Chapitre 8 - BROCELIANDE, septembre 491
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Chapitre 8 - BROCELIANDE, septembre 491
« Tu as des étoiles dans les yeux ! » chuchota Merlin.
Viviane sourit. Ils étaient tous deux emmitouflés dans la cape de la sidhée, aux abords d’un étang, invisibles aux yeux des hommes qui faisaient boire leur troupeau à un jet de pierre de là. C’étaient les moines dont Gwench’lan avait parlé, reconnaissables à leur tonsure proche de celle des anciens druides d’Irlande, la partie antérieure de la tête entièrement rasée, à l’exception d’une mèche de cheveux qu’ils se laissaient pousser sur le front.
La proximité de la jeune femme affolait ses sens. Peu d’hommes avaient eu le privilège de côtoyer d’aussi près une femme des Sidhs. Les cheveux de l‘un venaient se perdre au milieu de la chevelure de l’autre à chaque mouvement, l’air que l’un respirait était celui que l’autre expirait et s’ils tournaient la tête en même temps le regard de l’un des deux n’avait comme envergure que les yeux de l’autre.
« C’est peut-être à force de contempler les immenses cétacés qui vivent le long de nos côtes et auprès desquels j’aime nager. »
A chaque question ou remarque du druide Viviane avait une réponse inattendue.
« Ton peuple semble évoluer autant dans l’eau qu’hors de l’eau…
— Tu dis vrai, et j’affectionne cette vie aquatique.
— Tout est si fascinant ! As-tu déjà vu une baleine de près ? Non, j’avoue ne pas avoir eu cette chance.
— A première vue, leurs yeux sont noirs, mais lorsqu’on s’approche on voit des milliers de petites étoiles qui pétillent de l’intérieur 1. J’aime les regarder, les écouter et partager leurs chants. »
Ses phrases semblaient anodines à l’oreille mais laissaient présumer des concepts que le druide avait peine à imaginer.
« Elles se rassemblent parfois en groupe, continua Viviane, plus nombreuses que les doigts de nos quatre mains réunies, elles forment alors un cercle, la tête tournée vers l’intérieur et elles commencent à chanter ! Là, tu ressens les vibrations au plus profond de ton corps, elles pourraient t’assommer rien qu’avec l’onde sonore qui te percute.
— Et pourquoi chantent-elles ?
— Pour séduire leur partenaire, pour soigner leurs semblables, mais avant tout pour leur propre plaisir et celui de la rencontre. Nous avons appris à ne pas juger leur comportement en fonction de nos propres exigences et de notre perception du temps qui passe. Les relations entre les individus s’appuient sur la communication sonore et non sur l’odorat car elles ne respirent pas sous l’eau. Chacune apporte au paysage sonore sa signature acoustique par ses vibrations et elles mettent plus de cinquante ans avant de maitriser toutes les subtilités du chant 2 !
« Record battu, pensa Merlin, pensant à sa propre formation.»
— Elles perçoivent nos propres mélodies, les intègrent dans leur répertoire et le partagent avec leurs congénères du monde entier.
— Tu dis qu’elles sont capables de soigner par le chant ?
— Tout-à-fait. Parfois, l’une d’entre elles, blessée, se poste au centre du cercle et les autres chantent pour elle. Nous avons appris cette technique en les regardant et en les écoutant.
— Le chant qu’Arthur a entendu quand tu lavais ta plaie près de la fontaine, ce chant qu’il n’a pas su me décrire, c’était cela, un soin par les vibrations ?
— Oui, nous soignons les corps et nous apaisons les esprits.
— Les esprits aussi ?
— Nous pouvons guérir les traumatismes qui empêchent l’esprit de trouver l’harmonie en modelant les perceptions que nos sens nous envoient. Il me suffirait de chanter pour remplacer par d’apaisantes pensées les tourments qui s’accrochent à ton esprit, te faire croire à tes rêves ou rendre invisible ce qui est devant tes yeux.
— Nous pratiquons aussi cette discipline ; nous l’appelons « souffle druidique, mais cela nous est nettement moins naturel qu’à vous ! Il a fallu trois jours et six d’entre nous pour préparer l’illusion qui a faussé le jugement de la mère d’Arthur et qui lui a fait voir en l’homme qui l’avait rejoint dans son lit son mari et son ennemi 3 ! Moi-même, mes maîtres et leurs propres maîtres, nous ne sommes que de piètres apprentis comparés à ta science et la science des tiens, nous aurions pu apprendre tant encore si vous n’aviez pas quitté la ‘Terre du dessus’…
— Dans ce domaine notre maître à tous s’appelle Manannán mac Lir, fils de la Mer… Il est si adroit dans cet art qu’il peut en quelques gestes créer dans l’eau ou dans l’air des oscillations suffisantes pour agir sur tes pensées les plus profondes… »
Merlin resta rêveur devant les possibilités que lui ouvrirait une telle connaissance.
