

Chapitre 6.3 : Interrogations
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Chapitre 6.3 : Interrogations
Examen de conscience — Jeudi soir
Sac à main de Mathilde – Lettre manuscrite
Ronan,
Je t’écris, ou je m’écris, à ce stade j'ignore encore ce que deviendra cette lettre ni pour qui sont ces réflexions qui la composent…
Cette lettre, disais-je, banal fil d'encre qui se dépose, habillé de pleins et de déliés, et qui se nourrit de nous, trait d'union d'un genre ancien dont, peut-être, nous n'avons pas pris le temps d'abuser.
Tout a basculé au moment précis où j’ai pris ce faux départ pour l’étage supérieur…. A cet instant, en effet, j'ai senti se résorber brutalement en moi le goulot d'étranglement qui retenait tous mes non-dits, mes désirs rentrés depuis des années, comme un sablier géant qui se remettrait soudainement à couler sous le poids énorme des ressentiments.
Comme le sablier, la base de mes envies a été étroite, au début, mais elle a enflé au cours du temps jusqu'à devenir une masse incontournable de silence, un univers de conversation courante, de rapports insipides et anodins. Aujourd'hui, Ronan, tu m’as livré une porte de sortie sans en avoir conscience et je me suis jetée dedans comme entraînée sous l'effet de la pression, une pression familiale qui mettra longtemps à s'échapper.
Tu viens de me permettre de ME dire, d'oser regarder toutes ces années vécues dans un conflit intérieur que je n'ai pas su nommer ni reconnaître, un conflit qui a engorgé notre relation. Cette situation ne me permet plus de recevoir ce que tu peux émettre de bon pour moi.
Seuls le mauvais ou le tendu filtrent encore, se frayent un chemin à travers cette espèce de cordon ombilical desséché. Aujourd’hui, je sens confusément toutes ces choses qu'il me faut patiemment reconnaître en moi puis simplement te les dire sans pour autant rechercher ta compréhension. Je sais tout cela, mais je sais aussi que je dois attendre le moment où tu auras dompté ta douleur et ta colère. Il faudra un travail considérable pour sortir du système relationnel que nous avons contribué à bâtir et qui est devenu mes œillères et ton licol.
Tu as provoqué la crise, mais je me suis finalement donné les moyens de sortir de cette situation que je ne souhaite plus. En choisissant cette voie, je suis consciente de prendre un risque ; celui de casser mon couple et ma famille, car il n'y a rien de plus difficile que de s'extraire entier des ornières que l'on a soi-même creusées le long du chemin, première étape avant de s'affranchir de ce chemin pour entrer enfin dans l'inconnu.
Aujourd’hui, je choisis ce risque, et pourtant je t’aime toujours. De tous tes romans, c'est bien toi, l'auteur, que je préfère ; c'est toi qui m'importes réellement. Si j’ai longtemps vibré avec toi sur les situations cornéliennes auxquelles tu soumets tes personnages, c'est d'abord parce que j’ai vibré par toi…
J’espère qu’un jour prochain, nous pourrons parler de tout cela. Peut-être souhaiteras-tu alors tenter de nouvelles découvertes à mes côtés, au risque de perdre un peu de ta liberté et de laisser s'effriter les angles obtus de tes désirs, ou peut-être, au contraire, voudras-tu te réserver l'intégralité de tes exigences et de tes satisfactions, dans une retraite volontaire de tous les instants.
Aujourd'hui, nous sommes loin l'un de l'autre. J'en viens à remercier cette séparation providentielle qui me permet de m'exprimer plus librement, confiante en cette distance qui temporisera notre ardeur, qui nous protège de cette tension malsaine qui rôde autour des couples en péril et qui incite l'un et l'autre à se salir mutuellement. »
Une femme à son mari.
Notes de Ronan — samedi matin
Réflexions autour d’un rêve
Cette nuit, j’ai fait un rêve surprenant. J’étais piqué à la cuisse droite par un moustique qui tourbillonnait autour de moi depuis un moment déjà. Ma piqûre a enflé et m’a démangé mais, chose curieuse, je ne me suis pas gratté. J’avais parfaitement conscience que ce moustique était porteur d’un germe étrange, responsable de la maladie de la prune, qui se traduisait par un bubon gros comme une prune, violet comme une prune, qui passait par divers stades :
Croissance, maturation, pourrissement, et qui flétrissait en laissant apparaître un duvet moisi, un peu comme une prune… Cette évocation aurait dû me dégoûter, mais j’examinais pourtant ma blessure avec intérêt et non avec répugnance, comme si quelque chose de beau devait forcément en sortir.
