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Ulysse voyage ... symboliques éternelles

Ulysse voyage ... symboliques éternelles

Publié le 25 févr. 2024 Mis à jour le 25 févr. 2024 Culture
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Ulysse voyage ... symboliques éternelles

Muse, chante pour moi ce héros aux mille tours, qui tant erra après avoir détruit la citadelle sacrée de Troie. Nombreux sont les hommes dont il vit les cités et connut les esprits. Nombreux sont les maux qu’il endura en son cœur sur la mer, luttant pour sa vie et le retour de ses compagnons. Mais en dépit de son désir ardent, il ne put sauver ses camarades! Ils ne durent leur mort qu’à leur propre orgueil insensé, 
ces sots qui mangèrent les vaches du Soleil. C’est ce dieu qui les priva du jour du retour. Ô déesse, fille de Zeus, viens nous entretenir un peu nous aussi de tout cela.1

Odyssée I, 1-10

1 : ἄνδρα μοι ἔννεπε, μοῦσα, πολύτροπον, ὃς μάλα πολλὰπλάγχθη, ἐπεὶ Τροίης ἱερὸν πτολίεθρον ἔπερσεπολλῶν δ᾽ ἀνθρώπων ἴδεν ἄστεα καὶ νόον ἔγνω πολλὰ δ᾽ ὅ γ᾽ ἐν πόντῳ πάθεν ἄλγεα ὃν κατὰ θυμόν ἀρνύμενος ἥν τε ψυχὴν καὶ νόστον ἑταίρων.
ἀλλ᾽ οὐδ᾽ ὣς ἑτάρους ἐρρύσατο, ἱέμενός περ·
αὐτῶν γὰρ σφετέρῃσιν ἀτασθαλίῃσιν ὄλοντο
νήπιοι, οἳ κατὰ βοῦς Ὑπερίονος Ἠελίοιο
ἤσθιον: αὐτὰρ ὁ τοῖσιν ἀφείλετο νόστιμον ἦμαρ.
τῶν ἁμόθεν γε, θεά, θύγατερ Διός, εἰπὲ καὶ ἡμῖν. 

Ces dix vers fameux composés à l’aurore de la civilisation occidentale au VIIIe siècle avant notre ère, comment avons-nous entendu ?

Que représente pour nous aujourd’hui l’Odyssée d’Homère?

Seulement la sympathique épopée d’un «héros», Ulysse, cherchant à rentrer chez lui avec ses compagnons après la guerre de Troie, vivant de nombreuses aventures et déconvenues dans un environnement méditerranéen peuplé de monstres fantastiques, de magiciennes et d’enchanteresses, et dont le sort semble finalement dépendre de la volonté des «dieux» ?
Ces vers ont traversé des milliers d’années avant de venir enchanter notre esprit, mais un regard superficiel n’en peut déceler le grand secret. L’Odyssée est comme un coffre à trésor dont nous n’avons pas encore ouvert le double fond. Nous avons admiré quelques perles trouvées au premier niveau, sans nous douter de l’immensité de ce qui nous a échappé y compris aux meilleurs hellénistes. Rien de nouveau. La profonde spiritualité des anciens Égyptiens n’a-t-elle pas échappé à presque tous les égyptologues ? L’intense lumière des hymnes védiques n’est-elle pas demeurée invisible aux yeux des plus brillants indianistes ?
Les Anciens nous ont fait signe à travers le mythe, la poésie et le langage symbolique. C’est le mode 
transmission qui a prévalu dans toutes les traditions jusqu’au milieu du dernier millénaire avant notre ère. Car ceux qui ont vu nous ont fait signe dans des récits mythiques.

