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(I,5) : Tour du propriétaire

(I,5) : Tour du propriétaire

Publié le 26 mars 2021 Mis à jour le 26 mars 2021 Entrepreneuriat et start-up
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(I,5) : Tour du propriétaire

Scène 5

Le Philosophe, Le Boss, Le Stagiaire, Astrid

LE PHILOSOPHE, tendant l’oreille

Ils arrivent.

Le Philosophe prend sa place sagement à son bureau, allume l’écran d’ordinateur et pose sa main sur la souris. Le Boss entre en premier, suivi par le Stagiaire et Astrid qui ferme le cortège, comme une procession religieuse. Elle a une attitude très digne, la tête pointée vers le sol, à faire de chastes pas lents. Elle va se poster devant son bureau et écoute debout la conversation. Elle hoche la tête à chaque mot du Boss. Le Boss est joyeux, il irradie, parle fort et fait de grands gestes. Le Stagiaire jette des coups d'yeux un peu perdus aux alentours, il est nerveux et acquiesce au moindre mot qu'on lui adresse.

LE BOSS

Tu es sans doute un peu perdu, mais je suis là pour te guider. Je sais que c'est un grand pas pour toi, la consécration de tes cinq ans d'études. Nous sommes un petit service avec une ambiance familiale et chaleureuse. Ne t'inquiète pas, tu vas vite te familiariser avec l'équipe : nous sommes habitués à recevoir des jeunes, à les préparer au monde du travail.

LE STAGIAIRE, ému, la larme à l’œil

Ça me fait tout drôle d’atterrir ici. J'avais déjà postulé il y a quelques années mais ma thèse en astrophysique était insuffisante. J'ai terminé une seconde thèse en composition florale avant d'enchaîner par un stage dans une usine de camembert en tant que nettoyeur de cuve.

LE BOSS

Très bien, très bien, je vois que vous êtes polyvalent. C'est une qualité très appréciée ici. Je vous présente Eric.

Le Philosophe se lève et va à la rencontre du stagiaire.

LE PHILOSOPHE, lui serrant la main avec un sourire discret

Bonjour.

LE STAGIAIRE

Bonjour.

LE BOSS

Notre intellectuel. Il en faut. (Le Philosophe retourne à sa place tandis que le Boss revient au stagiaire) De quoi parlions-nous déjà ? La polyvalence. Oui. J’admire chez vous le souci du juste arbitrage entre travaux manuels et intellectuels. Je savais que vous étiez la bonne personne. On embauche à tour de bras, le secteur est très dynamique et amené à se développer de manière exponentielle. Les RH vous ont briefé sur l’entreprise ?

LE STAGIAIRE

Je crains que non.

LE BOSS

Nous assistons à une situation inédite : l'écart entre les plus riches et les plus pauvres ne cesse de se creuser. Les plus riches deviennent de plus en plus riches ; les pauvres, quant à eux, s’appauvrissent sans fin. Notre entreprise doit donc innover pour proposer à ses clients des lieux toujours plus sûrs, plus inventifs pour cacher leur argent et biens les plus précieux de ceux qui pourraient vouloir tenter de les leur dérober.

LE BOSS, petite tape sur l'épaule

Toi aussi tu peux contribuer au bonheur de milliers de personnes et à la santé de l'écosystème financier. Nos clients se raréfient, leur nombre s'ammenuit d'année en années tandis que les pauvres croissent à l'infini. Trouves-tu juste qu'une minorité soit stigmatisée, acculée et violentée par la majorité ?

Le Stagiaire acquiesce. Le Boss ne le regarde en réalité pas. Il déclame sa tirade face au public. Astrid et le Stagiaire se contentent de l’écouter en hochant la tête. Le Philosophe semble concentré par son travail comme s’il avait entendu déjà vingt fois ce discours.

