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Chapitre 7 - Où il est question de la ‘Malédiction de Gwench’lan’

Chapitre 7 - Où il est question de la ‘Malédiction de Gwench’lan’

Publié le 28 nov. 2024 Mis à jour le 28 nov. 2024 Fantaisie
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Chapitre 7 - Où il est question de la ‘Malédiction de Gwench’lan’

Vendredi 31 octobre 2014, vers 21h00


Nous nous dirigions donc vers la véranda, un peu sonnés par les confidences de nos hôtes. A cette heure-ci les vitres extérieures s’étaient parées d’un noir profond, sombre émanation du lac aux aguets. Deux ou trois lampes d’ambiance artistiquement installées et propices à quelques jeux d’ombre s’efforçaient néanmoins d’atténuer par leur douce et chaleureuse lumière la sensation anxiogène qui en résultait.


Les fauteuils harmonieusement disparates étaient le gage d’une atmosphère moins solennelle que celle qui se dégageait du salon. Alors que les conversations reprenaient çà et là dans la pièce, j’avisai un vaste jeu d’échecs et ses deux armées de lourdes figurines en étain qui se jaugeaient mutuellement. Selon qu’elles fussent blanches ou noires, les pièces représentaient des chevaliers flamboyants ou au contraire des guerriers patibulaires, des tours accueillantes ou des donjons effrayants, des mages bienveillants ou des sorciers menaçants.


« Joues-tu aux échecs ? demanda Pelléas, qui s’était rapproché.

— Un peu, répondis-je, mais sans prétentions ni spéculations. Pourtant j’imagine qu’avec de telles pièces, il est naturel de soupeser chaque déplacement !

— Oui, elles te font bien sentir le poids de tes décisions…

— Je suppose que vous jouez avec Blaise.

— En effet, nous nous affrontons régulièrement. Nous gagnons chacun notre tour, ce qui contribue à conserver un intérêt à nos tête-à-tête sans fin.

— Pourquoi trouve-t-on autant de jeux d’échecs dans les romans arthuriens ?

— C’est peut-être que les textes irlandais évoquent un jeu similaire appelé fidchell, ou encore ‘l’intelligence du bois’. Les règles précises nous sont inconnues mais on peut penser qu’elles se rapprochaient de celles du jeu actuel, avec son Roi qui se doit d’être présent sur le champ de bataille, mais qui n’a pas sa place en première ligne, tout comme le roi celte. Mais si tu apprécies les jeux anciens, je vais t’en montrer un qui plaira ! »


Il me désigna à côté un curieux plateau sur lequel était gravé un triskel 1 qui s’étalait sur presque toute la surface avec au centre un emplacement pour une bougie apparemment, au vu des quelques traces de cire qui le maculaient encore. Sur chaque branche du triskel six symboles apparaissaient à intervalles réguliers et six autres encore dans le triangle formé par la partie centrale du triskel, soit en tout vingt-quatre cartouches. Tout autour, sur un cercle extérieur se devinaient le même nombre d’emplacements supposés recevoir des cartes.


« Curieux, n’est-ce pas ? dit Blaise qui s’était rapproché également. Cet exemplaire a été donné à notre mère par Antoine Quéril. Nous n’en connaissons pas les règles, malheureusement, tout au plus quelques concepts. Les symboles peuvent être regroupés en thèmes ; sur une branche ils montrent les points cardinaux qui ponctuent la course du soleil, sur une deuxième ils précisent le rôle des druides dans la société celtique, sur la troisième ils décrivent les éléments naturels qui nous entourent  et enfin, au milieu, ils énumèrent les niveaux de sagesse que les druides franchissent au cours de leur formation. »  


Ma curiosité pour ces symboles n’était pas feinte.


« Je n’ai jamais vu ce type de représentations !

— Je crois que ce jeu est une copie déjà ancienne d’un jeu ancestral 2, continua Blaise. J’ai placé une bougie chauffe-plat au centre, là où les traces de cire nous montraient la voie à suivre. Quel que soit le cartouche où l’on pose un pion, son ombre, générée par la bougie centrale, traverse un emplacement précis sur le cercle extérieur… On peut imaginer que cette ombre désigne la carte correspondant à un déplacement donné. »


Je contemplai encore le jeu quand Hélène s’exclama :

« J’allais oublier que nous avons des cadeaux pour vous trois ! »


Nous trois ? Lughan avait bel et un bien un statut particulier.


Ce dernier sortit trois paquets d’un buffet, emballés avec soin dans un même papier cadeau représentant le roi Arthur et ses chevaliers debout devant un coucher de soleil, déclinaison d’une aquarelle d’un peintre contemporain 3.

Il les remit à Hélène qui les examina du bout des doigts avant de tendre le premier à sa petite fille.

« Pour toi Nolwenn. »


Le partage de cadeaux est toujours un moment particulier où les émotions de celui qui donne rencontrent celles de celui qui reçoit. Même  alors que tout autour de nous n’était que jeu d’acteurs, restait cette part de surprise inhérente à tout emballage que l’on déplie ou que l’on arrache…


Nolwenn n’aurait jamais déchiré le papier... Même dans la vraie vie je soupçonnais qu’elle aurait tout aussi méticuleusement découpé chaque morceau d’adhésif. L’emballage dévoila un coffret de pigments naturels en poudre, des jaunes, oranges, bleus, verts ou blancs qui lui serviraient dans l’élaboration de ses propres peintures. Elle fut visiblement touchée par cette marque d’affection et n’eut pas à feindre pour remercier sa ‘grand-mère’.


Hélène choisit un deuxième paquet et l’offrit à Maïwenn. Il s’agissait d’un coupe-papier en métal moulé, avec son fourreau en peau synthétique.

« L’artisan gallois qui a fait cet objet l’a appelé Kaledwoulch et j’ai immédiatement pensé à toi », dit Blaise.

Devant notre ignorance Maïwenn se chargea de donner quelques explications.

« Kaledwoulch signifie ‘Violente Foudre’. C’était l’épée d’un roi de l’autre-Monde 4. Quand elle était tirée de son fourreau, personne ne pouvait lui échapper tant sa fureur était grande. Elle est devenue Excalibur dans les romans français. »


Le troisième cadeau était pour moi, un livre dans une luxueuse édition.

« A la recherche de la mandragore 5» annonçai-je en croisant le regard d’une inquiétante Morgane sur la couverture.   