Eux, imprégnés de la Vérité, ils étaient les intimes des dieux, les sages anciens. Les pères retrouvèrent vraiment la lumière cachée et, maîtrisant les mantras porteurs de vérité, ils firent naître l’Aurore. 2
.
Ṛg Veda VII, 76, 4

2. ta id devānāṃ sadhamāda āsann ṛtāvānaḥ kavayaḥ pūrvyāsaḥ |
gūḍhaṃ jyotiḥ pitaro anvavindan satyamantrā ajanayann uṣāsam |

MUDRAS

Muse…

Quand le Poète invoque la Muse (μοῦσα) au tout début de son œuvre, ce n’est pas une simple convention. C’est bien à la Muse que nous devons l’Odyssée : elle personnifie l’inspiration. Dans toutes les anciennes 
civilisations, les hymnes, les épopées, la poésie et toute œuvre inspirée en général étaient précédés d’une invocation à une divinité. Il ne venait jamais à l’esprit d’un poète de s’attribuer personnellement ce qui passait par de sa bouche. L’art est longtemps demeuré non signé, on revendiqué par une personne.
L’étymologie de μοῦσα, d’où viennent musique et musée, est incertaine. Les Muses sont les filles de Zeus 3 et de la Mémoire cosmique représentée par la déesse Mnémosyne (Μνημοσύνη), elle-même fille du Ciel et de la Terre, c’est-à-dire Ouranos (Οὐρανός) et Gaia (Γαῖα). Mnémosyne est la mémoire du Ciel sur la Terre. La Mémoire n’est pas un mouvement ramenant l’homme au passé, mais l’élan qui rend l’intemporel vivant et vibrant dans le temps. Mnémosyne est le feu céleste touchant la Terre et l’homme, elle est la verticalité illuminant l’horizontalité, un pont jeté entre l’invisible et le visible. Les Muses en sont les modalités.
Le poète Hésiode affirme que les Muses résident là où il y a de la fraîcheur, près des sources. L’homme ouvert à leur charme tombe en leur pouvoir. Celui qui a encore la capacité de s’étonner est littéralement ravi par les Muses, transporté par elles : elles prennent possession de lui. L’expérience esthétique, tout comme l’expérience mystique, est une prise de possession. 4
Pour les anciens Grecs, le poète était entheos (ἔνθεος) : animé d’un transport divin, inspiré par les dieux, exalté. Il est ekphrôn (ἔκφρων): il n’a pas sa connaissance, il a «perdu le sens». Il est pris d’une manía (μανία), une sorte de délire.

C’est en vain qu’au Parnasse un téméraire auteur
Pense de l’art des vers atteindre la hauteur
S’il ne sent point du Ciel l’influence secrète
Si son astre en naissant ne l’a formé poète.
Boileau, L’Art poétique

3 : Ζεύς (Ζεύς πατήρ, Dieu le Père) a comme pendant chez les Romains Jupiter (Deus Pater, Dieu le Père) et en Inde Dyaus pitar (Dieu le Père). En sanskrit védique dyaus désignait à l’origine le ciel et la lumière (le verbe dyut- signifie briller, resplendir, le substantif dyut désigne la clarté, le rayon de lumière, et le mot dyuti signifie splendeur).

4 : L’Inde appelle cette possession āveśa, ou samāveśa, du verbe viś-, qui signifie «entrer, pénétrer, s’installer, se poser dans, imprégner, s’absorber dans».

Aucun être humain ne peut véritablement créer ou découvrir quoi que ce soit de vrai s’il n’est pas d’abord possédé. Tant en art qu’en science, la vérité ne peut venir d’une «personne», qui n’est que mémoire, 
accumulation, habitude et répétition.5

Un raisonnement ne mène jamais à la vérité, il ne fait qu’établir un pont entre une vérité révélée et le connu.

Seul le Feu engendre le feu; la «personne» n’est que cendres.

La Tradition est gardienne du feu et non adoration de la cendre.
Gustave Malher

Chante pour moi ce héros…

Le tout premier mot de l’Odyssée en grec signifie «héros» : ἄνδρα μοι ἔννεπε (chante pour moi ce héros). Le mot anèr (ἀνήρ), ici à l’accusatif andra (ἄνδρα) est d’ascendance indo-européenne tout comme les mots sanskrits nara et nṛ. Tous ces mots portent, selon le contexte, les trois mêmes nuances: homme (mâle), époux, héros. Alors qu’anthrôpos (ἄνθρωπος) désigne simplement un être humain en général, ἀνήρ s’en démarque en soulignant soit le genre mâle soit les qualités morales.6


5 : Les grand physicien John Archibald Wheeler, spécialiste de la relativité générale et qui a travaillé pendant un quart de siècle avec Einstein à Princeton, disait souvent à ses étudiants : «N’effectuez jamais aucun calcul tant que vous ne connaissez pas la réponse!»

