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Chapitre 12 - BROCELIANDE, 1 novembre 491

Chapitre 12 - BROCELIANDE, 1 novembre 491

Publié le 8 déc. 2024 Mis à jour le 8 déc. 2024 Fantaisie
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Chapitre 12 - BROCELIANDE, 1 novembre 491




Le portier peinait à refermer le portail, un portail trop neuf et pas encore habitué à sa nouvelle fonction, puis il reprit sa place, bien décidé à ce que personne n’entre sans un motif dûment contrôlé.

« Penn Annwfn est arrivé ! clama Viviane, la fête peut commencer ! »

Merlin eut juste le temps d’apercevoir le souverain et une partie de sa suite. Une vieille femme, qui ressemblait au roi, se retourna et lui sourit.


Les artisans avaient terminé leurs tâches depuis quelques jours et avaient été renvoyés chez eux, chacun avec un cadeau de la part de Viviane. Ces derniers temps, ils avaient forcé le geste et accéléré la cadence, ne souhaitant pas se trouver aux abords de la maison pour la fête de Samaïn. Tout le monde savait qu’à cette occasion les sidhés pouvaient se mélanger aux humains et il y avait de fortes chances pour que nombre d’entre eux se retrouvent ici dans la maison de Viviane. Mieux valait alors être loin à ce moment-là.  Ils ne s’étaient pourtant pas privés de décrire avec force détails et à qui voulait l’entendre les somptueux préparatifs qui allaient bon train dans la demeure. Arthur avait inévitablement entendu parler de la fête qui serait donnée ce soir. Merlin tablait sur les sentiments du garçon car c’était l’occasion rêvée pour lui d’approcher la sidhée. Il était persuadé qu’il viendrait.


La maison principale avait gardé son état d’âme original, une sorte de mansio 1 de style romain.  La cour donnait sur une vaste salle commune, une cuisine, ainsi que de petites chambres à coucher. Il y avait même des thermes, un peu à l’écart de la maison à cause des risques d’incendie mais reliés à celle-ci par un couloir fermé pour le confort des utilisateurs. Ces thermes étaient constitués de plusieurs pièces chaudes ou froides et d’une chaufferie qui leur était dédiée. Une fumée aguichante sortait d’ailleurs d’une cheminée comme une invitation à venir d’y délasser.


A l’intérieur de l’enceinte, un mur de clôture séparait la partie résidentielle des bâtiments de service où l’on trouvait une grange, une étable, une écurie, une porcherie, un fournil, un vivier pour les poissons du lac, une réserve à grains et une autre à foin, une citerne à eau ainsi qu’une forge.

Une vingtaine de personnes, coursiers, valets, femmes de chambre, servantes et cuisiniers s’affairaient sous la direction d’un intendant. Tout ce personnel avait été prêté à Viviane depuis plusieurs jours par Penn Awfnn lui-même. Certains resteraient là après la fête pour s’occuper de la maisonnée.


Au milieu de la cour un brasero de fer rempli de braises réchauffait l’atmosphère humide due aux abords du lac. Ce feu était bienvenu, qui dénouait les membres et délassait les os. Dans un angle un cochon tournait lentement sur sa broche, dénouant quant à lui les estomacs et stimulant les papilles. La vue n’était pas le seul sens à être mis en exergue, l’odeur de la viande grillée flirtait avec les narines au gré du souffle de l’air et le crépitement de la graisse chatouillait délicieusement les oreilles à chaque fois qu’un des cuisiniers badigeonnait l’animal avec un linge trempé dans une bassine en bois pleine de beurre aromatisé. Le spectacle attirait inexorablement les invités et faisait saliver plus d’un menton.


Toute la journée s’étaient succédés les héros mythiques peuplant les récits et les ballades que colportaient bardes et poètes. La première à avoir été annoncée était Diane elle-même, Merlin la reconnut seulement au moment où Viviane et elle se donnèrent l’accolade. Ses yeux pétillaient à l’idée de retrouver la maison qui avait été la sienne et qu’elle avait abandonnée au plus fort de l’occupation romaine.


