un peu disputés tous les deux.
Dune semble totalement convaincue que l’animal est à l’égal de l’homme.
– Je vois que tu sais exploiter ses frasques !
– Oui, regarde, ici il a fait tomber le pot, là il a joué avec les pinceaux, ensuite il a marché sur le marmoréen de la toile. Je transcende l’ensemble à ma façon ! Je laisse même les poils, ça fait du relief et ça reste dans le thème !
– Tu vas nous faire encore un super boulot ! Bon et maintenant, Chat et toi avez bien discuté de votre colocation ?
– Ah oui, on s’est mis d’accord pour ne pas empiéter sur l’espace vital de l’un ou de l’autre.
– Voilà de quoi me tranquilliser !
J’ai du mal à contenir mon ton mi-grave, mi-moqueur.
Par la fenêtre de la cuisine de Dune, mon regard sinue à travers les rideaux fluides du ciel. Sur un ailleurs tout doux, je m’imagine des festivités sensorielles aux quatre points cardinaux de nos sens. Gaspard et moi à l’unisson de nos envies les plus secrètes. Une pluie glacée agace le soleil dont les précieuses agapes réchauffent le mental des habitants de la petite ville.
Dune remplit sa journée comme lorsqu’elle ouvre le frigidaire pour compenser un manque émotionnel sans faim. Elle ne veut pas rester seule. La compagnie de Chat ne suffit pas. Elle a besoin de s’occuper l’esprit et le corps pour s’anesthésier de l’absence du potentiel homme de sa vie. Depuis sa séparation avec le père d’Ana, il y a quelques années, aucun homme n’a pu véritablement entrer dans sa vie.
Beethoc, site de rencontre internet en vogue ne cesse de l’habiter toute entière. Intoxication lente et incertaine. Autant je m’y suis presque glissée sans dépasser le perron, autant Dune l’habite de la cave aux combles. J’ai rencontré Gaspard au moment où il fallait. Justesse du karma dirait la sagesse hindoue.
La recherche de l’amour par le canal virtuel est une entreprise chronophage. Entre toile de travail et toile de séduction. Dune se cherche. Au début de son épopée beethocienne, elle se noie des heures entières sur le site. D’instinct et de raison, elle s’astreint maintenant à se déconnecter du site la journée. S’offre un créneau nocturne de visite sur le site. Du moins elle essaie. Excepté là, après notre discussion sur Chat et peut-être parce qu’elle m’a sentie partir ailleurs, où elle se connecte au site.
Elle fait défiler comme un catalogue les fiches des hommes en présentoir, répond à quelques chats en ligne. Rien de féérique. Elle se pâme quand elle reçoit des messages et rit nerveusement à l’idée d’envoyer des textos. Traîner des heures sur son écran, être saillie de propositions. Il n’y a qu’à choisir. Mais comment faire le tri ?
De loin en loin, en observant Dune se démener sur la piste, je comprends qu’il est facile de se perdre sur cette autoroute sans garde-fou. C’est peut-être cette sensation d’immensité vertigineuse, de désert implacable où grouille la solitude qui m’a déboutée de l’entreprise avant même d’y entrer. Gaspard était ailleurs. Je sens une inédite confiance en moi monter de la profondeur de mes entrailles.
Je note qu’à chacune des connexions de Dune sur Beethoc, les hommes sont toujours là. Inutile donc de se presser ou de s’alarmer. Dune entretient la séduction par internet. Elle parcourt cette terre de sentimentalisme sans se laisser dérouter par des rencontres inabouties, nappe liquide en dormance. Cynisme de l’amertume, les mêmes têtes se démènent sans changement. On retrouve les mêmes photos et dialogues, impérissables. Communication épistolaire, excitation factice du virtuel, emballement des mots juvéniles. Mots-papiers, mots directs, uppercuts péniblement digérés.
Elle se raconte et j’adore écouter ses interprétations de vie. Une rencontre et c’est tout un univers hypothétique qui s’ouvre. Je suis abasourdie devant la démarcation tranchante entre chaque relation. Dune se remet de sa rupture avec l’ex en sautant à pieds joints dans une autre relation. Parfois, je m’essouffle et crie au poing de côté pour que Dune ralentisse. Besoin mise à jour pour que je puisse continuer à la suivre.
Depuis quelques semaines, Dune commence sa journée par un premier échange de message avec cet homme lointain avec qui elle est connectée par la pensée et les textos nuit et jour. L’ex est encore tiède, l’homme lointain envahit déjà l’espace vital de Dune. Besoin de trancher dans le vif, le couteau est humain, guérison d’un homme par un autre homme.
Je découvre que si Dune investit sa relation avec l’homme lointain, elle poursuit sa recherche sur Beethoc. Aucune relation n’est acquise.
Je déconnecte souvent de nos conversations. Gaspard est avec ses enfants, jusqu’au couvre-feu de ce soir. Besoin de rêver et de mettre de l’ordre dans mes idées. Je scénarise nos retrouvailles. De longues heures avant de pouvoir le toucher.
L’appartement de Dune est l’exacte réplique du mien mais en plein. Mon lieu de vie est dénudé. Les murs pleins sont à la poursuite de l’épuration maximale d’objets non indispensables. Difficile avec des enfants en bas âge. Celui de Dune est rempli à craquer d’objets hétéroclites et inutiles à qui Dune offre une deuxième vie.
Nous échangeons des nouvelles d’Ana dont la chambre est devenue une annexe à l’atelier de Dune.
– Elle ne perdait pas ses cheveux ?