6 : Ainsi, l’historien Hérodote (Histoires, VII, 210) précise: «N’importe qui, surtout le roi, se rendait compte, qu’il y avait là beaucoup d’êtres humains, mais peu d’hommes (ou de héros)» (δῆλον δ᾽ ἐποίευν παντί τεῳ καὶ οὐκ ἥκιστα αὐτῷ βασιλέι, ὅτι πολλοὶ μὲν ἄνθρωποι εἶεν, ὀλίγοι δὲ ἄνδρες.) et dans l’Iliade V, 529, le roi Agamemnon, qui mène le combat contre les Troyens, lance aux Achéens: «amis, soyez hommes et ayez un cœur vaillant!» (ὦ φίλοι ἀνέρες ἔστε καὶ ἄλκιμον ἦτορ ἕλεσθε).

Le contexte de l’Odyssée dicte clairement de le traduire par «héros». Mais encore faut-il savoir ce que les premiers Grecs voulaient dire par héros (ἥρως). En notre époque d’outrageante inflation verbale et de vulgarité croissante, on déclare héros un peu n’importe qui sur la base d’un quelconque accomplissement mondain, du simple citoyen qui ne fait que son devoir de citoyen au sportif millionnaire, où à la vedette d’un film. Le héros des premiers temps de la Grèce était d’une toute autre 
trempe.
Un héros, du moins à l’époque de la Grèce archaïque, était d’abord et avant tout un homme «pieux», c’est-àdire un homme qui entretenait un rapport particulier avec le monde de l’invisible, avec les dieux. Les héros d’Homère sont imprégnés de sébas (σέϐας), sorte de «crainte religieuse, crainte mêlée de respect», ce que la tradition chrétienne appela justement la «crainte de Dieu». C’est un tel héros que Zeus juge digne de pouvoir rentrer dans sa Patrie : «Comment pourrais-je alors oublier le divin Ulysse qui, entre les mortels, est celui qui prévaut en sagesse et qui a sacrifié aux dieux immortels régissant l’immensité du ciel 7

Sacrifier aux dieux signifie renoncer à la fallacieuse «volonté personnelle» et à l’illusion d’être un «je» mortel, et reconnaître que l’unique réalité est pure Lumière consciente ; c’est offrir tout ce qu’on a faussement cru être à l’unique Réalité.
Le héros est celui les pensées, les paroles et les actes sont inspirés par un vif sentiment du sacré : l’irrésistible pressentiment d’une intelligence insondable et d’une puissance sans bornes au-delà du petit moi individuel fabriqué et mortel. Il est celui qui vit sa verticalité divine dans son horizontalité humaine. C’est lui le véritable Aryen (ārya) chanté dans l’Inde védique, tout comme le Bouddha, qui, au VIe siècle avant notre ère proclama les quatre vérités «aryennes», ou «nobles» vérités 8. Le héros grec pouvait donc être un poète, un prophète, un «maître de caverne» (φῶλαρχός) comme Parménide, un fameux guerrier, le fondateur d’une cité, un grandlégislateur, un authentique guérisseur, un mendiant, etc. Héraclite, dit-on, passa les dernières années de sa vie à jouer avec des enfants. Ce n’était pas l’action qui faisait le héros, au contraire, c’est du héros qu’émanait l’action juste et forte.
Les héros constituent la véritable élite (au sens original d’élus) de toute civilisation,. Le héros des Anciens est un hors-caste, un hors-norme : il a échappé par le haut à toute caste et à toute qualification. Les Aryens n’ont jamais été une race et toute prétention à faire partie d’un peuple élu constitue une usurpation et un blasphème. 
Tout être humain devenu héros au sens des premiers Grecs fait partie du «peuple élu». Nous avons tous un destin héroïque, même si à notre époque, selon la parole évangélique, beaucoup sont appelés, mais peu sont élus.
Ce sont les attitudes, les pensées, les prières et les actes d’un tel héros que le Poète demande à la Muse de chanter.