La première page s’ouvrait sur la reproduction d’une carte légendaire centrée sur Brocéliande et représentant le périple d’une jeune sylphe 6, disciple d’un druide gardien des traditions, qui cherchait à recueillir les ingrédients nécessaires à l’élaboration de l’élixir de la connaissance.  Son voyage allait la conduire à la découverte du ‘Petit peuple de Bretagne’ composé de lutins, de gnomes ou de korrigans, le plus souvent invisibles aux yeux des Hommes, réminiscence des sidhés et des habitants de l’Autre-Monde passés ainsi dans le folklore local. Je feuilletai rapidement l’ouvrage où chaque illustration me renvoyait dans un univers de guérisseurs et de sorcellerie. Arrivé au mitan du livre, abordant un chapitre consacré à Morgane et à sa sinistre citadelle de l’ombre, je sentis une double page résister plus que de raison à mes doigts. Visiblement elles n’avaient pas été correctement découpées et dissimulaient encore l’antre de la magicienne’ à mon regard. Maïwenn vint à mon secours en me proposant son tout nouveau coupe-papier.


Dans quelle mesure cela avait-il été calculé ? Voulait-on créer un rapprochement entre Maïwenn et moi ? Ne risquais-je pas de provoquer des tensions avec Lughan qui la couvait des yeux ?


Je maniai l’arme avec précautions et entrevis un ballet de dragons dans une danse provoquée par une Morgane maîtresse de cérémonie. Nolwenn avait suivi des yeux l’ouverture de la caverne et semblait apprécier la nature dominatrice de la fée.


Evidemment, le jeune Lancelot auquel je m’étais identifié dans nos jeux aurait eu du mal à venir à bout de cette Morgane là…


« Je vous remercie, dis-je, en me tournant vers Hélène et Pelléas, les dessins sont magnifiques et j’aurai plaisir à lire cette histoire. »

Ils sourirent, heureux d’avoir su deviner nos centres d’intérêt. Puis, comme Blaise s’activait à la préparation d’une infusion, une douce fragrance de citronnelle et de menthe se développa dans la pièce, mélange subtil de mélisse, de feuilles de framboisier et de mûrier, de fleurs de tilleul, de pétales de bleuet, de soucis et de romarin. C’était une tisane présentée comme un remède elfique, nous demeurions dans le même univers légendaire que celui de mon livre…


J’en profitai pour examiner les rayonnages de la bibliothèque ; une bonne partie des essais, thèses, romans, bandes dessinées même avaient un lien avec les légendes celtiques.

« Tu admires notre collection ? » demanda Blaise, en me présentant une tasse fumante.

Je pris le breuvage en le remerciant.

« Elle est bien fournie, j’en conviens, répondis-je. Et au milieu des titres contemporains j’ai repéré des livres beaucoup plus anciens.

- Oui, nous avons là quelques copies d’ouvrages écrits par des philosophes et autres savants de l’antiquité, pour la plupart des observateurs étrangers, grecs ou romains. »

Pendant qu’il parlait, il remit à sa place l’exemplaire de La vie des Saints qu’il nous avait commenté à table. 

« Tout cela parce que les Celtes privilégiaient la mouvance de la transmission orale à la constance de celle de l’écrit ? hasardai-je.

— En effet, nous devons à César et à sa Guerre des Gaules le nom du seul et unique druide à apparaître dans un écrit, pour autant il n’a pas eu sa place dans les livres scolaires à la gloire de nos ancêtres les Gaulois ! 7. Des autres druides, nous ne savons rien, en dehors de livres de compte rédigés en grec.

— Et en-dehors du manuscrit de Gwench’lan…

— Bien sûr, confirma Blaise en souriant, mais nous n’en avons jamais fait état. »


Je contemplais les reliures, dans l’attente de savoir si notre conversation allait prendre un tour plus profond ou si elle n’était que bavardage.


Blaise effleura quelques titres du bout des doigts avant de reprendre.

« Il y a sur ces rayonnages des livres aux avis si disparates que l’on pourrait y regarder à deux fois avant de les ranger côte à côte, de peur de la promiscuité.

— Avez-vous lu tout lu ? » demandai-je.

Il se pencha vers moi et chuchota : 

« J’avoue avoir du mal avec les romans courtois, avec les romantiques aussi d’ailleurs…  Je laisse également les contemporains à Pelléas. Moi je préfère les anciens récits irlandais qui rendent aux héros leur force et leur puissance après tant d’années d’une prose répétitive autour d’un Lancelot chrétien et affadi. »

Il s’empara d’un volume que sa main n’eut pas eu besoin de chercher longtemps. 

« Comme le dit une des grandes figures de la littérature bretonne,  le récit celtique se déroule comme un film, les dialogues, comme les réparties d’un livret théâtral 8. »


Il était évident qu’Aurélien devait partager ce point de vue !


Il choisit un passage et me le lut :


« Cuchulain tordit son corps au milieu de sa peau, ses pieds passèrent derrière lui, ses talons, ses mollets et ses fesses arrivèrent sur le devant. Tirant les nerfs du sommet de sa tête il les amena derrière la nuque, en sorte que chacun d’entre eux produisit une bosse ronde, très grande, indescriptible, énorme, inouïe.

Puis il déforma ses traits, son visage. Il tira un de ses yeux dans sa tête de telle façon qu’une grue n’aurait pu du fond de son crâne ramener cet œil sur la joue ; l’autre œil sauta hors de la paupière et vint se placer à la surface de la joue. Sa bouche se déforma de façon monstrueuse ; il éloigna la joue de l’arc formé par les mâchoires et rendit ainsi visible l’intérieur de sa gorge ; ses poumons et son foie vinrent flotter dans sa bouche… »


« Après de telles descriptions, je trouve bien fades les envolées lyriques de tous les conteurs de cours, les compilations interminables de défis et de tournois, de gloire et d’opprobre, de pudeur et d’abstinence feinte que l’on trouve dans les romans moyenâgeux. Ce n’est que claquements de sabots sur les pavés, de bannières sur les lices, de visières sur les hauberts. A chaque page, son lot de combat et de pucelles qui ouvrent leur lit aux héros fourbus et fatigués qui passent à leur portée et qui les satisfont mécaniquement sans aucune préoccupation sentimentale avec un comportement proche d’un réflexe conditionné qui ne peut en aucun cas s’approcher de l’amour véritable ! 9»


Voilà qui était envoyé et qui complétait assez bien l’idée que je m’étais fait du personnage de Blaise.


« Et que reprochez-vous aux romantiques ?

— Leurs héros se languissent et pleurent sur leurs amours perdues au milieu d’un champ de mégalithes, derniers monuments soi-disant druidiques sur lesquels achèvent de sécher des ruisseaux de sang provenant de victimes expurgatoires !

— Bien sûr, répondis-je. C’est l’époque où les poètes et les romanciers se sont détachés des auteurs classiques et de leur esthétique gréco-latine pour s’intéresser à notre propre fonds culturel, encore mal identifié. Ils redécouvraient l’origine gauloise de la France et voyaient dans les menhirs et autres tables de pierre la trace de leur passage.