– Ça va mieux, elle est partie avec Brianne consulter un contact d’Esthair à New Delhi. La praticienne les a auscultées toutes les deux et au lieu de partir dans des délires extravagants médicaux, elle leur a prescrit une cure de légumes et de fruits ainsi qu’un traitement du cuir chevelu à base de plante ayurvédique qu’elles appliquent toutes les nuits avant de dormir, me déclare Dune d’une voix enjouée.
– Et cette forme de médecine traditionnelle, ça marche alors ?
– Ça repousse, et ça ne tombe plus. Pour renforcer la solidification du cuir chevelu et sa repousse, elle leur a prescrit une fois par semaine un shampoing au henné. Tiens, regarde sur l’écran !
– C’est bien Ana ? et c’est sa copine ? m’écrié-je en voyant les cheveux rouges d’Ana et ceux cuivrés de Brianne.
– Et oui, la préparation est toute simple ! Cinq cuillerées de poudre de henné mélangées à un jaune d’œuf et à du thé noir ! Elles y rajoutent ensuite la lotion ayurvédique et laissent leur mixture toute la nuit sur la tête sous un bonnet de douche !
– Mais pourquoi ça devient rouge ?
– Figure-toi que le henné naturel a une coloration rougeâtre qui ne se voit pas sur les cheveux noirs des indiens. Brianne est châtain clair et Ana blonde, la teinture fait effet ! Ici on utilise du henné incolore.
Dune est bien renseignée. De son côté, Chat prend ses marques. Il adore jouer avec des boules d’argile fabriquées par Dune.
Je perce la bulle de l’immeuble en m’extirpant de son cocon. J’ai besoin de mouvements et de me dépenser. Le soir arrive et l’envie de me coller à Gaspard me tenaille. Je l’attends et je crève de sentir enfin son corps.
Je ne vois rien des détails de mon itinéraire à vélo pour aller à mon rendez-vous avec Gaspard, grandement troublée à l’idée de le revoir après ces quelques jours passés loin de lui. Je le retrouve sous une lune rousse gigantesque.
Bonheur simple de marcher ensemble, à l’abri de nous, longtemps, le long du serpent aquatique de la capitale. Peu de paroles. Assis sur un banc, face à l’eau vive. Je me tourne vers lui. Cette fois-ci, c’est moi qui l’embrasse, sans réfléchir. Nos lèvres se scellent entre délice sensoriel et atemporalité. Enfin heureuse d’avoir osé.
Gaspard me regarde :
- Par-là ou par-là ? me chuchote-t-il en pointant du doigt le nord-ouest ou le sud-est du firmament parisien.
Je mets quelques secondes à répondre. Au fond, nous voulons la même chose. Je suis avec lui, je marche avec lui, et pense à des scènes coquines, ma main dans la sienne. Nous optons pour le nord-ouest. La promenade le long de la Seine sinue jusque dans les murs de mon pigeonnier de Capcity-le-Soubresaut.
J’allume des bougies. Un doux halo éclaire mon salon. Nos regards s’aimantent. Je sens la chaleur de sa peau contre la mienne et le silence de son souffle attentif. L’Homme frôle mes lèvres pour commencer un lent parcours suspendu dans le temps. Je frisonne. Désir et plaisir s’entremêlent dans le pigeonnier du nord-ouest.
Soudain, un gros bruit.
- C’est quoi ce lit qui grince ? fait Gaspard.
- Hi hi, c’est pour gagner de la place. Je dors dans le salon !
- Une latte a sauté ?
- Viens, on s’installe sur le sol.
Ni une ni deux, le drap est jeté et nous voilà sur le sol. Je me colle à lui, l’amour monte avec une intensité crescendo. Nos corps se rappellent l’un à l’autre, comme happés par un courant continu. Le temps n’a plus de prise. La dureté du sol, si. Elle nous rappelle à la réalité.
-Viens, on met le matelas !
A même le sol, en me tenant par la taille, Gaspard s’échine à le tirer vers lui. J’épouse ses mouvements. Difficile de ne pas glousser en dépit de l’érotisme du moment.
-Ecoute, laisse-moi faire, il faut déscratcher les languettes !
Chose dite, chose faite.
-Au fait, tu n’aurais pas un petit creux ? me demande Gaspard après avoir installé le matelas.
Au milieu de la nuit, le matelas et la faim nous imposent une pause. En dépit de tous les scénarios invraisemblables que j’avais imaginés, je n’avais pas pensé à celui-ci. Gaspard, dans ma cuisine, nu avec un tablier, en train de nous cuisiner une omelette. L’amour creuse. Et manger creuse le désir. Gaspard me prend une nouvelle fois. Le sol est moelleux. L’air est tiède. Ses bras, un lagon indicible. Je sombre. Ma première nuit avec Gaspard. Une nuit fluide d’éternité aux confins de la lumière des bougies. L’aube se lève sous un manteau de neige.
Au petit matin. Gaspard est parti alors que je dormais encore. Pas un mot. Ni écrit, ni oral. Je suis complètement chamboulée par notre nuit d’amour. Elle tourne en boucle, s’élève en un rêve éveillé où chaque parcelle de ma peau s’exacerbe sous les caresses de Gaspard. Je revis chaque micro-vibration de nos deux corps. Le désir m'envahit, à nouveau, par le simple fait de convoquer quelques images précises et sensuelles.
Pourtant en contrepoint, la désertion de l’homme que je ne m’explique pas. Suis dans un état second.
Il m’est difficile de le cacher face à la sagacité de Dune qui m’appelle. Je veux garder toute la fraîcheur sensuelle de ma première nuit, dans mon jardin secret. Je devine une autre réalité. Violente. Rencontre sur Beethoc ou sur bout de trottoir, les hommes sont partout pareils. Gaspard, simple consommateur ?
FIN du tome 1