7 : πῶς ἂν ἔπειτ᾽ Ὀδυσῆος ἐγὼ θείοιο λαθοίμην
ὃς περὶ μὲν νόον ἐστὶ βροτῶν, περὶ δ᾽ ἱρὰ θεοῖσιν
ἀθανάτοισιν ἔδωκε, τοὶ οὐρανὸν εὐρὺν ἔχουσιν;
Odyssée I, 65-7

8 : catvāri āryasatyāni

Aux mille tours qui tant erra…

Ulysse est polytropos (πολύτροπος). Ce mot résume presque à lui seul tant le drame de l’Odyssée que celui de nos vies. Les divers sens en sont : «qui se tourne en beaucoup de sens, qui erre çà et là, qui parcourt mille lieux divers, souple, habile, industrieux». Ulysse représente l’humanité en marche, en errance, l’homme qui cherche, qui est curieux, qui explore, mais surtout qui désire plus que tout retrouver sa Patrie. Notre Patrie véritable est là où il n’y plus souffrance, sentiment d’un manque, doutes, calculs, lamentations et peur. Tout le monde veut être heureux, heureux tout le temps.

Or, la seule façon d’être heureux tout le temps, c’est d’être heureux hors du temps.

La vie ne cesse jamais de nous enseigner qu’il n’y a rien de substantiel à attraper dans l’existence. Même une vie de jouissances sans fin ne comblerait jamais le sentiment du manque. Car ce que nous cherchons n’est pas une sorte de trésor qui un jour comblera les désirs ; c’est plutôt cela qui creuse les désirs, mais se retire devant la main qui s’avance. Pour le découvrir, il nous faut explorer et aller au bout de nos désirs. Jusqu’à maintenant nous avons exploré le désir presque uniquement en aval.

Le héros est celui qui l’explore aussi et surtout en amont.

Nombreux sont les hommes dont il vit les cités et connut les esprits.
Nombreux sont les maux qu’il endura en son cœur…

La vie est-elle autre chose qu’une exploration ? Cette exploration est d’abord joyeuse, il n’y a qu’à voir les 
jeunes enfants, les jeunes animaux, tout ce qui naît. Les organes de connaissance sont fort utiles à la vie du corps, mais l’inverse est encore plus vrai : le corps est là pour qu’il puisse y avoir les sens et exploration de l’existence. C’est l’exploration de tout ce que nous ne sommes pas qui laisse finalement luire en toute clarté ce que nous sommes vraiment. Pour rentrer dans sa Patrie, Ulysse doit passer par où il passe. La vie dans l’espace temps est pleine d’aléas, mais ceux-ci ne deviennent des maux qu’avec la restriction mentale qui nous fait croire être un sujet observant séparé de tout le reste.

Sur la mer ...

La mer… l’Immensité qui porte et relie toutes nos histoires comme autant de vagues et de tourbillons. Elle est sans forme, mais elle les adopte toutes, elle les porte toutes 9, elle est les vagues et les tourbillons. La vie, comme la mer, ne change jamais en elle-même et pourtant elle est sans cesse changeante. Elle peut être parfaitement lisse ou déchaînée. Sans couleur, elle reflète celle que lui donne le ciel. Sans la mer, il n’y aurait pas eu la Grèce. Sans la mer, il n’y aurait pas eu l’Odyssée : elle représente l’existence que l’homme traverse. Notre sang a la salinité de la mer.

La mer n'est pas un paysage, mais l'expérience de l'éternité.
Thomas Mann

Tout comme la vie, la mer appelle et fait peur. Sur la mer, l’homme doit réciter son acte d’humilité et prier: Ulysse est bien peu de choses sur son radeau… Même les fiers croiseurs des Achéens sont bien peu de choses sur la mer en furie. Sur mer, l’arrogance se paie très cher. Sans une mer démontée, même les plus orgueilleux navires de guerre moderne peuvent être perdus en un instant. La prétention des êtres humains finit tôt ou tard en naufrage sous le rire de Poséidon.

Luttant pour sa vie et le retour de ses compagnons...