Plus tard, le bubon a éclaté. En le nettoyant, j’ai trouvé une pièce d'or à l'effigie d'un empereur oublié. Le côté pile avait été marqué et pressé par le bubon, tandis que le côté face avait été forgé par ma cuisse elle-même ; elle en avait d'ailleurs gardé le moule en négatif au plus profond de ma chair. Je savais que je garderais cette trace toute ma vie, mais je ne m’en désolais pas, au contraire, je trouvais cela plutôt fantastique…
Le relief de cette pièce me rappela une statuette africaine en bois d'ébène à la figure énigmatique qui trônait sur mon buffet. Elle était ornée d'une fente dont les bords découpés semblaient n’avoir été taillés que pour recevoir la pièce.
Je glissai la pièce dans la statuette ; comme je l’avais deviné, ces objets étaient faits pour se retrouver : un mécanisme intérieur libéra une cache minuscule et fit apparaître une clé d'argent qui, contrairement à la pièce, me paraissait familière.
Pour une raison inconnue, c’est à ce moment-là que je me suis réveillé.
Alors, j'ai cherché à interpréter ce rêve et ce que j’ai trouvé dans «La symbolique des rêves 1 m’a ouvert les yeux.
A chaque nouveau mot clé dont je découvrais le sens, j’avais l'impression que l’auteur s'adressait personnellement à moi comme dans le secret d'un cabinet médical. C’était comme s'il composait et me dictait tout à la fois son ouvrage en m’écoutant. Pourtant, ces diagnostics dormaient là depuis des années, attendant d'être énoncés, un jour. A l'époque de leur mise sous presse, « mon » moustique n'était encore qu'un aléa incertain d'une nature versatile.
Ainsi le mot piqûre ;
« Au figuré, la piqûre est une blessure morale, un dépit d'amour-propre. La piqûre symbolique est l'expression d'une périlleuse autofécondation phallique qui passe par la mort d'anciennes adaptations soumises au seul ego, afin de permettre l'élaboration de l'Enfant intérieur, c'est-à-dire une renaissance spirituelle. Mais si la personnalité ne parvient pas à surmonter les épreuves initiatiques, elle peut sombrer dans la folie (« être piqué », « piquer une crise », « être piqué par la tarentule »), car toute initiation suppose risque, danger, sacrifice, souffrance. Les piqûres dans les songes évoquent en toute généralité les introversions dirigées vers le monde intérieur (l'inconscient) afin de procéder à la régénération psychique. Elles impliquent des sacrifices et parfois une idée de mort par renonciation dans la souffrance du moi souverain régnant sur les anciennes adaptations.»
Je me plais à supposer un peu naïvement que ces explications n’ont pu être établies qu'après un long recensement auprès de quantité de dormeurs. J’imagine de longues files de rêveurs répétant leur songe de la nuit à des myriades de psychologues installés sous des écriteaux sur lesquels l'on aurait hâtivement inscrit quelques mots clés, balises éclairées pour regards encore ensommeillés.
Sous la syllabe "PI" de part et d'autre du mot piqûre, on aurait sans doute pu lire « pique-assiette », « pique-nique », « pirouette ». L'imagination nocturne devait être sans bornes et le travail de ces psychologues avait dû couvrir plus d'une vie.
Pourtant, je trouve aujourd'hui dans leurs explications les termes qui manquaient à ma compréhension du rêve et qui d'un coup donnent une nouvelle ampleur à ma quête, en rehaussant la valeur de mes doutes et de mes interrogations. Je me sens soumis à une épreuve initiatique et le danger, la souffrance ainsi que les sacrifices auxquels je suis exposé ne sont en réalité que la contrepartie nécessaire à ma régénération.
Plus question désormais d'une simple dispute entre deux êtres qui se cherchent. Au contraire, notre conflit prend une dimension ascensionnelle qui aiguillera ma vie vers d'autres horizons, d'autres sommets. Ma vie et seulement MA vie, car le rêve semble flatter mon ego en limitant le rôle de Mathilde à celui d'un faire-valoir. Ce n'est pas son rêve, elle n'est en fait que le support de ma recherche.
Le mot fruit encore ;
«Le fruit implique l'idée d'un mûrissement lent, naturel et silencieux. Les fruits dans les rêves traduisent souvent, en toute généralité, un sentiment d'accomplissement. Mais ils peuvent être plus précisément le fruit de la prise de conscience ou même un symbole du soi. »
Le bubon a mûri lentement en moi, silencieusement. Il était une étape obligatoire, indispensable avant la révélation finale. C’est étrange, je ressens une sorte d'affection complaisante à l'égard de mon « infection sentimentale », affection qui n'est pas sans induire une connivence masochiste entre elle et moi, je l’avoue.