Un valet avait conduit la jeune sidhée dans les thermes afin qu’elle se réchauffe et se change. Une femme de chambre l’avait débarrassée de ses bottes, de ses gants ainsi que de son habit de laine grise et Diane avait frissonné en posant ses pieds nus sur les dalles d’ardoise antidérapantes avant de goûter pleinement aux délices d’un bain chaud. Puis il lui avait été proposé une robe longue en lin vert tendre, rehaussée à l’ourlet par une broderie d’or qu’elle avait jugée parfaitement adaptée à l’humeur du moment.


Elle avait gardé ses bracelets d’or également, qu’elle avait fixés autour de ses bras musclés et de ses poignets délicats. Elle avait choisi une ceinture ornée de perles dans la garde-robe que Viviane avait reçue en cadeau et on lui avait proposé plusieurs paires de sandales en cuir afin qu’elle les essayât. Pendant ce temps une jeune fille avait attendu patiemment de la coiffer et de refaire ses longues tresses malmenées par le voyage.


Enfin elle avait été invitée à passer dans la grande salle ou une odeur de mortier était encore perceptible. Les murs, trop fraichement badigeonnés de chaux, étaient d’un blanc immaculé, et faisaient même de l’ombre aux fenêtres pourtant tendues de parchemin huilé pour inviter la lumière d’octobre à éclairer la pièce. Le sol était dallé en damiers sur lesquels avaient été repeintes de sobres mais élégantes figures géométriques telles que les sidhés les appréciaient. Un âtre surélevé trônait à chaque extrémité, à la mode romaine. Les sidhés avaient plutôt l’habitude d’un trou central dans la toiture mais personne ne se plaignit de cette disposition. Des plaques de bronze blanc ornaient les murs, décorées d’animaux de toutes sortes, finement ciselées et alternant avec des étagères qui regorgeaient d’un assortiment de plats destinés chacun à un usage spécifique. Des jarres d’huile et de vin complétaient l’agencement des lieux.


Deux ou trois serviteurs étaient encore passés furtivement, les bras chargés de houx et de lierre tressé en guirlandes afin d’accrocher le tout au-dessus des portes et à quelque distance des torchères. Des tables avaient été dressées au centre de la pièce et l’on y avait installé une vaisselle délicate digne de cette noble assemblée. Tout autour, des coffres et des bancs, ainsi que quelques fauteuils d’osier, invitaient au repos et à la discussion.


« Alors, avait demandé Viviane, que penses-tu de ta maison ?

— Je ne reconnais plus rien de mon ancienne demeure ! De mon temps, les murs étaient en bois, avec un soubassement en pierres sèches, rien à voir avec ce que je vois aujourd’hui ! Je pense qu’après mon départ quelques riches propriétaires se sont succédés et en ont changé l’apparence, la transformant en une villa à la romaine avec ses pierres maçonnées et son sol dallé. Tu dis qu’elle était inhabitée depuis longtemps ?

— Le roi Ban m’a confié que ses parents n’avaient jamais vu personne y séjourner. Les derniers occupants ont laissé les thermes et une partie des chambres se délabrer, mais heureusement les murs et les sols étaient encore en bon état lorsque nous avons commencé à la restaurer.    

— Comment se fait-il que l’on en soit arrivé là ?

— Rome a connu une grave crise politique et militaire qui a entraîné une grande récession dans tout l’Empire. L’exode rural a touché les campagnes qui se sont désertées à cause de la rupture des liens commerciaux, les villes se sont fortifiées et les demeures comme la tienne sont devenues indéfendables 2. »        


Viviane venait juste de terminer sa présentation quand Merlin fut présenté à son invitée et Diane avait taquiné sa filleule :

« Ainsi, toi aussi tu as trouvé l’amour sur les bords de ce lac ! »


Le druide n’avait pu s’empêcher de penser au tragique destin de son amoureux mais n’avait pas osé lui demander si ce que l’on racontait sur elle contenait une once de vérité ou n’était que pure divagation. Elle était toujours aussi jeune que dans le conte qui relatait ses amours et Merlin n’avait pas su dire s’il eut fallu s’en étonner.