— Je vois que tu as étudié l’histoire de l’art.   

— Un peu, en marge de ma formation. Et vous avez dit laisser à Pelléas les romans contemporains ?

— Joues-tu aux cartes ? » demanda-t-il en guise de réponse à ma question tout en s’emparant d’un jeu de tarots rangé là dans une boite passablement élimée.


Peut-être suivait-il une trame de conversation qui ne supportait pas l’interruption ? En tout cas, entre les échecs de Pelléas et les cartes de Blaise je ne m’embêterais pas si nous devions passer quelques soirées ici !


« J’ai beaucoup joué, répondis-je, les soirs de repos, à l’université.

— Les auteurs anciens ont au moins le mérite de ressembler à de vieux joueurs qui prennent soin de ne jamais battre leurs cartes entre deux parties, s’évertuant ainsi à tisser progressivement des liens entre les figures. »

Il fit glisser les cartes dans sa main, sans en altérer la séquence, s’arrêtant sur une série de même couleur.

« Tiens, regarde ces cartes qui se suivent et s’affichent encore dans la configuration d’un précédent pli, leur ordre raconte une histoire. Je pourrai m’y référer si je reçois par exemple le Valet de trèfle lors du prochain tirage. Je saurai que la Dame et le Roi sont voisins. »


Evidemment, la carte qu’il avait prise pour exemple ne pouvait être que celle portant le nom de Lancelot.


« Les auteurs modernes, eux, semblent ouvrir un paquet neuf à chaque confrontation et battre les cartes sans se soucier de leurs accointances. Ils attribuent à leurs personnages des rôles à contre-emploi, et même si le résultat est parfois divertissant, ils jouent avec un paquet sans âme, ni patine.

— Sans âme, ni patine ! reprit Pelléas, réapparaissant sur ces entrefaites. Mon beau-frère apprécie beaucoup cette expression, le taquina-t-il. Je parie qu’il vient de t’expliquer ce qu’il pense des romans d’aujourd’hui ! »

Blaise allait contester quand Maïwenn l’interpela et il se retourna vers elle en souriant et en nous disant :

« Elle n’a pas changé ! Elle a toujours quelque chose à me demander ! »

Je restai seul avec Pelléas.

« Après nos découvertes, nous avons dû fouiller à pleines mains dans les romans que nous ont légués les anciens ainsi que dans toutes les études qui ont été tentées à leur sujet. Nous avons scruté les arrière-fonds des bibliothèques pour y découvrir avec un peu de chance quelque bouquin oublié depuis des siècles, nous avons pressurisé des centaines de manuscrits d’en l’espoir d’en tirer un peu du jus qui aurait pu moisir là 10, téléchargé d’innombrables ouvrages depuis le site de la bibliothèque nationale de France 11, tout cela afin d’analyser les textes et les comparer avec les notes de Gwench’lan.

— Avez-vous fini par trouver ce que vous cherchiez ?

— Nous ne savons toujours pas ce qui s’est passé à Corbenic…

Pelléas ne sembla pas enclin à poursuivre la conversation et je m’intéressai, sur une étagère proche, à une série de livres portant sur l’écologie dont une dizaine provenait d’un même auteur. Il me laissa ouvrir un de ces livres sans rien dire et je constatai une dédicace de cet auteur 12 à un vieux compagnon de route évoquant des aspirations écologiques et politiques communes.

« Ces livres appartiennent-ils à Blaise ? demandai-je.

— Non, ce sont les miens. J’avais déjà eu l’occasion de croiser cet humanisme au début mes études 13 alors qu’il était très lié avec Maurice Schumann, le père de l’Europe politique, et qu’il travaillait avec lui depuis de nombreuses années.

— Et c’est grâce à ces liens que vous êtes entrés en contact avec les milieux lobbyistes j’imagine ?

— Tout-à-fait, j’ai retrouvé ainsi un certain nombre de mes anciennes connaissances. »


Combien de ces succincts indices Aurélien avait-il glissé dans le scénario afin de rendre son histoire aussi vraisemblable que possible ? Et combien d’entre eux passeraient ainsi totalement inaperçus ?


Comme si le réalisateur avait senti que je me faisais une réflexion à son sujet, j’entendis sa voix dans mon casque m’inviter à consulter un autre ouvrage dans le rayon celtique.

« J’ai placé là un petit dictionnaire de poche en deux volumes où sont consignés tous les héros de la mythologie irlandaise ou galloise. Prends le subrepticement cela te permettra de te familiariser avec tous ces noms. »

Pelléas ayant été rappelé par sa femme, qui semblait fatiguée à présent, je me retrouvais seul devant les livres en question.


Subrepticement ? S’il avait vraiment voulu m’aider, Aurélien aurait tout simplement pu me donner ce dictionnaire dans la loge à mon arrivée ! Non, il voulait que ma caméra filme le larcin et donne ainsi un côté plus filou à mon personnage ! Après tout, pourquoi pas ? Ce n’est pas tous les jours que l’on pouvait se laisser aller à ses bas instincts !


Je glissai donc le premier tome dans une poche au moment où Pelléas annonçait que la soirée avait été longue pour eux et qu’ils se retiraient, nous souhaitant ainsi une bonne nuit.

Nous fûmes brusquement laissés à nous-mêmes et nous hésitâmes à nous séparer aussi rapidement, quand Lughan vint à notre secours en demandant à Nolwenn :

« Veux-tu les voir les dessins de ta mère ?  

— Oui, cela me ferait plaisir », répondit-elle instinctivement.


Je me rappelai qu’Hélène avait fait allusion aux derniers croquis de Rozen, croquis conservés au grenier.


A travers cette invitation, certainement pas fortuite, Aurélien nous donnait l’occasion d’un nouveau tête-à-tête après celui de la cuisine. Cette fois-ci, nous serions confinés sous l’éclairage blafard d’un grenier dont je ne doutais pas qu’il aurait des révélations à nous faire. Nous montâmes tous les quatre l’escalier sans faire de bruit, l’un derrière l’autre. Lughan ouvrait la marche, Nolwenn le suivait, puis venait Maïwenn et j’étais le dernier.