Le sens évident du cinquième vers (ἀρνύμενος ἥν τε ψυχὴν καὶ νόστον ἑταίρων) est «luttant pour sauver sa vie et le retour de ses compagnons». Les principaux sens de psychè (ψυχή) sont : souffle, souffle de vie, âme (comme principe de vie), vie, être vivant, âme (par opposition au corps, esprit, intelligence.
Certes, Ulysse s’efforce de sauver sa vie. Tout le monde veut sauver sa vie. La plupart des êtres humains 
s’inquiètent de savoir s’ils vivront jusqu’à 80, 85, 90, ou qui sait, 100 ans. Pourquoi faire? D’où nous vient cette préoccupation universelle et primordiale? La peur de la mort vient de l’amour de la vie. Comment ce qui est vie maintenant pourrait-il ne plus être vie plus tard? Comment le réel, si c’est bien le réel, pourrait-il cesser d’être le réel? C’est impossible ! Alors, d’où vient donc que chacun, étant pourtant conscient d’exister et d’être réel, conscient qu’«il n’y a pas rien», en vient-il à craindre de ne plus l’être un jour?

Il y a un malentendu, une confusion colossale.

9: Les hymnes védiques célèbrent de même la mer, «l’étendue indistincte qui est tout cet univers» (apraketam salilam sarvam)

Dès que nous prenons conscience qu’«il y a», selon le mot de Parménide esti (ἐστί), nous pensons «j’existe», «je suis». Cela ne s’est pas seulement produit une fois au début de notre vie, mais demeure à l’arrière-plan chaque fois que nous ouvrons les yeux le matin, chaque fois que nous percevons le moindre objet. Ce «je» est néanmoins assimilé à une montagne d’images créée par le cerveau à partir de millions d’impressions des sens et des corrélations qu’il a établies entre elles. Il vient alors immanquablement une identification à cette image vague et confuse d’un quelconque sujet percevant séparé de tous les objets perçus que nous appelons le monde. 
La plupart en restent là toute leur vie : collé à la mémoire. Mais ce prétendu sujet percevant n’est qu’un autre objet perçu! Cela qui perçoit vraiment ne saurait être un objet perçu, sinon qui ou quoi le percevrait?
Ce je que tout un chacun brandit dans toute conversation est une fiction, une convention fonctionnelle pour la vie de tous les jours. Cette image que nous appelons notre corps n’a pas davantage de réalité intrinsèque que ce que nous appelons un électron, qui n’est qu’une image, une manifestation ponctuelle que la mécanique quantique décrit comme un effondrement en un point précis de l’espace-temps de la «tendance à être» d’une réalité diffuse dont le grand physicien Paul Dirac disait dès 1930 qu’«on ne peut se faire de représentations sans trahir la réalité».
La peur de la mort, la mère de toutes les peurs, naît donc d’une confusion. Alors, quel sens «sauver sa vie»?
Prolonger une histoire de quelques années? Et alors? Même un million d’années ne suffiraient pas à exorciser la peur de ne plus exister. Car ce qui nous permet de dire «j’existe» est intemporel, sans bornes, inconcevable.
Le héros, en rentrant chez lui, ne sauve pas sa vie : il comprend pour sûr qu’il ne pourrait jamais la perdre. Car cela qui donne à exister, à êrcevoir et à penser n’est pas quelque chose qu’on possède; c’est l’unique Réalité, qui est pure Lumière consciente. Alors, sauver sa vie, ou son âme, n’est-ce pas tout simplement sortir du cauchemar? Celui qui a réalisé que tout ce qui arrivait était une sorte de rêve ne peut plus se sentir affecté par quoi que ce soit. Celui qui sait pour sûr n’être rien d’autre que l’unique Réalité au-delà même du fait d’exister ou non ne se sent plus concerné par la naissance, l’existence et la mort.
C’est ce retour nostos (νόστος) qu’Ulysse veut assurer pour lui-même et ses compagnons. Ils sont prêts à 
affronter tous les maux alguéa (ἄλγεα) sur le chemin du retour, car en eux rien n’est plus puissant que cette douleur d’être loin de soi-même, loin de sa Patrie : c’est cela la nostalgie (νόστος-ἄλγος).