Puis s’étaient succédés une quantité de jeunes hommes et d’hommes moins jeunes, de jeunes femmes et de femmes moins jeunes sans que Merlin n’ait pu discerner dans leurs comportements les liens familiaux qui les unissaient. Tous étaient richement vêtus. Les hommes portaient bien hautes leurs armes d’apparat, qui rayonnaient de mille feux dès que le soleil perçait la couche nuageuse au-dessus d’eux. Les javelots à trois, quatre ou cinq pointes étaient dressés comme des emblèmes, les boucliers ornés de six, sept ou huit cercles de laiton étincelaient et forçaient les yeux à se détourner, les épées étalaient leur poignée en or incrustée de pierres précieuses, suspendues par des ceintures dorées également. Les femmes n’étaient pas en reste, couvertes de manteau de pourpre à franges d’or, de tuniques rehaussées de broderies d’argent depuis les épaules jusqu’aux genoux.


En attendant les derniers participants s’étaient tenus dans la cour de nombreux jeux d’adresse, des jeux dont Merlin n’avait jamais entendu parler, qui stimulaient la vivacité et la concentration des participants et les faisaient virevolter avec leurs armes. Il y eut ainsi le jeu de la pomme, le jeu tranchant, le jeu du javelot, le saut du saumon, le saut dans l’espace, le tour du champion noble, le jeu de la roue et le jeu de la respiration. Un dernier, dont Merlin n’avait pas retenu le nom, avait consisté à ficher une épée en terre, la pointe en l’air, et à sauter au-dessus de l’arme tout en posant la plante du pied sur l’épée 3.


Quelques-uns avaient récité des poèmes où il avait été question des grandes prouesses qu’avaient accomplies leurs tribus, d’autres avaient raconté des histoires qui les avaient fait hurler de rire ou béer d’admiration. Ils s’étaient assis en cercle, avaient placé leur épée à plat sur leur genoux, attentifs à ne pas se laisser aller à de grands gestes car leur arme était censée se retourner au moindre mensonge. Cette croyance permettait au moins que soient réfrénées leurs ardeurs dans les passages où l’un d’entre eux se retrouvait la risée des autres. A un moment Merlin avait tendu l’oreille pour capter une partie de l’Histoire de ces sidhés mais cette histoire n’avait renvoyé à aucune référence dans l’esprit du druide. Tout n’avait été que luxe et démesure dans la bouche du conteur et l’exagération dans laquelle il s’était vautré sans retenue avait sans doute crû au fur et à mesure des veillées :


  « Aussi emporta-t-il cinquante manteaux, bleus comme le dos d’un scarabée, qu’ornaient des broches rouges, cinquante tuniques blanches brodées d’animaux d’or et d’argent, cinquante boucliers d’argent rehaussés de bordures rouges, des pierres précieuses qui brillaient dans la nuit comme les rayons du soleil et cinquante épées à poignée d’or. Il menait également cinquante chevaux portant au col des clochettes d’or, des caparaçons de pourpre, des harnais d’or et d’argent relevés de têtes d’animaux, et munis de cinquante fouets en laiton blanc qui se terminaient par un crochet d’or. Il emmenait encore sept chiens de chasse équipés de chaines d’argent à pommes d’or, sept sonneurs de cor aux longs cheveux dorés, vêtus de robes multicolores et de manteaux brillants 4. »


Une ovation avait accueilli Dagda à son arrivée, car tous espéraient l’entendre jouer de sa harpe, une harpe fabriquée avec le cœur d’un chêne et appelée pour cela « Chêne à deux cris ». Elle était encordée de cuivre et de boyau et un vernis la recouvrait en guise de protection. Merlin n’avait jamais imaginé qu’un jour il contemplerait cet instrument mythique.


Les Tuathas n’avaient pas été avares de cadeaux ; à chaque nouvel invité, on assistait au déballage de soieries, de satin, de bijoux, de cornes à boire, de colliers aux entrelacs d’or et d’argent, de gobelets rutilants …


Manannán également avait fait forte impression. Il avait fait envoyer à Viviane le cochon qui serait le point d’orgue du festin, une bête que sept vaches avaient nourrie pendant sept mois 5. Il était apparu torse nu, protégé de son inévitable manteau, sa peau était recouverte de tatouages, ses cheveux longs tressés se mélangeaient à sa courte barbe.