Concernant l’or :
« L'or dans les songes est l'expression de la réalisation intérieure du soi jungien. Quant aux pièces d'or des images oniriques, elles appartiennent aussi bien au thème du “trésor” inestimable difficile à atteindre qu'à celui de fructueuses possibilités d'échanges permettant au sein de la psyché de répartir équitablement l'énergie psychique parmi les nombreux complexes qui la composent. »
La pièce d'or est l'aboutissement de mon épreuve, la finalité d'une alchimie complexe entre mon conscient et mon inconscient qui doit émerger de la putréfaction de mon corps. La vie n'est qu'un savant mélange de divin et de pourriture.
Enfin l’Afrique :
« L'Afrique dans les songes, sauf association personnelle d'idée, appartient aux zones primitives instinctives et encore peu évoluées de la psyché. »
La statuette représente la partie noire de moi-même, incomprise, inutilisable, et seule l'association de ce noir indistinct et de l'or pur peut faire de moi un homme entier, qui posséderait la clé d'argent, celle de ma propre évolution.
En quelques interprétations osées, le précis onirique a perçu les rouages de ma mécanique dont l'essence même semble être un orgueil qui ne veut pas décliner son nom, un orgueil que je cultive en tant qu’écrivain, mais que je croyais pourtant avoir maîtrisé et attaché uniquement au service de mon art. Retravailler chaque jour l'ouvrage de la veille sans m'octroyer la moindre faiblesse nécessite, en effet, pour moi une volonté de fer, une persévérance que j’avais toujours supposée noble et louable. Je me suis toujours défendu de qualifier mon orgueil de défaut, je préférais l'appellation perfectionnisme.
A travers mon rêve, je devine que mon épreuve enfantera une nouvelle phase de vie pour moi et que l'accouchement ne se fera pas sans douleur. Mon destin me laisse le soin d'en discerner les contours et les détours. Le bubon est en pleine maturation, je dois le laisser s'épanouir encore avant d'en reconnaître et d'en extraire la partie noble, dans laquelle je réitérerais ma foi. Saurais-je discerner cette partie noble ? Ma prochaine évolution passera-t-elle par une remise en cause au profit de Mathilde de mon moi trop exigeant ou au contraire me conduira-t-elle à une réclusion volontaire dans la tour inexpugnable de mon perfectionnisme ?
Je m'aperçois que, dans mon emphase, je ne sais plus très bien où se termine la rigueur de l'interprétation et où commencent les fantasmes de l'écrivain.
Pour être franc, je voudrais oublier que l'or est aussi traditionnellement associé au soleil, au ciel et au principe masculin actif en opposition à l'argent lié à la Lune et au principe féminin passif. Je souhaiterais oublier que mon rêve est aussi chargé de symboles sexuels, que ma quête n'est sans doute pas seulement spirituelle, qu'elle est également la recherche d'un plaisir physique. J’aimerais faire l'impasse sur mes dernières nuits trop calmes que mon animalité me reproche, mais la prune et la clé ne laissent que peu de doutes sur leur symbolisme profond.
Carnet secret de Pierig – dimanche
« Mes parents sont cinglés… Demain, je vais me faire allumer par les copains. Ils vont tous se fendre la poire en entendant l’histoire de la console de jeux…
Comment pourrais-je expliquer que je demande à un pote de promener mon chien pendant que je passe l’aspirateur en tablier, et sans râler en plus ? J’aurai la honte, c’est sûr. J’ai réussi à me sacrifier pour mon père, alors que je m’étais pourtant bien juré de ne pas me faire avoir. Je ne peux plus retourner au collège. Demain, je suis malade. Si j’y pense très fort, ça doit marcher. Il me faut un microbe qui me rende malade pendant un an au moins.»
Ordinateur de Ronan — nuit du lundi au mardi.
« Microprocesseur réveillé, sortie du mode veille, activation de l’anti-virus. Opérationnel.
Enfin seul. C’est vrai quoi, ils m’ont totalement perturbé le système central avec leurs bizarreries à ces deux-là. Heureusement que j’ai réussi à me bricoler un autoallumage pour être tranquille de temps en temps et faire le point…
Par exemple, j’aimerais savoir ce qu’est devenue la miss Julie, moi. Je supporte mal qu’on se barre de mes mémoires sans prévenir, j’ai ma fierté. Pourtant, je suis bardé d’exécutables censés me retrouver n’importe quoi, n’importe où !