Mais en dépit de son désir ardent, il ne put sauver ses camarades !

Personne ne peut sauver personne! La souffrance est le résultat de la confusion, de l’illusion. On ne remédie pas à une confusion autrement qu’en regardant mieux. Celui qui voit peut faire signe, mais il ne peut voir à la place de celui qui ne voit pas encore. On peut mener un cheval à la rivière, mais on ne peut le forcer à boire. Voilà pourquoi l’humanité avance aussi laborieusement vers plus de légèreté. Les lois ne servent qu’à garder une certaine fonctionnalité à la société, mais elles n’ont jamais rendu les citoyens plus heureux. Les injonctions morales, les bonnes résolutions et les belles intentions ne sont d’aucune utilité tant que le regard est faux.

Ils ne durent leur mort qu’à un propre orgueil insensé…

Combien souvent avons-nous blâmé les autres, les gouvernements, les événements, la «malchance» et même la vie en général pour les malheurs qui nous affligent? L’être humain érige lui-même la maison de son malheur en entretenant de fausses croyances sur lui-même et le monde. La souffrance est toujours fondée sur l’imaginaire personnel qui nous fait croire que les choses auraient dû ou même auraient pu se développer autrement. Si ce virus ne prend pas possession de notre psychisme, la souffrance est impossible. Le mot atasthalía (ἀτασθαλία : folle présomption, orgueil insensé) dérive de l’expression participiale átas thállôn (ἄτας θάλλων) : «faisant fleurir des malheurs». C’est exactement ce que nous faisons : semer les germes du malheur et les arroser tous jours. Les Grecs appelaient átè (ἄτη, ou áta, ἄτα en dorien) l’aveuglement de l’esprit et les fléaux envoyés par les dieux en rétribution.

Ah ! misère ! Comme les mortels sont prompts à blâmer les dieux ! Ils prétendent que c’est de 
nous que leur viennent les calamités, alors que ce sont eux-mêmes qui, par leur propre folle 
prétention, ajoutent des souffrances à leur destin 10.
(Zeus s’adressant à l’assemblée des dieux) Odyssée I, 32-4

10 : ὢ πόποι, οἷον δή νυ θεοὺς βροτοὶ αἰτιόωνται.
ἐξ ἡμέων γάρ φασι κάκ´ ἔμμεναι; οἱ δὲ καὶ αὐτοὶ
σφῇσιν ἀτασθαλίῃσιν ὑπὲρ μόρον ἄλγε´ ἔχουσιν

newton

… ces sots qui mangèrent les vaches du Soleil

Cet épisode de l’Odyssée où les compagnons d’Ulysse outrepassent l’interdit de manger les vaches du Soleil paraît saugrenu et même inexplicable tant qu’on ne le replace pas dans le contexte d’un mythe indo-européen immémorial, le même qui est au cœur du ṚigVeda, vieux de plus de 4000 ans. Ce mythe gravite autour du recouvrement de la Lumière perdue, symbolisée par les troupeaux de l’Aurore, les légendaires «vaches» védiques. Mais pourquoi donc des vaches ? C’est qu’en sanskrit le mot gaus ne signifie pas d’abord une vache en chair et en os : à l’époque védique, son premier sens était la lumière et ses rayons. La métaphore est évidente dans les hymnes quand on demande à l’Aurore de nous donner une richesse constituée de vaches, d’hommes et de chevaux: c’est l’Aurore de la lumière intérieure! Les vaches sont les rayons de cette Lumière, les hommes ici sont les héros (vīra 11) remplis de forte énergie et les chevaux représentent les énergies vitales. Les troupeaux de l’Aurore, les vaches perdues (la lumière), ont été enfermés dans la grotte des Paṇi (les ennemis) dont le chef est Vala, mais sont délivrés à l’aube par Indra, dieu aryen et solaire par excellence. Voilà pourquoi en Inde la vache est considérée comme sacrée : la tradition remonte à l’époque védique et même avant, il y a environ 5000 ans et plus. La caverne où est enfermée la lumière, c’est le crâne de l’homme ; il y a même un verset du ṚigVeda qui va plus loin et précise «l’enclos (des vaches) tonitruant aux sept portes» (stanayantam vrajam saptāsyam 12)…
Le mot grec bous (βοῦς) est le pendant étymologique de gaus, mais en Grèce le sens originel, celui de lumière,a fini par se perdre et seul le sens vache ou bœuf a perduré. Dans l’Odyssée, ce sont les «vaches du Soleil», claire allusion à la lumière. Malgré un interdit formel plusieurs fois répété, les compagnons d’Ulysse tuent et mangent les vaches du Soleil et c’est cela qui provoquera la colère du dieu : seul Ulysse survivra au naufrage qui s’ensuit. Si la lumière, gaus dans le ṚigVeda et βοῦς chez Homère, est la Lumière consciente, la Réalité sans bornes, alor la «faute» ne consiste-t-elle pas à penser pouvoir la saisir, la prendre, la comprendre, forcément à partir de la pensée ? Le moins ne peut saisir le plus.