L’image d’un dessin animé des années 80 se matérialisa quelque part entre mes yeux et mon cortex cérébral. Fred, Vera, Daphné et Sammy perdus dans un château hanté et montant dans cet ordre les escaliers du donjon de leur démarche dégingandée dans un épisode de Scooby-Doo… Je tentai d’échapper à cette image parasite et peu flatteuse dans la mesure où je n’avais guère envie d’être assimilé au personnage le plus agaçant de la bande… 


Le grenier occupait toute la longueur du bâtiment, sans qu’aucune cloison ne vienne l’interrompre. A cette heure-ci, il ne fallait pas compter sur les petites fenêtres qui ponctuaient l’ensemble pour nous éclairer. Un chapelet d’ampoules nues, installé à demeure sous les solives, vint distiller une lumière chétive et nos caméras auraient à s’en accommoder. Le grenier était pratiquement vide et les quelques éléments qui le meublaient ne s’étaient pas risqués très loin de l’escalier, comme si aucun d’entre eux n’avait eu la curiosité d’explorer les tréfonds de leur monde.


Lughan se dirigea vers une malle. Quelle que soit l’histoire, les malles permettent généralement de mettre le pied dans une aventure car elles sont par nature dépositaires du trop-plein de souvenirs de leur propriétaire. Aurélien ne s’en était pas privé. Se trouvaient relégués dans celle-ci quelques morceaux de la vie de Rozen, sa vie d’avant, une méthode pour apprendre à dessiner, qui montrait des silhouettes reconstituées pas à pas et qui prenaient vie au fur et à mesure des croquis, un set de crayons pastel bien entamé dans un coffret en bois de luxe, et une pochette de dessins sur papier canson, dont le premier donnait le ton et annonçait une plongée dans l’enfance heureuse de mes trois partenaires.


Nous prîmes le temps de les examiner, un à un, les découvrant par les yeux de l’artiste ; pour chacun d’entre eux, Rozen avait trouvé le meilleur angle de vue, la meilleure perspective, la meilleure lumière…


Le premier dévoilait trois chevelures juvéniles vues de haut, qui occupaient la majeure partie de la feuille et nous laissaient dans l’ignorance du jeu du jour. Ces chevelures étaient reconnaissables grâce aux larges boucles rousses de la première, aux longues et noires ondulations de la deuxième et aux traits blonds encore épars de la troisième.


Pour le dessin suivant, Rozen avait surpris les deux fillettes en plein conciliabule autour d’une poupée, on distinguait d’ailleurs parfaitement la queue de sirène qui ornait l’objet de leur discussion et on pouvait presque deviner la teneur de leur conversation. Attendait en effet à quelques pas de là, un « Ken » habillé d’une somptueuse tunique de couleur bleu turquoise avec des bottes de cavalier assorties, une couronne dorée du plus bel effet et un legging blanc qui complétait sa tenue de prince.


On se serait cru dans Kitchland !


Dans la scène suivante, Rozen s’était imaginée juste devant la balançoire, au risque d’être heurtée par les pieds d’un Lughan hilare dont l’envol finirait par crever l’image, projeté de plus en plus haut à chaque nouvelle poussée de Maïwenn et de Nolwenn.


Ces trois dessins étaient datés de l’été précédant l’année du drame et étaient éclatants de réalisme. Par contre les deux derniers étaient clairement inachevés, les couleurs manquaient, les attitudes n’étaient pas fixées… Je regardai la date, le 1 août 1994. Rozen n’avait jamais terminé ces dessins. Les enfants avaient grandi, leur silhouette s’était épaissie. On les reconnaissait tout de même facilement et l’on pouvait également identifier Pelléas sur l’un des deux, leur tenant un discours autour de quelques objets indistincts qu’ils tenaient en main.

« Je me souviens de cette scène ! » s’exclama Nolwenn.


J’avais compris, moi aussi. Il s’agissait bien évidemment de la parabole du gland dans sa cupule, de l’ailette de tilleul et de l’épi de blé…


Nolwenn récita presque mot à mot les paroles de Pelléas, telle qu’elle me les avait lues précédemment. J’en profitai pour regarder nos deux comparses, Maïwenn s’efforçant de se rappeler à son tour cette allégorie et Lughan regardant jalousement sa cousine. Il était trop petit à l’époque pour que sa fiche de jeu lui ait permis de conserver la trace de cet épisode et il dépendait donc uniquement du souvenir des autres.


Il y eut un silence à la fin de la déclamation de Nolwenn, puis Maïwenn réagit :


« Un souvenir lié au tien me revient maintenant, un souvenir qui ne concerne que Blaise et moi, qui m’a un peu effrayé à l’époque, et dont je n’ai parlé à personne… Ce devait être quelques jours auparavant, vous n’étiez pas encore arrivés au domaine. Blaise rabotait quelques planchettes pour me fabriquer un petit radeau. Ses mains s’activaient depuis un moment, suivant un balancement régulier, entraînant le rabot dans une danse cadencée par la lame qui tranchait petit à petit dans le fil du bois, quand tout à coup il s’arrêta et se lança dans une tirade hors de propos qui avait tout d’une prophétie. »


Maïwenn entama un monologue à son tour, les yeux fermés, et si nous entendions une petite voix provenir de son casque, le téléspectateur pensera, lui, à une récitation de mémoire ce qui conférera à l’instant un effet assez saisissant :  


«- Quelle pitié de mourir écrasé par une poutre en chêne  issue  d’un si petit gland.

- Quelle pitié de mourir étouffé par une pluie de grains issue d’un si petit épi.

- Quel pitié de mourir noyé dans une eau profonde issue d’un si petit ruisseau»


Comme elle semblait avoir terminé, Lughan l’apostropha :

« Blaise s’est-il rendu compte de ce qu’il disait ?

— Il m’a avoué avoir parfois ce genre de visions, mais il m’a assuré que je ne devais pas m’inquiéter, que cela n’avait pas d’importance. Je suis désolée Lughan ! »


Ce dernier se leva sans rien dire et s’éloigna un peu, manifestement très atteint par la confession de Maïwenn. Nous le laissâmes seul dans ses pensées et ses regrets. Comme pour entériner la discussion, Nolwenn passa au dessin suivant. Les trois enfants discutaient à voix basse dans la cour, complotant probablement quelque méfait inavouable.  On y découvrait le moulin intact en arrière-plan.


L’artiste avait symbolisé de quelques coups de crayons évasifs une envolée de graminées tout autour du moulin, probablement des graines qui germaient là d’années en années. Elle n’avait pas arrêté son geste devant la porte.


« Personne n’est encore rentré dans le moulin à ce moment, dis-je.

— C’est très peu de temps avant l’accident, chuchota Maïwenn, afin de ne pas être entendue de Lughan. Ta mère n’aura jamais eu le temps de le terminer… »

Nous restâmes pensifs un moment avant d’entendre Lughan se manifester.

« J’ai trouvé quelque chose ici. »

Nous le rejoignîmes devant une vieille penderie. Il tenait une veste à la main. Le reste du costume, gilet, pantalon et chapeau attendaient là également, qu’on les fasse revivre.


Il semblait remis de ses émotions ou, plus prosaïquement, il avait dû sentir que nous étions arrivés au bout de la pochette de dessins et que le temps était venu de relancer l’action.


