

La capture du Ardent
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La capture du Ardent
8 Arel, Année du Noroît
Voilà déjà deux nuits que ces sales bêtes nous provoquent, réduisant notre effectif de façon drastique.
Nous étions initialement six, hier quatre, maintenant deux.
Seul leur chant nous informe de leur arrivée. Ces démons volatiles, se promenant en prenant la forme d'un épais brouillard sombre, font durer notre supplice.
Leurs hululements glaçants rebondissent et se perdent dans la vallée en contrebas. Ils nous traquent, et ils nous auront.
Florentin m'avait prévenu : la capture d'un juvénile ne nous apporterait que des ennuis, pour autant, je n'ai pas voulu l'écouter.
Nous devions le faire ! Pour la connaissance ! Pour la gloire de notre clan !
Je me rappelle clairement quand, dans cette clairière lugubre, ce soir où la lune était ronde, pleinement étincelante. Michel, Ludovic, Clothilde, Florentin, Martin et moi attendions ces noctambules, postés en binôme dans les fourrés à l'orée du petit bois.
Et enfin ils arrivèrent : un nuage de cendre gigantesque vint se poser avec délicatesse sur le sol toujours perlé par les gouttelettes de la dernière pluie. Telle une brume vaporeuse, l'épaisse fumée virevoltait en volutes voluptueuses.
"Les voilà", ai-je songé, impatiente.
Se dissipant dans l'obscurité, la nuée accompagnée de ses petits éclats noircis s'épaississait, encore et encore, jusqu'à nous révéler leur présence physique. Alors même que le clair de lune n'offrait qu'une fade lueur froide, elle nous suffisait à discerner le contour de leurs silhouettes immenses. Les trois bêtes s'étaient dessinées sous nos yeux : deux étaient très grandes, le troisième, plus petit.
Après s'être matérialisés, ils entamaient leur cacophonie habituelle : leurs sabots frappaient le sol avec tant de fougue qu'ils le faisaient presque trembler, leurs vocalises puissantes, pouvant faire pâlir d'effroi même le plus féroce des loups, nous transperçaient les tympans. Un frisson de peur et d'excitation m'envahissait. Je sentais un regain d'énergie, une sorte de trans jubilatoire que seule ma frayeur freinait.
Je ne pouvais pas en croire mes yeux, ces animaux pseudo-légendaires qui ternissent les rêves de nos marmots, qui faisaient partie de mes pires cauchemars d’enfance. Ils se tenaient là, tout près, à dix mètres de moi. Je n’avais qu’une hâte, celle d’enfin pouvoir saisir la connaissance. Celle d’enfin les comprendre.
Clothilde et Martin furent pris d'un sursaut l’lorsque le troupeau se dévoila, un hoquet de terreur qui ne passa pas inaperçu aux oreilles du petit groupe de prédateurs. Ils s’avancèrent d’un pas lent et lourd dans leur direction jusqu'à les débusquer. Transits de peur derrières leur buisson, nos camarades hurlèrent sur les bêtes : ils se trahirent en hurlant, cédant à la panique. L'un des trois Ardents approcha sa tête près du binôme qui n’osait plus crier, ils étaient tétanisés, pétrifiés par ce qui les attendait.
L'Ardent souffla. Un sifflement sournois sortit de sa gueule, et de sa gorge venait cette bouillasse noirâtre et infâme. Elle roulait le long de ses dents, sur son menton, et il en projeta sur Clothilde. La pauvre fille s'en retrouva couverte, on l'entendit crier, on la vit se tordre de douleur. Elle se liquéfiait. Martin avait tenté de fuir dans un vacarme assommant, les bêtes le pistèrent et lui offrirent le même sort qu'à sa camarade.
J'étais dévastée. Ces compagnons de route présents depuis si longtemps, de brillants chercheurs, des amis… La rage m'envahissait, la tristesse m'embrumait le regard, mais je ne pouvais pas les laisser nous trouver aussi. Je ne devais pas faire le moindre bruit.
Dépassant l'horreur du mieux que je le pus, la vision encore voilée, je fis signe à Florentin caché dans le buisson d'en face : il était l'heure.
Nous sommes sortis de notre planque tous les quatre, Florentin et Ludovic de leur côté — Michel et moi du nôtre — avançant dans la discrétion la plus totale. Je tenais la boîte déjà entrouverte, prête à accueillir le petit.
Comme lors de la répétition, nous les avons encerclés puis soufflé entre nos dents les sorts de scellée. Sans prononcer de mot, simplement en les mimant, en les articulant le mieux possible.
La seule différence avec la répétition, c'est que les mannequins de bois n'en étaient plus : les bouts de bois de nos entraînements étaient de chair et d’os, ils marchaient à quatre pattes, bougeaient, beuglaient. Ils étaient titanesques, les mannequins, eux, ne mesuraient pas deux mètres au garrot ! Ils n'avaient pas non plus cette gueule atroce — semblable à celle d'un équidé — pleine de dents affûtées, ni deux grosses orbites vides ! Encore mieux, ils ne menaçaient pas de nous vomir cette masse noire, gluante, immonde, létale en plein visage !
