Tchic, tchic
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Tchic, tchic
Chère M,
J'ai été heureux de te revoir après tant d'années. Quand, la voix cassé par l'émotion, je t'ai informé du cancer de ma fille tu t'es précipitée vers moi pour me serrer dans tes bras. J'ai stoppé ton élan d'un geste impératif. Je te dois des explications : je ne supporte pas qu'on me touche.
Une poignée de main un peu appuyée et je suis ébranlé jusqu'à la moelle. La bise ... tchic, tchic, c'est deux étincelles sur les joues, deux petites décharges électriques. Une personne ça passe mais s'il faut faire le tour d'une assemblée ... Tous ces tchic, tchic, ça finit par faire mal. Une main qui se veut amicale et qui se pose sur mon bras, c'est de l'acide formique. Une accolade, un tremblement de terre qui me broie les os. J'ai l'impression que pour un peu on va charger mes gravas à la pelle dans des brouettes et les évacuer à la décharge. Tu vois, ma Chère Amie, il n'y avait rien de personnel dans mon geste. En dépit de ma masse, j'aurai fait un piètre rugbyman et davantage encore, un bien piètre lutteur gréco-romain.
Il y a, heureusement, des exceptions.
Il y a Bozena. Qu'elle range des livres dans la bibliothèque, il me prend aussitôt l'envie d'aller chercher une revue sur l'étagère du bas. Je m'accroupis près d'elle. Mon bras gauche enlace ses genoux tandis que le droit fait semblant de fouiller dans la pile. Il oublie vite la revue. Maintenant mes mains remontent ses cuisses, s'attardent sur ses hanches, son ventre, agrippent ses seins. Je dépose des baisés sur sa nuque dégagée. Elle devient violoncelle. Je suis Pablo Casals. La musique de Bach envahit le séjour.
Il y a mes chiens. Ceux des autres. Ceux sans famille. Les chiens c'est la douceur, la tolérance, la patience. Les chiens sont plus humains que les humains. J'aime l'odeur de leur fourrure. Même mouillée. J'aime quand ils fourrent leurs truffes humides et froides dans la paume de ma main. J'aime quand ils blottissent leurs museaux dans mon cou en appuyant très fort.
Et puis il y a ma dentiste. Oui tu lis bien, ma dentiste. Quand elle se penche sur son chantier par l'arrière, ses petits seins roses enserrés dans une blouse douce (ou bien est-ce le contraire, je suis un peu perdu), effleurent mon crâne nu. Elle sent le printemps, la primevère coucou, un peu sucrée, un peu acide. La tête me tourne. Puis la voila à ma droite. Elle appuie sa cuisse ferme et brulante contre mon bras. Sa chaleur irradie tout mon être. J'en oublie la roulette.
Je t'assure, ma Chère M, il n'y avait rien de personnel dans mon geste.
Je t'embrasse,
J
- Photo d’entête : Pixabay