LE BOSS

Tu intègres sans le savoir un grand acteur de l'économie sociale et solidaire. Les riches ne se reproduisent pas comme les pauvres : il faut au moins deux mariages de riches pour voir pointer une portée (la captivité les a rendus paresseux). Ils ont également beaucoup de mal à s'adapter aux migrations auxquelles les obligent la défiscalisation. Chaque année, c'est la même tragédie : ils s'échouent par dizaine à la douane luxembourgeoise ou ils se noient en tentant de gagner les îles Caïman. Voilà pourquoi CFO organise chaque année un gala de charité afin de réserver quatre ou cinq rangées dans des charters privés pour leur permettre de migrer en toute sécurité. Nous mettons tout en œuvre pour sauvegarder leur patrimoine : chaque braconnage de fortune évité, chaque sauvetage, préserve la race de l'extinction.

ASTRID, tape du pied

Mes semblables me dégoûtent quand je pense à tout ça.

LE BOSS

Grâce à ce travail, tu mettras ton expertise au service d'une cause noble. Toutes les instances de décisions se trouvent ici, au siège. Notre service exerce une fonction support, aussi importante que capitale.

Le Stagiaire semble soudain reprendre conscience. Pour se faire bien voir, il devient proactif.

LE STAGIAIRE

Quelle est la journée type ici ?

LE BOSS

Les tâches dépendent pas mal de l'actualité, il n'y a jamais un jour qui se ressemble ici. Nous sommes amenés à travailler et rendre des rapports sur une foule variée de thématiques.

LE STAGIAIRE, optimiste à en vomir

Ça me va !

LE BOSS, lui rend son enthousiasme par un petit coup de coude dans les côtes

Heureux de l’entendre

Le Boss montre du doigt le bureau vide restant, à l'autre bout de la pièce, il amène le Stagiaire devant. Astrid en profite pour s'absenter dans les coulisses.

Tu auras la chance d'être entouré de collaborateurs expérimentés. Notre cher Charles n'est pas encore arrivé. Il ne devrait pas tarder. Il sera ton référent, ton tuteur, ton mentor, comme il a été le mien.

Fier de soixante ans de carrière dans la même entreprise, dans le même service, au même poste, le cul vissé sur la même chaise, il te transmettra son expertise.

Astrid ramène une nouvelle chaise et la poste en face de la chaise vide de Charles. Le Boss, quant à lui, décale la chaise vide de Charles pour que le stagiaire puisse l'observer. Il la fait bouger lentement, puis il invite à l'inspecter comme s'il s'agissait d'une sainte relique. Le tissu est blanc d'usure.

LE STAGIAIRE, avec des yeux ronds, voulant toucher mais n'osant pas, il effleure donc le tissu vieilli et abîmé

C'est impressionnant.

LE BOSS

Ne t'inquiète pas, nous sommes là pour que la transition s'opère au mieux. Je sais que la marche est rude : tu vas non seulement découvrir le monde de l'entreprise à travers une entreprise d'envergure internationale (Astrid parle le basque et l’espéranto) mais également la fonction de cadre. Enfin, d’apprenti cadre.

Le Boss se rapproche de l'oreille du stagiaire, il parle sur le ton de la confidence

N'hésite pas, si tu as besoin, mon bureau est toujours ouvert. Au moindre besoin, il te suffit de traverser le couloir qui nous sépare, d’attendre devant la porte de ma secrétaire et de caler un rendez-vous. Je ne suis pas de ceux qui dédaignent les stagiaires et les laissent patauger, ceux qui se gardent des conseils qui leur ont fait défaut : je me rappelle de ce que ça fait de débuter. Tout le monde est passé par là un jour. Je transmets avec plaisir ce que je sais, surtout à un jeune volontaire et déterminé. Je t’enseignerai les ficelles, comme on dit. Et souviens-toi de la chance qu'on t'a donné le jour où tu recevras des stagiaires, soit bon et apprends leur comme je t'ai appris. Ce sera la meilleure marque de reconnaissance dont tu puisses me témoigner.

Le Boss attend que la gravité de son discours retombe, avant, d'un air plus léger, d'enchaîner :

Ton bureau est ici, tu le partageras avec Charles. On va te laisser tranquillement le temps de t'installer. Il faut encore qu'on te commande un ordinateur. Charles s'en chargera à son arrivée, il te donnera aussi tes premières tâches. Juste pour t’informer : ce matin on célèbre ses années de service et son futur départ en retraite.

Un cri sourd, une syllabe, lointaine : « baaaaa ». Le Stagiaire sursaute.

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