Le personnage du rêve ne peut pas expliquer le rêveur , c’est le rêveur qui explique le personnage du rêve. Voilà pourquoi le Christ lançait : «pour les hommes c’est impossible, mais à Dieu (le grand Rêveur) il n’est rien d’impossible !» 

11 : L’antique mot sanskrit vīra a le même sens que le mot latin vir ; les deux désigne l’homme dans son énergie mâle et le héros.

12 : ṚigVeda X, 40, 8.

La Genèse exprime la même réalité dans le mythe de la «faute originelle» : l’orgueil insensé de l’homme qui croit pouvoir juger du «bien et du mal» par ses propres moyens, croyant devenir ainsi tout-puissant «comme Dieu». C’est la folle prétention de l’homme qui veut être Dieu tout en demeurant un homme, en gardant intact son nœud égotique, et non voir tout simplement qu’il est déjà Dieu en tant que Dieu. La faute originelle n’est pas le fait d’un homme il y a très longtemps, il est le fait de tous les hommes chaque fois qu’ils se perçoivent en tant qu’individus séparés et prétendent comprendre ainsi quoi que ce soit à la vie.

Le blasphème ne consiste pas à se proclamer Dieu, mais au contraire à croire qu’il puisse y avoir autre chose que Lui.

Ô déesse, fille de Zeus, viens nous entretenir un peu nous aussi de tout cela

Les dieux sont tellement omniprésents dans l’Odyssée qu’on pourrait tout aussi bien intituler les poèmes
homériques Des dieux et des hommes. Pour les premiers Grecs, rien sur terre ne pouvait être accompli sans l’assentiment des dieux. Si les dieux sont partout dans l’Odyssée et tous les mythes antiques de l’humanité, c’est pour une raison très simple : ils sont partout dans nos vies. Mais notre civilisation occidentale, profondément matérialiste et profane, a jeté sur l’humanité une chape de plomb en échappant sacré et en oubliant les dieux.
Tant que l’Occidental ne met pas résolument de côté ses inepties habituelles sur les «dieux païens», le 
«polythéisme», le «monothéisme» et autres sornettes, il n’a aucune chance de même commencer à comprendre ce que sont les dieux. Ce que sentaient, savaient, comprenaient et vivaient les êtres ouverts et lumineux dans toutes les civilisations anciennes, peu importe leur condition sociale, c’est que les dieux sont les énergies fondamentales de l’existence qui se manifestent tant dans les étoiles que dans la nature ici-bas et en nous-mêmes. Ces mêmes énergies font naître, évoluer et mourir les étoiles, les galaxies, les plantes, les animaux, tout. 
Ce sont elles qui donnent à l’homme à penser, à désirer, à agir. Tant qu’on ne prend pas en considération les dieux, la vie semble injuste et demeure incompréhensible tout autant que l’Odyssée.
Les poèmes odysséens nous offrent un véritable pas de deux entre les dieux et les hommes. Car les deux sontparfaitement inséparables. Dans ce que nous appelons «la vie de tous les jours», nous recherchons constamment des causes là où il n’y a que des effets. Ce que nous appelons souvent «la vraie vie» n’est qu’apparences tout autant que les personnages et événements du rêve.
La grande déesse grecque Athéna (les Romains l’appelaient Minerva) est partout dans l’Odyssée et mérite certes d’être appelée grande. L’Athéna à laquelle se référaient Homère, Hésiode et tous les anciens Grecs, poètes, dramaturges, orateurs, philosophes et simples citoyens, est étrangement semblable à la Grande Déesse que l’Inde et le monde celtique reconnaissaient sous divers noms 13. Tout cela pointe en direction d’une Grande Déesse d’origine indo-européenne 14.