A présent donc qu’arrivait Penn Awnfnn en personne, tous les regards se tournèrent vers lui. Il arborait un torque avec une tête de sanglier à chaque extrémité ; chaque tête portait un collier de rubis et leurs yeux étaient de minuscules saphirs.


Dans la salle, étendu sur un plateau de bronze coulé d’une seule pièce, trônait maintenant un bœuf complet dont il ne manquait que la queue, et qui avait rôti en entier. Dans sa gueule ouverte, un veau, dans la gueule du veau, un porcelet, et dans la gueule du porcelet, la queue du bœuf. Trois cuisiniers se tenaient près de l’animal, le plus frêle sur les épaules des deux autres, qui essayait de tresser une couronne de fleurs autour des cornes du bœuf.


Sur les tables il n’aurait plus été possible d’ajouter le moindre plat sans risquer de faire basculer les tréteaux. Des viandes rôties coupées en fines tranches alternaient avec des filets de poissons à peine pêchés et cuits dans des feuilles de vigne à la mode grecque, des légumes braisés qui avaient mijoté dans les chaudrons neufs et encore rutilants du domaine voisinaient avec des paniers de fruits frais rapportés des sidhs et que l’on aurait pu croire s’être trompés de saison. 


A un angle de la pièce un brasseur et un vigneron veillaient jalousement sur des tonneaux remplis d’une bière de bruyère, sombre et mousseuse, sur des barriques pleines d’un hydromel 6 doux et doré, ou encore sur des amphores de vins verts ou résinés, importées d’Italie par les commerçants de Massilia, transportées par bateau depuis Burdigala jusque Naoned 7, puis par chariots sur les voies romaines encore en service et qui enfin étaient restées plusieurs jours dans les eaux du lac à se reposer du voyage.


Dans une cheminée un jeune aide-cuisinier cuisait des galettes d’orge et les empilait au fur et à mesure dans un coin de l’âtre. Une légère fumée s’échappait du foyer et languissait dans la pièce avant de filtrer comme à contrecœur à travers le chaume du toit.


Dagda avait joué l’air de la Tristesse pour quelques jeunes hommes surexcités afin de les calmer avant le repas et l’on aurait pu croire autour d’eux que la soirée qui s’annonçait était une veillée funèbre tant leurs traits étaient plissés et les larmes coulaient le long de leurs joues tirées.


Alors que tout le monde se rapprochait des tables et lorgnaient les plateaux, le portier s’avança vers Viviane. Elle lui demanda :


« Qu’y a-t-il de nouveau à la porte ?

— Un jeune homme demande l’entrée.

— Que lui as-tu répondu ?

— Que le couteau était allé dans la viande et la boisson dans la corne et qu’il était bien présomptueux de vouloir rentrer sans invitation.

— Qu’a-t-il répondu ?

— Que je n’avais qu’à lui fournir une invitation.

— Que lui as-tu répondu ?

— Que je n’accordais d’invitation qu’à ceux qui étaient dignes d’entrer, les rois et fils ou fille de roi, et les artistes qui apporteraient un nouvel art.

— Qu’a-t-il répondu ?

— Qu’il se nommait Arthur, qu’il n’était pas fils de roi mais qu’il pourrait te divertir.

— Qu’as-tu répondu ?

— Que nous avions déjà dans la salle, à jouer, chanter ou boire un harpiste, un charpentier, un barde, un architecte, un forgeron, un chaudronnier, un guerrier, un juge, un conteur, un ambassadeur, un poète, un bûcheron, un cuisinier, un coureur à pied, un chasseur, un porcher, un montreur d’ours, un cocher, un cordonnier, un tailleur et bien d’autres artistes encore. Que moi-même, j’étais portier, et que je ne lui ouvrirais pas… à moins qu’il ne soit polisseur d’épées, car à la réflexion, nous n’en avions pas.

— Et… qu’a-t-il répondu ?

— Qu’il était le meilleur polisseur d’épées qui soit !

— Qu’as-tu répondu ?

— Que j’allais alors te demander l’autorisation de le faire entrer.