Je crois que ce qui m’a le plus glacé le sang quand nous les avons approchés, c'était leur peau lisse et grisâtre qui reluisait sous les lueurs de l'astre nocturne, ainsi que leurs pattes anormalement maigrelettes, quasiment squelettiques, paraissant désarticulées. Le moins effrayant finalement, c'était leur plumage : que ce soient celles dressées sur leur tête ou celles qui leur habillaient la gorge en s'y encollant, qui, même si elles étaient matérialisées, laissaient après chacun de leurs mouvements une petite traînée sombre, à la façon d'un dessin qu'on floute grossièrement du bout des doigts.
Ils semblaient jouer dans une chorégraphie qui s'offrait à nous comme une scène aussi mortifiante que poétique.
Les dernières paroles de l'incantation furent enfin prononcées. Elles résonnèrent dans mon esprit à la manière d'une mélodie entêtante. Tenant le coffret, je le pointais en direction du plus petit des trois Ardents, le seul qui possédait encore des plumes lisses et brillantes, témoignant de son jeune âge.
Il se dématérialisa, reprenant sa forme de nuage noir vaporeux et de petits copeaux. Il fut aspiré dans un tourbillon étonnant, beaucoup plus puissant que ceux de nos entraînements, mais toujours sans un bruit.
Les deux autres bêtes, dépourvues du sens de la vision, n'avaient pas connaissance de notre position. Elles avaient en revanche pu deviner l'absence du petit car elles ne l'entendaient plus. Affolées, on les devinait enragées, entrées dans une colère noire.
Nous nous sommes tous les quatre déplacés sans dire mot, reprenant la route vers le camp dans le plus religieux des silences, prenant garde à ne pas révéler notre présence à ces prédateurs voraces. L'angoisse me tordait les boyaux.
Ce que nous ignorions encore, c'est que cette boîte manquait de suffisamment d'étanchéité. J'en ai douté un instant, je l'avoue, après l'avoir senti bouger quand je la portais. Ce à quoi nous ne pensions pas non plus, malheureusement, c'est que le juvénile laisserait, à ce qui nous apparaît à présent comme ses géniteurs, une piste que les deux Ardents pourraient suivre.
Le lendemain, Michel et Florentin sont partis à la pêche alors que Ludovic et moi rédigeons un rapport sur la capture du jeune Ardent. Le soir arriva, nous avons dîné puis Florentin et moi avons veillé sur le campement. Rien d'anormal à déclarer pour cette première nuitée. Rien si ce ne fut le chant de ce qui ressemblait à celui d'une chouette ou d'un hibou qui nous était inconnu, si seulement nous avions su, nous nous serions sans nul doute plus méfiés.
Lors de la deuxième nuit au campement, quand nous nous pensions loin de toute menace, Florentin et moi-même, qui dormions dans la même tente, avons été réveillés par les cris de Michel et Ludovic, nos deux derniers compagnons. N'entendant plus rien assez rapidement, après l’échange d’un regard terrifié, nous nous étions tout de suite compris.
Nous nous sommes immédiatement cachés tous les deux, lui dans l'armoire, moi dans une malle, et nous avons ainsi patienté jusqu'à l'aube, prenant garde à ne pas émettre le moindre son durant tout ce qu'il restait de la nuit. Les chants des Ardents résonnaient tout près, ils nous cherchaient.
Quel soulagement c'était que d'entrevoir les premiers rayons du soleil, signifiant de leur présence la désertion de ces démons nocturnes. Quand nous sommes finalement sortis de notre abri, nous avons découvert les corps livides de Michel et Ludovic : ils avaient la peau sur les os, des mouches commençaient à s'introduire dans leurs narines, leurs bouches ouvertes. Le spectacle était tellement écœurant que je ne pus retenir mon haut-le-cœur.
Je suis frustrée, dégoûtée, terriblement triste.
Nos amis sont morts, pas d'autre choix que celui de les laisser derrière nous. Nous avons malgré tout pris le soin d'enterrer leurs corps. Nous avons dû quitter le camp avec Florentin, faute de pouvoir le défaire et le déplacer.
Par mesure de sécurité, nous n'avons pas emmené avec nous le maudit coffret ni son si précieux contenu. Je n'aurai pas l'occasion d'étudier le spécimen que nous avions si difficilement capturé. Nous n'apprendrons rien de plus, si ce n'est que cette expédition aura mené des vies à leur perte.
Nous fuirons tant que nous le pourrons, mais je reste persuadée que peu importe où nous irons, quoi que nous fassions, depuis ce soir de capture, la mort nous suit. De très près.
Lucile Mossant