« C’est le costume de Blaise sur la photo ! dit Nolwenn.

— Il n’a pas souhaité le conserver, sans pouvoir s’en débarrasser totalement… » compléta Maïwenn.

Lughan enfila la veste sans plus de cérémonie.

Je me demandai s’il allait oser risquer de réduire à néant le subtil agencement de sa coiffure en posant le couvre-chef sur sa tête mais au moment où il réanimait la veste par quelques rapides et amples mouvements d’épaule, une enveloppe tomba d’une poche intérieure. Il y eut un moment de surprise.


Evidemment, il fallait que ce soit Lughan qui nous mette sur la piste des indices concoctés par Aurélien.


Maïwenn ramassa prestement l’enveloppe. Elle n’était pas cachetée et contenait une lettre manuscrite. Elle la déplia délicatement et nous en révéla le destinataire.

« Ma bien-aimée »


Les dessins de Rozen n’avaient-ils pas été qu’un habile prétexte pour nous conduire à cette découverte tout en restant crédible aux yeux du public ? Nous étions seuls, à chuchoter tout naturellement dans cette ambiance calme et feutrée, les conditions étaient idéales pour capter l’attention des spectateurs. Les premiers mots de la lettre me donnèrent raison…


« Si tu lis cette lettre alors c’est que je suis mort. Demain auront lieu les fêtes d’Arvor et ton enthousiasme à l’idée de défiler bras-dessus, bras-dessous dans les rues de Vannes résonne encore à mes oreilles comme si enfin nous nous autorisions cette union qui nous est impossible… »


« C’est bien une lettre adressée à Gwendydd ! » s’exclama Nolwenn.


« Il y a trois ans, le jour où Hélène a reçu le collier de Moran en guise de cadeau de mariage, j’ai eu une étrange discussion avec Antoine Quéril. Je l’avais raccompagné à sa demande jusqu’à sa voiture pendant qu’Hélène et son futur mari examinaient le collier.


Je lui ai demandé pourquoi il était parti. Il aurait pu rester avec notre mère, elle semblait l’apprécier. Il m’a répondu une chose curieuse, que ce n’était pas son rôle, qu’il avait eu à l’époque d’autres devoirs liés à son soutien à la cause bretonne. Et puis que les fouineurs parisiens n’allaient pas tarder à fouiller et rechercher ce qui se rapprocherait d’un nationalisme suspect et que ce qui était caché risquait d’être exposé en pleine lumière !


Cette confession était dérangeante. Je me suis demandé jusqu’où Antoine Quéril avait été impliqué dans la résistance bretonne. J’espérais

qu’il ne s’était pas trop fourvoyé avec les nazis comme cela avait été reproché à certains de ses concitoyens !


J’aurais été déçu si le scénario prenait soudain une couleur collaborationniste. Aurélien nous avait vendu de la sagesse et de la philosophie, pas de l’occultisme ni de l’obscurantisme.


Pour le bien de tous il avait décidé de mettre en sécurité certaines traces du passé et se retrancher dans l’anonymat d’une petite maison de ville, dans laquelle il habitait toujours d’ailleurs.


Il avait dit à notre mère qu’il reviendrait quand ses enfants auraient besoin de lui à leur tour. Comme je lui demandais ce qu’il voulait dire par là il m’annonça une terrible vérité. Une malédiction s’acharnait sur notre famille, entrainant dans la mort le plus âgé de chaque génération le premier août de l’année de ses vingt-six ans.


Je n’étais pas enclin à croire ces inepties et je lui demandai :

« Et d’où proviendrait cette supposée malédiction ?

— Elle a été lancée par Un prédicateur mort il y a près de  mille cinq cents ans.

— Rien que cela !

— Oui, il avait pour nom Gwench’lan. C’est un personnage obscur et qui a beaucoup prophétisé, notamment sur l’avènement de la fin du monde.

— Gwench’lan ! C’est une chimère ! Son existence même est sujette à controverses ! Parmi ceux qui ont écrit sur lui, certains le situent au IIIème siècle, d’autres le voient plutôt au Vème sans parler de ceux qui le localisent carrément au XVème siècle !

— Je ne vous cache pas qu’il a tout fait pour brouiller les pistes, lui et d’autres après lui… »


J’imagine, Gwendydd, que cette histoire doit te sembler farfelue, comme elle le fut pour moi. Avant de poursuivre ce récit sache que je me suis empressé de faire des recherches généalogiques par la suite  et, même si Je ne suis remonté que jusqu’à la troisième génération, ce que j’ai trouvé chez nos ascendants m’a effaré. En voici un résumé, c’est édifiant…


En 1867 est né à Saint-Malo un certain Alanig qui comme beaucoup travailla sur le port à décharger le charbon anglais ou dans les entrepôts à pelleter les céréales ou à parquer les bestiaux, A vingt ans Il y fit la connaissance d’une jeune femme nommée Katell et l’épousa. Il naitra de leur union un garçon,  cinq ans plus tard, qu’ils appelèrent Brendan, puis une fille Marie. Malheureusement Alanig et Katell décédèrent tous deux le jour de la saint-Alphonse en 1893 d’un empoisonnement dû à la maladie provoquée par l’ergot de seigle. »


« De quoi s’agit-il? demanda Nolwenn.

— J’avoue ne pas trop savoir exactement », répondit Maïwenn.

Nolwenn se tourna vers moi. J’étais l’historien ; les famines, les guerres ou les épidémies devaient faire partie de mon rayon. 

« C’est une moisissure qui se développe sur le seigle, quand la pluie gâte la fleuraison, ce qui entraîne l’apparition d’un ergot sur le grain. Elle provoque de la fièvre, des tremblements, des vertiges, sans parler de la dysenterie. Il y a eu de nombreuses épidémies, en particulier au moyen-âge, et surtout dans les régions où les cultivateurs pauvres se nourrissaient principalement de pains de seigle et de bouillie de sarrasin.

— Comme en Bretagne…

— En effet.

— Bon, je continue… » reprit Maïwenn.