— Va donc le chercher, ce serait pitié de le laisser dehors plus longtemps dans le vent et le froid ! »


Quand le jeune homme entra, on agita les chaînes d’attention en argent au fond de la salle. Le silence se fit alors. Arthur semblait totalement perdu dans la foule.

« Il ne s’attendait pas à une telle assemblée, se dit Merlin, qui avait pris soin de déguiser son apparence pour que le jeune homme ne puisse le reconnaître 8.

Viviane s’approcha de lui et dit :

« La bienvenue à toi Arthur… Nous allons te faire une place parmi nous. On m’a dit que tu te prétendais polisseur d’armes, le meilleur qui soit ! Est-ce bien vrai ? »

Ce dernier ne répondit que par un vague mouvement de tête.

« Tu as de la chance, reprit Viviane qui tâchait de cacher son amusement, car dans cette salle, il y a maintes et maintes épées à polir et autant de bras illustres pour les manier. »


Se tournant vers l’assemblée, elle dit :

« Toi, Penn Awnfnn, Souverain de l’abîme, roi de l’Autre-Monde, ne m’as-tu-pas parlé d’une épée qui se rouille de ne pas connaître une main pour la tenir ?

— Tu dis vrai, Viviane. Cette épée était l’épée de Nuada et elle vient de Findias 9. Elle a été forgée pour rassembler la Bretagne toute entière autour de la main qui la tiendra. ‘Kaledwoulch’ est son nom. Si tu peux la faire briller, elle est à toi mais il faudra déjà l’extraire de son fourreau, ce que personne ne réussit plus à faire ! »


Curieusement c’est la vieille femme âgée accompagnant le roi qui apporta l’épée à Arthur. Tremblant de crainte de révéler sa parfaite incapacité à rivaliser à cet art avec le plus humble des apprentis, il se vit déjà jeté hors des murs, le manteau du déshonneur à jamais endossé sur les épaules.


La vieille femme prit le temps de l’examiner attentivement, puis se pencha vers lui et lui souffla discrètement quelques mots. Seul Merlin, qui s’était rapproché du jeune homme, entendit la teneur de la conversation.

« Je vois bien que tu es anxieux, Arthur. Ne t’inquiète pas pour l’épreuve qui t’est proposée. L’épée glissera sans peine hors de son fourreau et la lame n’est pas si rouillée qu’elle en a l’air… Mais le roi te posera une question et il serait bon que tu aies la réponse correcte. Je te dirai cette réponse pour peu que tu acceptes l’amitié de mes cuisses quand je te le demanderai… »


Arthur sembla plus choqué que surpris mais il n’était pas en mesure de refuser l’offre de son interlocutrice. Merlin distingua un rapide hochement de tête en guise d’accord.

« La réponse à la question tient dans le mot ‘souveraineté’, rappelle –t’en », chuchota-t-elle alors, en lui remettant solennellement l’arme.


Arthur s’apprêta à bander ses muscles de toute la vigueur de ses seize années mais, ainsi qu’il venait de lui être prédit, il put sortir l’épée de son fourreau sans problème, sous les acclamations des sidhés. Au premier passage qu’il fit, la main au contact de la lame, l’épée sembla guérir de sa trop longue léthargie et fit miroiter ses tranchants. Arthur fut si étonné qu’il faillit en tomber de surprise. Alors que chacun s’étonnait du prodige, Penn Annwfn  s’exclama :

« Sais-tu bien le cadeau qui vient de t’être fait, cadeau qui est ce que femme désire le plus au Monde ? 

— La souveraineté ? répondit timidement le jeune homme.

— Je devine que ma sœur Gwenhwyfar t’a soufflé la réponse ! reprit le Sidhé, c’est donc qu’elle te trouve digne de ce présent, alors l’année sera bonne, l’épée et la main se sont trouvées ! »


« Sa sœur ? » s’étonna Merlin.

« Elle a donc elle aussi un statut royal, la demande qu’elle avait faite à Arthur ne serait pas sans conséquence ! »


Penn Annwfn reprit, à destination du jeune homme qui avait toujours l’épée en main.