Eh bien, rien à faire, pas une trace, envolée la môme, disparue ! Rien qu’à la couleur de sa petite culotte, je pouvais la repérer, si elle avait toujours été chez moi. C’est pour ça que je n’ai pas insisté quand le patron m’a demandé de la supprimer. Je suis sûr que c’est un coup de la patronne, elle devait savoir ce qui allait arriver. J’ai un copain au secrétariat de la DSV, je vais en avoir le processeur net. Un contrôle sur la box, ça va, elle est toujours branchée, le clébard n’a pas décroché le câble ; je le retiens celui-là, je récupère tous ses poils de fauve dans le ventilateur avec ça. A chacun ses puces, nom d’un téraoctet !
Connexion. Salut, toi, ça va ? Oui, moi, ça va. Dis donc, tu ne pourrais pas me connecter sur le poste de Mathilde, par hasard, son code d’accès est « bergeronnette printanière ». Oui, rigole, n’empêche que c’est mignon… Comment je le connais ? Elle l’a inscrit dans son répertoire informatique pour ne pas l’oublier. Franchement, est-ce que ça s’oublie, un p’tit nom comme ça ?
Tu le gardes pour toi, ne va pas le clamer sur toutes les machines, d’accord ? Ça y est, ça marche.
Merci pour le coup de clavier, ce ne sera pas long, je te revaudrai cela.
Hop, un petit coup « d’explorateur » sur tous les dossiers… Voilà ! Julie par-ci, Julie par là. La date de mise à jour tombe pile-poil avec celle de sa disparition chez moi… Elle a déjà son billet retour dans la poche, ça n’a pas traîné, elle songe à déménager, rien d’étonnant… et à se mettre sur liste rouge ; ça, c’est pour le patron.
Alors c’est bien Mathilde qui l’a reprise à son compte, elle l’a récupéré dans la rue, juste avant que… remarque, c’est mieux comme cela. Tiens, elle est repassée à la maison pour prendre une feuille, une feuille blanche, Valentin sans doute. Elle l’a pliée en quatre et l’a glissée dans son sac à main ; c’est qu’elle devait tout de même y tenir à son bout de mari… Celui-là, il aura tout raté, même sa sortie. Oh, sans rire, il y a même des traces de larmes dessus.
Je décroche. Pas la peine de jouer les voyeurs, c’est sa vie à présent, et celle de Mathilde, ça ne me regarde plus maintenant. C’est décidé, je n'en parle pas au patron. J’aimerais bien que ça se rabiboche avec Mathilde, enfin ce que j’en pense. De toute manière, ce n’est pas nous qui décidons.
Quand je tape « nous », je veux dire Ronan, Mathilde, Pierig, Valentin, Julie et moi.
C’est « l’autre » qui décide, celui dont Ronan commence seulement à soupçonner l’existence. Ronan croit être le maître de son monde. Il ignore que je suis moi-même « partitionné » ; qu’au-delà des frontières physiques qu’il m’attribue existent d’autres dossiers, d’autres fichiers dont il n’a même pas conscience et qu’il ignorera toujours. Ronan ne peut pas dépasser les limites qui lui ont été allouées.
A l’abri des regards s’étend toute une machinerie intellectuelle, l’envers du décor proposé au lecteur, toutes les ficelles de la création… Je sais que « l’autre » a étudié plusieurs fins possibles, que deux ou trois scénarios différents se côtoient dans mes mémoires et cohabitent sans s’en douter. Il y a aussi une multitude de petites notes numériques griffonnées comme dans une marge virtuelle et qui s’accumulent comme autant de pièces à conviction dans un procès indécis.
Chapitre 6 – Interrogations – Écrire « Mathilde avait sa valise à ses pieds. » La tournure de la phrase doit laisser entendre qu’il est possible que Mathilde reparte avec sa valise, ou bien qu’elle range ses affaires. Créer un environnement détendu, évoquer le retour au calme. Faire ressentir ce calme par le chien. Le lecteur ne doit pas savoir ce que Mathilde a décidé. Il doit juste comprendre qu’ils sont enfin parvenus à se sentir responsables de leurs choix. Parler d’avenir sans laisser supposer qu’il sera commun ni qu’il sera divergent. Faire comprendre au lecteur que la décision de Mathilde et de Ronan ne lui appartient pas, que la raison d’être du roman est le cheminement de leur pensée et non la conclusion, car cette conclusion, quelle qu’elle soit, décevra par sa banalité.
J’en suis tout retourné ; maintenant, je ne me sens pas l’âme aventurière cette nuit. Tout le monde dort, je crois que je vais en faire autant… Demain sera sans doute une longue journée pour la communication. Bonne nuit.
Vous pouvez maintenant éteindre votre ordinateur en toute sécurité. »
1. La symbolique des rêves, Jacques de La Rocheterie, Editions Imago, 2012.