« Les deux enfants furent séparés et Brendan fut adopté par une riche famille d’armateurs de Saint-Malo, qui avait déjà deux garçons. Je me suis surtout intéressé à la branche de la famille qui nous concerne, car les quelques recherches que j’ai effectuées du côté de la fillette n’ont rien montré d’alarmant. Brendan avait eu de la chance dans son malheur, mais cela n’a pas duré… A la déclaration de la guerre en 1914 il se retrouva conscrit. Il était légèrement plus jeune que ses deux « frères » mais tous les trois furent envoyés sur le front. Brendan fut promu artificier lors de la seconde bataille de la Marne, pendant l’été 1917. Alors que l’on entamait à peine la troisième année de guerre, la pièce d’artillerie qu’il servait explosa comme cela arrivait parfois et il fut tué par le souffle…Il venait tout juste de faire la rencontre d’une infirmière, fille d’un certain Le Goff, paysan de Paimpont. Quelques semaines plus tard cette fille s’est rendu compte qu’elle était enceinte de lui. Notre futur père vit le jour en avril 1918 et fut donc appelé Charles. Il grandit avec sa mère et ses grands-parents, travailla naturellement aux champs, puis finit par hériter de la ferme familiale, celle-là même ou nous sommes nés. »


Maïwenn reprit son souffle, nous laissant le temps d’ingurgiter les évènements.


« L’histoire s’est répétée…  Après son mariage Charles fut sensible à l’appel du Général De Gaulles en 1940 et rejoignit la résistance qui harcelait l’occupant partout où c’était possible. En juin 1944 il fut envoyé à Rennes, précisément là où se dirigèrent le 31 juillet les tanks Sherman du général Patton.  Il n’entendit pas le ‘message personnel’ donnant à la Résistance le signal tant espéré de l’insurrection générale en Bretagne, il est mort dès le lendemain tué par un obus. »


« Le chapeau de Napoléon est-il toujours à Perros ? dis-je machinalement.

— Quoi ? demanda Nolwenn.

— Le message personnel sur la BBC…

— Ah !

— Je reprends, » dit Maïwenn, suite à mon intervention saugrenue.


« Bien sûr, toutes ces morts paraissent normales au vu du contexte, de nombreuses familles françaises ont été endeuillées de la sorte mais j’ai constaté avec horreur qu’ils étaient tous morts l’année de leur vingt-six ans et, pire encore, tous morts un premier août, précisément le jour annoncé par Antoine Quéril… »


Aurélien s’était arrangé pour que cette date ne transparaisse pas immédiatement à la lecture de la lettre, il avait assuré son effet !


« Donc si je meurs demain, il sera alors avéré qu’une malédiction emporte bel et bien le même jour le premier enfant de chaque génération à atteindre cet âge ! » 


« Quel âge avait ton père lors du drame ? » demanda soudainement Maïwenn en se tournant vers ma cousine…

« Il est né en 1968 et l’accident, comme chacun le sait, a eu lieu le premier août 1994…

— Et toi, tu as vingt-cinq ans aujourd’hui …

— Oui. »


Je me souvins brusquement que le dernier épisode de la série devait avoir lieu le premier août prochain, à l’occasion de la fête de Lugnasad, donc dans l’année des vingt-six ans de ma cousine !


Lughan intervint :

« Oui, mais Blaise n’est pas mort ! »

Il avait raison. Maïwenn reprit une nouvelle fois sa lecture. Blaise revenait à sa discussion avec Antoine Quéril.


« Qu’avons-nous à voir avec ce prédicateur ?

— A son époque s’est réuni un important conseil rassemblant sidhés, rois, druides et prêtres. Ce conseil était l’aboutissement d’une longue quête visant à remédier au dérèglement climatique qui provoquait désolation et famine dans tout le royaume et bien au-delà.

— Vous n’évoquez tout de même pas le Graal ? Cette relique qui devait effectivement sauver les Hommes de la misère provoquée par la Terre Gaste !

— C’est pourtant bien sous ce nom que s’est transmise l’histoire 14. Le Graal aurait pu les sauver, mais quoique l’on en dise aujourd’hui, les Hommes le dédaignèrent, préférant des réponses simples leur permettant de venir plus facilement à bout de leur maux. Un des participants a même tenté de le faire disparaître, portant ainsi un coup douloureux au collège druidique. Cet acte hautement répréhensible a provoqué la colère de Gwench’lan qui lui a jeté cette terrible malédiction.

— Je veux bien vous croire, mais vous ne m’avez toujours pas expliqué le lien avec notre famille !

— Ce « personnage »  est l’un de vos ancêtres.

— Mais c’est de la folie ! Supposons même que cela soit vrai. Cette malédiction serait-t-elle éternelle pour que nous soyons encore sous son emprise aujourd’hui ?

— Gwench’lan a englobé soixante générations dans cette punition...

— Soixante ! Mais pourquoi ce nombre ?

— C’est le temps pendant lequel le Graal disparaîtrait à nouveau aux yeux des Hommes, le temps au bout duquel ce conseil ou son équivalent pourrait enfin se réunir à nouveau.

— Et où en sommes-nous de ce décompte ?

— Il touche à sa fin, ou presque… Je ne sais pas avec certitude.  D’après mes calculs, vos petits-enfants y échapperont peut-être, pour vos enfants il faudrait beaucoup de chance, mais pour vous, cela tiendrait du miracle… »

Je compris pourquoi il était venu, ce soir-là, pourquoi il avait souhaité me parler en privé ; j’étais alors dans ma vingt-troisième année et j’étais le premier né de la famille…

Je suis resté un moment sous le choc de la révélation. Je lui demandai enfin :

« Comment savez-vous tout cela ?

— Un de mes propres ancêtres a participé à ce conseil et bien qu’il n‘ait pris en rien part à cette trahison, il s’est senti responsable de l’enchaînement des faits qui ont conduit à ce désastre. Depuis ce temps, chaque génération voit l’un des nôtres aider l’un des vôtres, au moment où le malheur s’abat sur votre famille. Ce fut le cas pour votre grand-père qui fut placé dans une famille d’accueil par la mienne au décès de ses parents. Ce fut le cas également pour votre mère que j’ai soutenue après la mort de son mari.

— Et si je vous suis bien, c’est notre tour à présent ?

— Oui, il faut qu’Hélène et Pelléas aient des enfants, car c’est vraisemblablement grâce à leur union que naitra un jour celui ou celle qui prendra place dans ce nouveau conseil…

— Vous me demandez donc de garder le silence ?

— En effet.

— N’y a-t-il aucun moyen de se soustraire à cette malédiction ?

— Malheureusement pas à ma connaissance…

— Alors pourquoi êtes-vous venu m’en parler ?

— Parce qu’il est temps pour vous de préparer le retour du Graal…

— Vous m’exhortez maintenant à me lancer dans la Quête du Graal ? Vous avez de la chance que ce sujet me passionne depuis mon enfance  sinon je vous aurais ri au nez ! »


Antoine Quéril resta stoïque.

« Oh, cela n’a rien à voir avec la chance. Une année, j’ai envoyé à votre mère, à l’occasion des fêtes de Noël, des livres dont l’un parlait du roi Arthur …

— ‘L’épée dans la Pierre 15’, je m’en souviens ! Ma mère nous a fait croire que le père Noël était passé !  C’était vous ! Vous aviez déjà cette idée en tête ! Vous allez sans doute aussi me dévoiler où le Graal est caché pendant que vous y êtes ?