« Ecoute les conseils que j’ai à te donner si tu veux devenir un roi juste et bon. Ne sois pas excitateur de querelles stupides. Ne sois pas fougueux, vulgaire ou hautain. Ne sois pas peureux, violent, prompt ou téméraire. Ne sois pas un de ces ivrognes qui détruit et qu’on méprise. Ne fais pas de longs séjours sur la frontière des étrangers. Ne fréquente pas des hommes obscurs et sans puissance. Ne laisse pas expirer les délais de prescription contre l’injustice. Que les souvenirs soient consultés pour savoir à quel héritier doit revenir la terre contestée. Exige conscience et équité de la part des jurisconsultes que tu appelleras. Que les enfants soient régulièrement inscrits sur les arbres généalogiques. Que les héritiers deviennent riches, si tel est leur juste droit. Que les détenteurs étrangers aux familles s’en aillent, et cèdent la place à la noble force des successeurs légitimes. Ne réponds pas avec orgueil, ne parle pas bruyamment. Evite la bouffonnerie, ne te moque de personne. Ne trompe pas les vieillards qui ne peuvent défendre leur droit. N’aie de prévention contre personne. Ne demande rien qui outrepasse le pouvoir de celui qui t’obéit. Ne renvoie aucun solliciteur sans réponse. N’accorde, ne refuse, ne prête, ne promets rien sans de bonnes raisons. Reçois humblement les enseignements des sages. Souviens-toi qu’une loi ancienne qui a fait ses preuves est meilleure qu’une loi nouvelle. Vénère tes ancêtres. Aie le cœur chaud pour tes amis. Sois sans pitié pour tes ennemis. Veille qu’en toute circonstance ton honneur soit sauf. Ne sois pas un conteur qui ne sait pas s’arrêter. Ne persécute personne. N’amasse rien qui ne soit utile. Le reste, donne-le. Ne laisse pas une iniquité sans réprimande. Que la justice ne soit pas corrompue par les passions des hommes. Respecte le bien d’autrui. Ne soit pas querelleur pour ne pas être haï. Ne sois pas paresseux pour ne pas être faible et dédaigné. Ne t’agite pas sans raison, si tu veux être considéré. Voilà, si tu veux m’écouter, les quelques conseils que je te donnerais 10.


Alors que les guerriers manifestaient leur joie en frappant le sol du pied Penn Annwfn reprit à l’attention de Viviane :

« Viviane, toi qui es la plus apte d’entre nous à discerner l’avenir d’un homme ou d’une femme, que nous diras-tu sur son destin ? »


La jeune femme attendit que le calme revienne et déclara alors :

« Arthur, tu es désormais le possesseur d’une épée qui exigera beaucoup de toi. Comprends bien que peu d’Hommes se sont vu offrir l’épée d’un sidhé. Car donner son épée à un Homme, pour l’un d’entre nous, c’est reconnaître la légitimité de la présence de la race humaine sur notre ancienne terre. De cette reconnaissance en fait vient son pouvoir car cette épée est la Bretagne. Conserve-là comme le bien le plus précieux qui tu possèdes, le fourreau avec elle, car tant que tu le porteras, tu ne perdras pas une goutte de sang si par malheur tu es blessé. L’épée te fera chef des rois, tu les conduiras à la bataille, la vie et la mort sortiront de ta bouche et de ta lame. Cette œuvre, grande et cruelle, viendra le jour où tu seras convié à regagner ta terre natale, ce jour est plus proche que tu ne le crois, mais, pour l’heure, installe toi parmi nous et prend ta part du festin !

— Qu’on lui serve du vin dans une corne montée en or et des tranches de viandes cuites et poivrées en attendant qu’une nourriture digne de lui soit prête ! » conclut Penn Awffnn en levant sa propre coupe sous l’acclamation renouvelée des autres invités.


Gwenhwyfar félicita Arthur à son tour, puis lui reprit l’épée des mains et la replaça dans son fourreau. Il ne fut pas mécontent de s’en débarrasser. Viviane l’installa alors à la place qui lui avait été réservée, là où les plats s’étaient arrêtés de tourner et de se vider. Il y eut quelques paroles partagées entre eux, que Merlin ne put entendre cette fois-ci.


