Mémoires de Mallisle

3^ème de Maz, Année du Noroît,

Cela fait déjà quelques jours que je n’ai pas donné de signe de vie dans ce journal, heureusement je ne l’ai ni perdu ni détruit, j’étais simplement très préoccupée.

Les Ojexiens, qui n’ont pas vu d’un très bon œil notre annexion de leur village, préparent un soulèvement. Je le sens.

Je ne connais que trop bien ce climat pesant. Ils portent dans leurs yeux ce regard à la fois inquiet, enragé et fuyant quand je les croise.

Comment leur en vouloir ? Mes propres parents haïssaient les Rochemands et avaient à leur époque, eux aussi, essayé de se débarrasser de l’envahisseur. Bon, je n’étais pas de mèche avec mes parents néanmoins je garde de ces semaines d’horreurs un souvenir amer que je ne peux m’empêcher d’essayer de les mettre en garde contre ce qui les attends en cas d’insurrection.

Je crois qu’ils s’en fichent.

Ces choses me reviennent souvent en mémoire, bien que je tente de les enfouir. Dans mes songes je me rappelle de tout et ils me suivent même éveillée. Nous habitions Mallisle, une petite ville entourée partiellement d’eau salée à quelque six cents kilomètres Sud-Est de la capitale, Luthöm.

Quand un matin le Clan Rochemand a débarqué, armé comme pour mener sa plus féroce bataille, la ville n’a même pas osé riposter enfin, pas sur le coup.

Au bout de trois semaines sans qu’il n’y ait eu aucune rébellion de la part des villageois, j’étais dans ce que les envahisseurs appelaient « le bâtiment d’éducation général », on y recevait des cours sur leurs coutumes, des leçons de Sciences Naturelles et d’Histoire. Ça me fascinait tellement, moi qui n’avais jamais rien connu d’autre que la pêche à la ligne. Quoi qu’il en soit, cette matinée-là, une explosion se fit entendre, elle était si puissante que sa détonation fit trembler les murs de la maisonnette de bois qui nous servait de salle de classe.

Nous avions été ensevelis sous les gravats, deux de mes amis ont perdu la vie et nous n’étions qu’une poignée à en avoir réchappé. La ville avait été mise sans dessus dessous. Le Maître du Roch qui n’était à l’époque qu’un très jeune soldat a immédiatement pris la situation en main, commandant ses camarades avec une aisance épatante, ce qui était le plus épatant c’est que tous lui obéissaient au doigt et à l’œil alors qu’il n’était même pas encore gradé.

Il nous a secouru, l’institutrice, mes camarades morts, vifs et moi-même. J’avais quatorze ans et il ne me semblait pas bien plus âgé, de trois tout au plus. Il nous a mis à l’abri et nous avons patienté.

La suite est un peu floue, ce dont je me rappelle c’est que ce soir-là, j’ai été convoquée sur la Grand’ Place à Mallisle. Le soleil déclinait peu à peu sous la ligne d’horizon et j’attendait dans une file interminable pour témoigner des évènements du matin.

Le lendemain à sept heures, on est venu m’embarquer de force alors que j’étais chez moi, mes parents n’avaient pas passé la nuit à la maison. On m’avait prévenu la veille que leurs interrogatoires seraient plus poussés, qu’ils dureraient plus longtemps que le mien car leurs alibis méritaient plus amples vérifications.

J’ai été emmenée dans une pièce grise et froide, l’ancienne cave humide du Fort de Mallisle était si dégoutante que je n’osais même pas en toucher les mus !

Les heures passèrent, l’ennui me gagnait, je ne comprenais pas la raison de ma présence ici.

Quand enfin quelqu’un entra j’étais aux anges ! « Enfin, voulez-vous bien me laisser sortir ? Il y a tant de rats ici, c’est horrifiant ! » Je me souviens très bien de mes paroles, tellement déconnectées de ce qui se jouait pour l’heure. L’un des deux gardes qui avait ouvert la porte du caveau m’avais giflée si fort que j’étais tombée au sol.

Ils m’ont tout expliqué, ces bâtiments qui s’étaient effondrés la veille avaient été ciblés pour déstabiliser la prise de pouvoir du Clan. Vous devinerez qui étaient les instigateurs de cette révolte.

Oui, je les avais entendus, le soir avant l’attenta se quereller dans leur chambre mais ça n’était que des mots, du moins c’est ce que je pensais. Je revois ma mère partir en trombe de la maison après avoir traité mon père de « grand égoïste irresponsable ».

D’après ce qu’on m’a expliqué, papa avait prévu de prendre par surprise les assaillants de Mallisle et l’explosion aurait servi de diversion pour que lui et un petit groupe d’hommes et de femmes déterminés tentent de reprendre la ville. Or rien ne se serait déroulé selon leurs plans, ils ont rapidement été arrêtés puis interrogés.

On lui a dit lors de son arrestation qu’il avait failli faire tuer sa fille mais il ne me portait visiblement pas un grand intérêt, il aurait d’ailleurs dit que « si c’était à refaire, pour ma cité, je sacrifierai à nouveau ma fille sans hésiter ». J’ai rapidement compris les propos de ma mère et ce pourquoi elle avait quitté le domicile familial empourprée de rage.

Mes deux parents étaient en état d’arrestation : mon père pour attentat, ma mère pour dissimulation d’actes terroristes. Et moi ? Rien de plus.

On m’a laissée dans ce cachot moisi avec des rats comme compagnons en attendant que mes parents soient officiellement jugés. Les jours passaient, j’ai sympathisé avec les deux gardes qui gardaient la porte, sympathiser est un grand mot je pense qu’ils avaient surtout pitié de moi en réalité. Ils me tenaient au courant quotidiennement du déroulement du jugement qui m’inquiétait tant, j’étais enfermée, je me sentais seule, en colère.

Je ne comprends toujours pas comment mon père a pu me faire ça et comment ma mère n’a pas su le dénoncer aux autorités, aujourd’hui j’aurais au moins l’un de mes deux parents si ça avait été le cas. Pourquoi tant d’énergie gaspillée pour faire tant de mal ?

J’ai appris qu’ils avaient tous deux étés reconnus comme des criminels et pendus sur la Grand’ Place à l’occasion d’un tribunal populaire auquel je n’ai même pas pu assister.

Je ne suis pas certaine d’avoir été triste d’apprendre cette nouvelle ou si celle-ci m’affectait tant que le choc m’empêchait d’avoir de la peine.

On m’a libéré dans les jours qui ont suivi leur exécution publique. J’étais malgré tout mise de côté par les Mallislois. Mais moi, j’étais en vie et bien décidée à ne pas finir sur l’échafaud comme mes géniteurs. J’ai redoublé d’efforts, dans tout ce que j’ai fait pour m’offrir un avenir, pour mériter cette place qui est la mienne aujourd’hui.

Donc je comprends que les Ojexiens se fichent de mon avis, de mes avertissements mais mieux vaut une vie d’asservi que des morts inutiles ou pire, la souffrance des vivants.

Lucile Mossant