— Gwench’lan l’a ramené avec lui de Bretagne et il a annoncé qu’il se ferait enterré avec lui et avec son or.

— De mieux en mieux ! J’imagine que c’est la raison pour laquelle il a menacé de bouleverser l’Univers si l’on venait à ouvrir son tombeau !  Tombeau qui n’a jamais été retrouvé !

— Je vous ai dit tout à l‘heure qu’il s’était arrangé pour se fondre dans le Temps. On peut dire aussi qu’il s’est joué de l’Espace.

— Comment un mort aurait-il eu tous ces pouvoirs ?

— Il a bénéficié pour cela d’un savoir plus ancien et plus puissant que le sien.

— Les sidhés !

— C’est exact.

— Avez-vous une idée de la manière de retrouver son tombeau ?

— Le collier que j’ai donné à Hélène vous y aidera.

— Que vient faire le collier dans cette histoire ?

— Ce collier est un harmonieux mélange de vivant et de minerai. Son porteur ne peut proférer que des choses justes et ne voir que des choses vraies, le mensonge et l’illusion n’ont pas de prise sur lui.

— Pourquoi ne le cherchez-vous  pas vous-même dans ce cas ?

— Des membres de ma famille ont essayé  de l’activer ! Mais il semble qu’il n’ait plus assez d’énergie.

— Que pouvons-nous faire alors ?

— Je pense que la science a aujourd’hui la capacité de découvrir son fonctionnement et de raviver son mécanisme. Il faudrait pour cela le concours d’un naturaliste et d’un géologue…

— Une chance que Pelléas et moi remplissons ces conditions ! Attendez, vous n’allez tout de même pas me dire que vous y êtes pour quelque chose ! Ma vocation ! celle de Pelléas ! Et sa rencontre avec ma sœur ! Non ! je préfère ne pas savoir ! Dîtes-moi simplement d’où vient ce collier ?

— Connaissez-vous le ‘Lebor Gabála Érenn’ ? »


L’histoire du collier qu’il nous avait racontée prenait tout son sens à présent. Maïwenn termina sa lecture en énonçant d’une voix blanche :


« Tu m’as souvent reproché mon empressement dans la vie, aujourd’hui je remercie le ciel de m’avoir rendu si impatient de naître vite et de ne pas t’avoir attendu car je n’aurais pas pu supporter de vivre sans toi. Ton frère qui t’aime ».


« Son frère ? »


Gwendydd était sa sœur jumelle !


« On pense aujourd’hui que le jumeau le plus âgé se développe au fond du placenta, et que par conséquent il nait en second… dit Maïwenn.

— Donc c’est Gwendydd que le destin attendait ce premier aout 1966, et non Blaise. »


Tout s’éclaircissait d’un coup. Blaise et Gwendydd vivaient une relation fusionnelle, ce n’était pas un amour charnel avait-il précisé et ils ne pouvaient bien évidemment pas se marier. Comment Aurélien en était-il venu à imaginer un scénario aussi improbable ?


Je sais aujourd’hui qu’il n’a rien inventé… Tout vient des textes anciens, il nous l’avait même affirmé pendant la réunion à Rennes. En effet, dans ‘La Vita Merlini’ 16, basée sur des sources traditionnelles, le grand amour de Merlin, que décidemment tout rapprochait de Blaise,  n’avait pas été pour son épouse mais pour sa sœur elle aussi prénommée Gwendydd ! Devant l’horreur d’une telle situation Robert de Boron 17, cistercien et gardien de la morale chrétienne, avait substitué un personnage nouveau, étranger à la famille de Merlin, à qui il avait fait jouer le rôle d’une petite fille perverse et rusée : Viviane... 18


« Blaise ne s’est jamais vraiment remis de cette perte, dit Maïwenn.

— Cette lettre, qu’il avait volontairement placée dans sa veste, a été oubliée là,  car elle n’avait plus d’utilité, renchérit Nolwenn.

— Il y a un autre point commun à ces morts, releva Lughan.

— Lequel ? demanda ma cousine.

— Excepté Alanig, notre arrière-arrière-grand père mort de maladie, Brendan a été tué par l’explosion de son canon, son fils Charles dans un incendie causé par une bombe, Gwendydd, la désormais sœur de Blaise, dans un accident de feu d’artifice et, pour finir, ton père et ma mère, prisonniers des flammes dans un moulin.

— Ils sont presque tous morts brûlés !

— Il n’y a aucune exception, j’en ai peur, ajoutai-je. Connaissez-vous l’autre nom de la maladie de l’ergot de seigle ?

— Non.

— Le Feu de Saint-Antoine… » 


Une évidence m’apparut soudainement.

« Peux-tu relire la phrase ou Antoine Quéril parle du conseil à venir? » demandai-je à Maïwenn.

Elle reprit la lettre et répéta les mots qui donnaient tout son sens à notre présence aujourd’hui :


« C’est le temps pendant lequel le Graal disparaîtrait à nouveau aux yeux des Hommes, le temps au bout duquel ce conseil ou son

équivalent pourrait enfin se réunir à nouveau.»


« Le dernier roi qui a veillé sur le Graal s’appelait Pellés, il était surnommé le Roi pêcheur car il ne pouvait plus chasser à cause d’une vilaine blessure à la cuisse causée par un chevalier 19 au cours d’un règlement de compte. Cette blessure a été appelée par la suite le coup douloureux et a donné naissance à la sécheresse qui s’était abattu sur le royaume le transformant en ‘Terre Gaste’. 

— Pelléas aussi s’est adonné à la pêche et lui aussi est blessé à la cuisse ! »


Nous avions enfin l’explication de toutes ces histoires d’hameçons et de saumons !


« La fille de Pellés s’appelait Elaine. Ensemble ils veillaient sur le Graal en attendant que le meilleur chevalier du Monde mette fin à la misère qui s’était abattue sur sa famille et son royaume.

— Antoine Quéril aussi a parlé d’un coup douloureux à l’origine de la malédiction qui touche notre famille ! dit Lughan.

— Nous sommes dans une version moderne du château de Corbénic !

— Pelléas, Hélène et Blaise veulent nous transmettre leur charge et nous laisser à notre tour veiller sur le Graal ! »


Je me rappelai mon étonnement au sujet du nom du domaine. Le mot relais n’était pas adapté car trop loin des routes passantes mais je comprenais maintenant qu’il s’agissait d’une autre forme de relais, celui entre deux générations de gardiens !