« Et de la même manière nous sommes parvenus à ressentir les vibrations issues de la parole. Nous pouvons identifier celui qui dit la vérité de celui qui ment rien que par les légères différences de densité de l’air qu’il expulse. Nous avons créé à l’attention de votre peuple quelques objets qui matérialisent ce pouvoir et nous les avons donnés à vos hommes de loi.
— J’espère que vous n’en avez pas donné aux Chrétiens également ! Il est déjà difficile de retrouver notre influence auprès des rois, si les moines disposent de ce pouvoir, nous ne les arrêterons plus !
— L’un de ces objets a été dérobé ou échangé lors d’une transaction commerciale mais un de vos druides est allé le rechercher à Rome, il y a de cela bien des années…
— Les Chrétiens sont peu enclins à utiliser les objets qu’ils ne jugent pas compatibles avec leur croyance mais je ne doute pas qu’ils puissent finalement les habiller d’une toute autre origine. »
Merlin profita d’un mouvement de Viviane pour examiner avec soin la cape derrière laquelle ils étaient dissimulés. Elle semblait mi- animale, mi- minérale. Viviane lui en expliqua la provenance.
« Nous avons rencontré, dans les plus hauts fonds marins, des êtres qui font de leur peau le support de leurs émotions intérieures tout autant que le reflet de leur environnement extérieur. C’est grâce à ces êtres que nous avons pu fabriquer ce type de cape.
— Ne me dis pas que nous avons sur nous une peau de poulpe, dont les grecs vantent l’intelligence et qualifient de maître du camouflage ?
— Il s’agit bien des poulpes, mais il ne s’agit pas de leur peau car à leur mort, leur corps entier se désagrège. Nous avons récupéré les pigments qui colorent leur épiderme et les avons mis en culture.
— Vous élevez des poulpes ? »
Viviane sembla choquée.
« Les élever ? Quelle idée saugrenue ! Ce sont des êtres sensibles et intelligents. Nous avons partagé de nombreuses expériences et nous les respectons. Un jour je te raconterai la première rencontre entre nos deux peuples. Ces pigments sont un don de leur part.
— Comment peuvent-ils encore réagir à la lumière, s’ils proviennent d’êtres morts ?
— La matière inanimée et la matière animée sont naturellement organisées différemment mais qui peut dire vraiment quelles sont les lois réservées aux vivants ? Même si ces pigments reviennent à un stade minéral, ils conservent leur capacité à réagir aux flux de lumière qui les traversent et s’auto-organisent naturellement en fines couches comme les cristaux de glace qui apparaissent spontanément à la surface d’une flaque d’eau sous l’effet du froid.
— Vous pourriez sans difficultés en remontrer aux savants grecs et ioniens 4.
— L’énergie de la lumière qui les traverse est absorbée par un nombre plus ou moins important de couches dont les pigments se réorientent ne montrant plus à l’observateur que leur tranche. La première couche à ne pas être traversée ne modifie donc pas sa surface et reste opaque, restituant ainsi à nos yeux la couleur envoyée par leur environnement.
— Ce qui nous les rend invisibles…
— Oui, et nous avons dupliqué ces pigments par duplication, une forme de reproduction artificielle en quelque sorte.
— Tout a l’air simple quand tu en parles !
— Il a fallu des milliers d’années pour en arriver là. Nous avons donné à ces pigments un support sous la forme d’un fil de soie afin qu’ils le recouvrent comme des huitres sur un poteau de bois. Il nous a suffi alors de tisser ce fil pour fabriquer un tissu comme nous l’aurions fait avec du lin. »
Merlin se demanda une fois encore comment les hommes avaient pu prendre la place des sidhés sur la Terre d’Irlande et de Bretagne !
Il reporta son attention sur le calme qui revenait peu à peu autour de l’étang. Viviane et lui-même avaient observé sans bouger le manège des moines. Les bovins quittaient le point d’eau à regret, les derniers animaux ayant été invités par les bouviers à reprendre leur place dans le troupeau. Quelques exhortations sonores, quelques gestes autoritaires avaient suffi à rassembler les bêtes et à les faire prendre le chemin du retour.
Les moines attribuaient de l’importance à l’élevage mais rien de comparable entre ces bœufs dociles et flegmatiques et les fiers taureaux qui peuplaient les anciens récits des conquérants celtes, récits dans lesquels une reine n’avait pas hésité à déclencher une guerre larvée à son mari pour la possession du plus illustre taureau d’Irlande 5.