Pendant ce temps les guerriers s’échauffaient à nouveau car était arrivé des cuisines le cochon offert par Manannán et il était maintenant question de savoir à qui reviendrait la part du Héros 11 :


L’un d’entre eux s’exclama :

« Je suis fort, brillant, expert en toutes sciences, détenteur de sagesse. Je parle toujours avant le roi dans les assemblées, je transmets au peuple qui ne pourrait les comprendre les paroles du roi. Je décide de tout ce qui doit être jugé, on ne m’accuse jamais de mauvais jugement. Je les soutiens tous dans leurs contestations d’honneur pour le bien de chacun et des coutumes de nos ancêtres. J’invite à festoyer chez moi les plus grands nobles, je les nourris pendant dix jours, je leur donne de quoi exercer leur art et leur fureur guerrière. Je mérite la part du Héros ! »


Un autre prit la parole :

« Je suis sage, habile ambassadeur ; nul ne me surpasse ni en dignité, ni en richesse. Je suis rude à la fois par mes armes et par ma valeur. M’a-t-on vu tolérer l’injustice et la lâcheté ? Je suis une protection contre tout mal. Je terrorise les arrogants trop confiants dans leur force, je défends toujours la cause des plus faibles. Qui me disputera la part du Héros ! »


Un troisième répliqua :

« Je suis de sang royal. On me loue pour ma dignité, pour mon courage, pour ma valeur, pour les poèmes que je récite devant l’assemblée. Tous m’envient mon intelligence, mon éloquence, ma fortune, ainsi que le courage de mes enfants. Je suis un champion sur le champ de bataille, je suis également poète. Je ne dois de compte à personne sinon au roi 12. »


Viviane avait laissé le jeune homme, l’invitant à nouveau à prendre part au repas, puis était retournée auprès du druide. Visiblement Arthur n’écoutait pas les surenchères lancées par chaque invité à son tour de parole mais semblait plutôt vouloir cacher son désarroi tout en piochant machinalement dans les plats qui lui étaient présentés.


Merlin s’en ouvrit à elle :

« Le pauvre garçon semble avoir bien de la peine. Que lui as-tu dis ?

— Il s’inquiétait de ma blessure, je l’ai rassuré sur mon état de santé. Puis il m’a confié les tourments de son âme et j’ai dû lui avouer que mon cœur était pris.

— J’espère que tu n’as pas cité mon nom, car, déjà qu’il se méfie de moi, je n’aimerais pas être l’objet de sa jalousie.

— Rassure-toi, il était trop accablé pour chercher à savoir qui avait pu obtenir mes faveurs.

— On ne peut pas le laisser rentrer chez lui comme cela, il est venu ici avec l’amour au ventre et c’est avec une épée à la main qu’il se voit repartir…

— Tu as raison, je vais en glisser quelques mots à Manannán. »


Viviane délaissa momentanément le druide et rejoignit le sidhé. Merlin suivit leur conversation de loin et vit Manannán acquiescer à la demande de la jeune femme. Le sidhé s’approcha d’Arthur et déploya son manteau devant lui en quelques passes mystérieuses. Merlin se souvint de ce que lui avait dit Viviane :


« Il est si adroit dans cet art qu’il peut en quelques gestes créer, dans l’eau ou dans l’air, des oscillations suffisantes pour agir sur tes pensées les plus enfouies… »


Revenant vers lui elle lui confia :

« Ses sentiments pour moi vont s’estomper rapidement maintenant, et avec eux, ses tourments. Il retrouvera son enthousiasme et l’ardeur de vivre de ses seize ans.

— Je te remercie pour cela, Viviane. »


Quand, tard dans la nuit, Viviane décida qu’il était temps de terminer cette première soirée, elle invita Dagda à jouer l’air du sommeil pour calmer l’assemblée mais dès les premières notes, Arthur, dont l’esprit n’était pas préparé à recevoir un chant aussi puissant et ses oreilles à entendre des accords aussi entrelacés, s’endormit instantanément, la tête dans son assiette. Merlin ne résista guère plus, surpris lui aussi par l’intensité de la fatigue qui s’abattit sur lui. Sa tête glissa brusquement sur les épaules de la jeune femme.