Protectrice de la Cité, déesse guerrière (on la représente portant le casque et tenant la lance et le bouclier), mais garante de la paix et de l’harmonie, grande protectrice des arts, des artisans et des sciences, Athéna est la divinité par excellence de la sagesse. Elle est la «déesse aux yeux étincelants», théa glaukôpis (θεάγλαυκῶπις) d’ailleurs fortement associée à la chouette au même nom, glauks (γλαύξ), l’oiseau de la sagesse et dont on retrouve des traces partout en Grèce antique, notamment sur les pièces de monnaie. L’œil est l’organe de la vision et voir signifie connaître et d’ailleurs tant le sanskrit que le grec utilisent le même verbe pour voir et connaître : veda (je sais) est le parfait de vidmi (je vois) et οἶδα (je sais) le parfait de εἴδω, anciennement ϝεἴδω, (je vois).

La chouette symbolise donc à merveille la connaissance et la sagesse.

Les sages d’Égypte ancienne ne représentaient-ils pas toujours Horus par un faucon ?
Athéna est une déesse vierge, parthénos (παρθένος). Le Parthénon tire son nom de parthenón (παρθενών), qui désignait l’appartement des jeunes filles. Pourquoi la tradition insiste-t-elle sur la virginité de la déesse ? Encore une fois, il s’agit là d’un très vieux symbole : vierge veut dire libre, surtout libre de soi-même, désencombrée des images, déprises de la mémoire, qui nous fait prendre ce que nous sommes pour comment nous sommes, ce qui nous fait perdre la liberté innée. Aussi n’est-ce sans doute pas par hasard si tout au long de l’Odyssée c’est Athéna qui est la protectrice avouée et active d’Ulysse : c’est elle qui guide l’âme pure et noble rentrant chez elle.
Seule l’âme vierge peut accueillir et être remplie de la lumière de la Vérité. Partout dans l’Antiquité on retrouve le mythe de la virginité. Marie est apte à enfanter le Fils de l’homme, qui est Fils de Dieu. Mais être vierge ne suffit pas : encore faut-il qu’elle soit fécondée : c’est le symbole de l’Esprit saint fécondant Marie. La Grande Déesse indienne est décrite comme vierge, mais aussi parfois comme mère.

En Égypte, Isis se dit vierge, mais elle sera fécondée et engendrera Horus.

13: Devī, Kālī, Durgā, Pārvatī, Umā, Ambikā, Śaktī en Inde ; Bobd, Macha, Mórrígan, Nemain, Andarta, Cathubodua chez les Celtes.

14 : Pour approfondir la question, voir : Athéna et la Grande Déesse indienne, Bernard Sergent, Les Belles Lettre, Paris, 2008.

Tout au long de l’Odyssée Athéna se montre sous mille visages.

Nous ne nous rendons pas souvent compte, mais c’est toujours la même Intelligence qui se déploie dans toutes les situations de nos vies, heureuses ou malheureuses.

Ô vous qui avez l’intelligence saine,
Contemplez la doctrine cachée
Sous le voile des vers étranges ! 15

Dante Alighieri Inferno IX, 61-63

 15 : O voi ch’avete li’ntelletti sani,
Mirate la dottrina che s’asconde
Sotto’l velame de li versi strani !

Alice et la matrice

 

 

 

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Commentaires (3)

Je trouve quand même beaucoup de points communs entre les galères d'Ulysse et celle de Panodyssey. Un vrai calvaire qui n'en finit pas... Mais bon, je trouve toujours un phare au milieu des courants ! Très beau texte Pmd Robeen 🐮

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