Merlin regardait avec circonspection ces moines qui avaient remplacé les druides dans la conduite des affaires humaines comme dans celle des affaires animales. Partout les monastères avaient succédé aux collèges druidiques. La cohésion des moines était leur force, la discipline leur arme ; ensemble ils venaient à bout d’une nature que leur ordre jugeait hostile et rébarbative. C’était là une différence essentielle entre ces nouveaux défricheurs d’âmes et de terres et les derniers disciples de la pensée druidique.
Enfin le meuglement des bêtes s’apaisa et, alors que le soleil se découpait à présent derrière la cime des arbres, merles et corneilles se mirent à piailler et à se partager l’espace sonore.
Les deux spectateurs patientaient toujours, sans bouger. Ils savaient que la faune sauvage n’attendait que le départ des placides quadrupèdes pour reprendre possession des lieux.
Un corbeau se posa à quelques pas du couple, ne sachant pas à quel sens se fier à leur égard. L’oiseau les observait à travers le manteau d’invisibilité qui les recouvrait. Il paraissait chercher une cachette fiable pour la noix qu’il avait au travers du bec et semblait se demander si ces humains ne voleraient pas son butin une fois qu’il aurait les ailes tournées.
«D’habitude les corbeaux me reconnaissent et me regardent avec bienveillance. Celui-là se méfie de moi!»
De tous temps les corbeaux avaient étudié les Hommes, avaient coopéré avec les chasseurs les plus amicaux en les avertissant de la présence de gibier en contrepartie de quelques morceaux de choix. La langue des corvidés était complexe et intégrait même les usages linguistiques d’autres espèces, ceux de leur prédateurs et ceux des humains, ce qui fait que chaque corneille se devait d’apprendre une très grande variété de dialectes quand elle intégrait un groupe 6.
Comprendre le langage des animaux était pour Merlin une façon de garder vive sa part instinctuelle. C’était également une des raisons pour laquelle les druides n’avaient pas cédé à la facilité de l’écriture et avaient conservé leur enseignement oral, car ce qui est écrit est mort, figé par l’éternité.
Ecouter les animaux et leur parler, c’était découvrir un mode de relation avec les autres qui n’était plus bâti sur la contrainte, mais sur la fraternité. C’était aussi prendre conscience des exigences respectives de la Nature et de l’Homme, et préserver l’équilibre fragile dans lequel aucune vie n’est possible 7.
Sans engager aucun mouvement hormis celui de ses lèvres, Merlin chantonna en fixant l’animal :
« Le vieux corbeau du
Val s’est échappé ce soir sur la Lande de Minuit.
Il m’a dit : Prends garde aux hommes du matin,
Ils ont les bras trop courts et le visage de ceux qui font mentir les pierres.
Profondes sont les vallées qui mènent vers le Nord,
Profondes et sinueuses comme les veines d’une main.
Rouges les flancs du Val, rouge le ciel, rouge le soleil comme au couchant de toutes nos misères,
Rouge le sol tant il a bu de sang, et là, quelques pins bleus qui surgissent d’un monde mort…
Le corbeau du Val est reparti vers l’ombre, son repaire.
La lande gémit. Le vent triomphe.
Rouges les bruyères, profondes les vallées, au vent mauvais du soir 8… »
Viviane sembla apprécier les vers du jeune druide.
« Je vois que tu es poète à tes heures…
— La connaissance ne s’oppose pas à la poésie. Les révélations de l’une complètent les créations de l’autre », murmura-t-il.
L’oiseau reprit son envol et rejoignit ses semblables au sommet d’un arbre proche. Au même moment sortit du sous-bois un groupe d’une dizaine de biches qui vinrent à leur tour prendre possession du point d’eau. Elles étaient en chaleur et le vent porta jusqu’aux narines du druide et de la sidhée de fortes effluves qui ne manqueraient pas d’attirer un ou plusieurs mâles.
Viviane fit un signe discret à Merlin :
« La biche que j’ai sauvée des ardeurs de ton protégé est là, parmi elles.
— Comment peux-tu en être sûre ? Elles se ressemblent toutes !
— Ne reconnais-tu pas tes jeunes élèves quand tu leur donnes la leçon ? Pourtant eux aussi se ressemblent, tous petits et imberbes.
— Ce jour-là, si la flèche avait eu une trajectoire un peu différente, tu aurais pu te faire tuer…
— En effet. La vie est un pari et il arrive que nous perdions...
— Je ne supporterais pas de te perdre !