Nous en restâmes là pour cette soirée, Aurélien aurait eu ses rushs. Son montage serait assuré. Nous replaçâmes la lettre là où Lughan l’avait trouvée après que Maïwenn l’ait consciencieusement photographiée. Chacun retourna ensuite dans sa chambre.

J’avisai au mur, dans mon entrée, la toute récente affiche de l’exposition 2014 organisée par l’imaginaire arthurien intitulée… ‘Le miroir aux fées’ 20.


L’exposition venait à peine de se terminer donc l’affiche avait été installée intentionnellement dans ma chambre.


Je repensai à la pièce de théâtre jouée par la compagnie ‘L’art de Lune’ à laquelle appartenaient ma mère et celle de Nolwenn. Je m’étonnai encore que ma cousine n’ait pu citer le nom de la troupe. Dans la maison de nos grands-parents, à Folle-pensée, nous avions en effet hérité chacun de la chambre de notre mère respective. Les deux sœurs avaient quitté le domicile à peu près à la même époque, à la fin de l’adolescence, et les chambres étaient restées dans la configuration qu’elles avaient au moment de leur départ. Dans celle de ma mère j’avais trouvé une affichette qui faisait la promotion du spectacle et j’en connaissais donc les dates exactes et même les sponsors locaux ! Une quincaillerie, un imprimeur et une compagnie d’assurances de Ploërmel avaient mis les mains à la poche pour financer le spectacle. Chacun y était allé de son numéro de téléphone car évidemment le « 3w 21» n’existait pas encore, les numéros de téléphone n’ayant d’ailleurs à l’époque que six chiffres…


Curieusement, des deux sœurs, c’est Lena qui avait conservé cette affichette et non Rozen, sinon Nolwenn aurait pu énoncer le nom de la troupe. 


La pièce avait été critiquée à cause de son originalité. L’auteur, qui avait souvent interprété Merlin, en avait fait un personnage impertinent et cocasse, peut-être trop fantasque aux yeux d’une partie du public.  


A travers ma caméra, Aurélien invita le spectateur à regarder l’affiche et il profita de mon zoom pour glisser sa troisième scène...


Il était toujours question de la relation entre Merlin et Viviane, et il décrivit une autre de leurs rencontres sur les bords de l’étang du ‘miroir aux fées’.  Ces rencontres allaient devenir un fil rouge tout au long de ce premier scénario. 

Quand Aurélien m’a parlé des plans qu’il avait l’intention de filmer à cet endroit, je lui ai fait remarquer que cet étang ne datait que du XVIIème siècle et qu’il avait été creusé afin de servir de retenue d’eau pour un moulin bâti à l’entrée de la vallée.

Cet anachronisme ne le perturba pas longtemps car il a rapidement imaginé qu’à l’époque de ses personnages d’autres retenues d’eau avaient pu être creusées aux abords de la forêt, les moines ayant besoin d’abreuver leurs troupeaux. Visiblement cette idée lui a suggéré la rencontre que vous allez lire, et je suis assez fier d’en avoir été un peu l’instigateur.




[1] Le Triskell est un symbole celtique à trois branches.

[2] Ce jeu était en fait l’œuvre d’Aurélien, qui ne s’était pas arrêté à l’écriture apparemment, et qui l’avait appelé simplement An Triskel.

[3] Les chevaliers de Pendragon, Alessandro Lumini 1988.

[4] Nuada au Bras d’Argent, roi mythique des Tuatha Dé Danann. Ayant eu le bras droit coupé lors de la Première Bataille de Mag Tured, il dut abdiquer et céder

temporairement le pouvoir à un roi Fomoire, Bres. Il retrouva sa dignité et son pouvoir royal après que le dieu-médecin Diancecht lui a fait la prothèse d’un bras d’argent.

[5] Livre de Pascal Lamour et Brucero.

[6] Une sylphe est un être mythologique qui représente l’élément de l’air. Les sylphes sont souvent associés aux elfes, qui sont aussi des esprits de la nature.

Wikipédia

[7]  Il s’agit du druide Diviciacos, dont Jules César parle à plusieurs reprises dans les Commentaires sur la Guerre des Gaules et note ses qualités de diplomate. Il rapporte l'un de ses discours, dans lequel il demande aux Romains leur aide pour repousser la migration des Helvètes ce qui servit de prétexte à l’invasion de la Gaule.

[8] Olier Mordrel, dans la préface des Hommes Dieux

[9] Blaise partageait le point de vue de Louis Bouyer dans Les lieux magiques de la légende du Graal,

[10] Libre adaptation d’un des commentaires de Felix Bellamy sur le travail des historiens dans La forêt de Brechéliant. A son époque, il avait ajouté ‘interroger les centenaires pour en apprendre de vieilles histoires’.

[11] Gallica.bnf.fr

[12] Jean-Marie Pelt, né à Thionville en Moselle en 1933  et qui allait hélas nous quitter un an après ce premier scénario, en décembre 2015 , était biologiste, pharmacien, botaniste, écologiste, homme politique, écrivain et chroniqueur radio français, professeur agrégé puis professeur honoraire des universités en biologie végétale et pharmacognosie. Il fut adjoint au maire de Metz, ville où il présidait l’Institut européen d’écologie, une association de recherche et de promotion de l'écologie, notamment en milieu urbain. Wikipédia.

[13] Pelléas était diplômé de l’Ecole de géologie de Nancy et à cette époque Jean-Marie Pelt était à la tête du laboratoire de la faculté de pharmacie  dans cette même ville,  avant qu’il n’ouvre le centre écologique européen à Metz

[14] Ce Conseil Organisé par les Puissants, tel qu’Aurélien l’appela par la suite, fut désigné par un acronyme qui n’est pas sans rappeler une série de conférences contemporaines. Cela aurait dû nous donner un indice sur ce qui nous attendait par la suite !

[15] L'Épée dans la pierre est un roman de Terence Hanbury White publié en 1938 et qui a été adapté au cinéma par les studios Disney sous le titre Merlin l’Enchanteur.

[16] La Vita Merlini (La Vie de Merlin) est un poème de l'écrivain gallois Geoffroy de Monmouth, composé en latin vers 1150, et qui retrace les évènements de la vie de l'enchanteur.

[17] Robert de Boron est un clerc né à la fin du XII e siècle. Il est l’auteur de plusieurs romans en vers sur le Graal et sur Merlin.

[18] Cette interprétation a déjà été relevée par Jean Markale dans ‘Merlin l’enchanteur ou l’éternelle quête magique’,  page 98.

[19] Balin le Sauvage appelé encore le chevalier aux deux épées.

[20] Exposition des œuvres de l’illustrateur Lawrence Rasson du 4 septembre au 26 octobre 2014

[21] www (World wide web)



Liens vers la présentation de la série et celle de la société de production :

Emainablach.fr

legendroles.fr

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