Viviane, aidée de quelques jeunes sidhés, se chargea de conduire le druide dans sa propre chambre et installa ensuite Arthur dans la pièce la plus éloignée de la salle d’honneur, une petite pièce aux murs et au sol recouverts de tapis de laine qui assourdiraient les derniers bruits de la nuit. Elle le laissa sous la surveillance d’une jeune femme qui dut elle-même se faire relayer car, du temps des trois jours de la fête, il ne fut pas possible de le réveiller. Gwenhwyfar vint à plusieurs reprises s’enquérir de l’état du jeune Breton, mais, en dehors de profonds ronflements, il ne montra aucun signe d’un problème de santé.


Merlin revint à lui le premier et s’alarma de ces heures passées à dormir pendant qu’à Bénoïc nul doute que les battues s’étaient succédées dans l’espoir de retrouver le jeune noble. Il décida de partir sur le champ rassurer Ban sur l’état de son précieux protégé.


Ce dernier finit par ouvrir un œil, alors qu’un grand nombre d’invités étaient déjà repartis et que l’heure était au nettoyage et au rangement de la maison. Il sembla surpris de se trouver couché dans un lit et Viviane le laissa reprendre ses esprits avant de lui dire :

« Il te faut rentrer chez les tiens à présent, Arthur, car si tu crois n’avoir passé que quelques heures ici, en vérité les jours ont tourné au royaume des vivants et on t’y recherche activement. »


On le rhabilla et, après une dernière collation, Viviane le reconduisit aux portes de la demeure. Là, Gwenhwyfar vint lui ceindre l’épée et en profita pour lui rappeler sa promesse. Il se souvint soudain de ses exigences et en rougit jusqu’à la plante des pieds.


Merlin fit mine de retrouver le jeune homme avant même qu’il n’ait fait faire dix pas à son cheval et il l’escorta tout en écoutant ses explications confuses. Il lui conseilla néanmoins de cacher sa nouvelle épée et de n’en parler qu’au roi Ban.


Quand le druide revint, le lendemain, il rassura Viviane à son tour:

« Une fois remis de ses émotions, il s’est rendu compte que le portier, fautif de l’avoir laissé partir, avait été condamné à une lourde peine de travaux pour dédommager les hommes et les femmes qui avaient passé trois journées et trois nuits à le chercher. Il a donc décidé de partager la sanction avec lui. D’ici quelques mois, tous les muscles de son corps auront eu l’occasion de le faire souffrir, chacun à leur tour, à force de faire le commis auprès des artisans de Bénoïc ! Voilà qui l’occupera tout l’hiver et au printemps, il sera temps pour lui de retourner en Bretagne. »





[1] Sorte de gîte d’étape situé le long d’une voie à l’époque de l'Empire romain. Le terme dérive du verbe manere, signifiant ‘s’arrêter, rester’.  (Wikipedia)

[2] De nombreuses villas bretonnes de ce type furent en effet définitivement abandonnées dans la première moitié du Vème siècle.

[3] Jeux attribués initialement au héros légendaire irlandais Cuchulain, en guise d’entraînement avant le combat.

[4] Descriptions de guerriers extraites de La grande épopée des celtes, Tome 2 de Jean Markale.

[5] Manannán fournissait aux autres dieux les cochons fabuleux servis au Festin d’immortalité.

[6] Boisson alcoolisée obtenue par fermentation d’un mélange d’eau et de miel

[7] Nantes

[8] Merlin changeait constamment d’apparence dans les textes anciens, et portait de nombreux déguisements.

[9] Une des quatre îles formant les ‘Iles du Nord du Monde’.

[10] Ces conseils sont ceux donnés par Cuchulain à Lugaïd son fils adoptif, destiné à devenir roi suprême d’Irlande.

[11] La ‘part du héros’ est le morceau le plus noble du cochon et qui devait revenir au guerrier le plus héroïque de l’assemblée.

[12] Ces trois harangues sont issues de  La grande épopée des Celtes, Tome 2 : Les compagnons de la branche rouge de Jean Markale.



Liens vers la présentation de la série et celle de la société de production :

Emainablach.fr

legendroles.fr

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