— Cela donne plus de force et de charme aux moments vécus. »
Merlin ne chercha pas à polémiquer avec la sidhée et préféra changer de sujet :
« A propos d’Arthur, je ne veux pas savoir quelles images de toi hantent ses rêves mais il est atteint d’une grande langueur. Aucune musique ne le déride, aucune fête ne le distrait, aucun plaisir n’apaise son esprit tourmenté.
— J’ai peut-être exagéré…
— On raconte aujourd’hui que cette source est une fontaine de jouvence comme celle dans laquelle les Tuathas plongeaient leurs morts pour les ramener à la vie. »
Merlin se remémorait l’anecdote qu’il avait entendu, enfant, au sujet de ce peuple et de ses fascinantes capacités. Il était question d’un sidhé 9, de ses deux fils et de sa fille qui chantaient un charme sur la fontaine appelée Santé. Les hommes mortellement blessés qu’ils y jetaient en ressortaient vivants. On racontait que les blessés pouvaient guérir simplement grâce au chant de leurs médecins. Jusqu’à ce jour, il n’avait pas su discerner la part du réel de celle de ’imaginaire dans cette histoire. Il comprenait aujourd’hui d’où étaient nées ces légendes. »
Revenant au jeune homme, il demanda :
« Ne l’aurais-tu pas ensorcelé, comme tu m’as ensorcelé moi ?
— Serais-tu jaloux Merlin ? »
Le druide n’eut pas le temps de répondre car un léger frémissement parcourut le groupe des biches qui regardèrent toutes dans la même direction. Un cerf, dix-cors magnifique rendu lui aussi fiévreux par la vigueur de ses hormones, venait d’apparaitre à quelques pas d’elles.
Il dressa la tête, le mufle tendu vers les femelles et se mit à réer avec une vigueur qui justifiait pleinement son statut à part dans la forêt. Il s’avança vers l’eau et trempa ses jambes dans l’eau fraîche. Il soupira, épuisé et las de cette grande fermentation de l’automne qui faisait bouillir ses sens et à laquelle il était
vain de vouloir résister. Les biches n’avaient pas bougé, partagées entre des envies contradictoires.
Merlin n’avait jamais eu l’occasion d’approcher un tel animal. Il aurait souhaité connaître ses pensées, se glisser dans son mufle, être sa salive verdie du suc des herbes, frémir sous son pelage, bondir dans ses muscles, s’enfoncer profondément dans ses sabots, dans son fond d’expérience, parcourir le temps qui existe et le temps qui n’existe pas, nager dans les vapeurs qui montent des prairies, porter le poids de sa couronne, connaître une seconde, une seule, sa souveraineté, la mêler aux branches des forêts traversées, ne plus savoir s’il était cerf ou forêt en train de nager, de bondir. D’exister 10.
Le cerf était porteur d’une aura sacrée. Outre le fait qu’il se nourrissait du fruit du chêne, sa ramure, qui tombait et se renouvelait tous les ans, faisait de lui le symbole de longévité et du renouveau cyclique de la Nature.
[1]Pierre Lavagne de Castellan, bioacousticien marin, conférence donnée au cours de l’Université d’été de l’animal en 2016, rapportée dans L’animal est-il l’avenir de l’Homme par l’organisatrice, Yolaine de la Bigne
[2] Ces constatations sur le rôle du chant chez les baleines sont de François SARANO, dans Le retour de Moby Dick
[3] Merlin a modifié l’apparence d’Uther Pendragon et lui a permis de coucher avec la femme de son rival, ce qui a conduit à la naissance d’Arthur.
[4] L’Ionie était une région de l’Asie Mineure où vivaient des Grecs anciens tel Hécatée de Milet, premier géographe à avoir représenté le Monde de manière circulaire, centré autour de la Méditerranée.
[5] Voir le Tuan Bo Cualngé, un des morceaux les plus célèbres de la littérature irlandaise.
[6] Aurélien s’est appuyé à ce sujet sur les récentes constatations de Thom Van Doore, relevées dans son livre Dans le sillage des corbeaux.
[7] Cette analyse est celle de Jean Markale dans Merlin l’enchanteur
[8] Poème de circonstance intitulé Brocéliande ou le royaume de Merlin qu’Aurélien a repris une fois encore dans les souvenirs de Jean Markale comme si les mots de l’écrivain se devaient de réintégrer enfin la bouche de l’enchanteur.
[9] Diancecht, le dieu-médecin des Tuatha Dé Danann dans le récit de la bataille de la plaine des piliers.
[10] Cette description est tirée du poignant récit de Claudie Hunzinger dans Les grands cerfs et illustre magnifiquement ce qu’aurait pu ressentir Merlin, souvent représenté avec des bois de cerfs.