Un fond de dignité
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Un fond de dignité
Chère M,
Après seulement deux lignes sur la guerre en Ukraine et ses ravages, tu dis : « Le sujet est trop grave pour que je continue. » Mais c’est justement parce c’est grave qu’il faut en parler.
Dans son livre « Le laboureur et les mangeurs de vent » Boris Cyrulnik écrit, en substance, que refuser de parler des victimes c’est les tuer une seconde fois. C’est aussi les violer et les torturer une seconde fois. Les humilier une seconde fois.
Dans son discours de réception du prix Nobel, Olga Tokarczuk nous explique que : « Quand le récit change, le monde change. En ce sens le monde est créé par les mots. La manière dont nous pensons le monde - et, ce qui est probablement plus essentiel, comment nous le racontons - est d’une importance majeure. Ce qui arrive mais n’est pas raconté cesse d’exister. »
Nous sommes fin août 1968, j’ai 13 ans et avec mes parents nous traversons la Tchécoslovaquie en voiture. En août 1968, 500 milles hommes des forces du pacte de Varsovie envahissent un pays de seulement 14 millions d’habitants pour mettre fin au Printemps de Prague. Un homme en arme pour 28 civils.
Les champs de blé, pas encore moissonnés, sont saccagés par les chars soviétiques qui y stationnent par centaines. Sur les routes, nous doublons ou dépassons sur des kilomètres, des colonnes de camions et d’engins blindés. A notre passage, les soldats orientent vers nous les canons de leurs kalachnikovs. Nous roulons en direction de Prague. Les panneaux de signalisation routière sont renversés, au mieux inversés. Les routes sont barrés. Les ponts coupés.
Les tchèques nous aident. Ils nous aident à trouver notre chemin. Ils nous font passer par des chemins forestiers ou des cours de ferme. Ils nous vendent de l’essence. A Prague tous les immeubles sont en berne. Les banques sont fermées. Qu’à cela ne tienne. Les habitants se débrouillent pour trouver le directeur de l’une d’elle. Il l’ouvre pour nous et change nos devises pour des couronnes. Nous suivons un type en vélo moteur qui nous conduit à travers les ruelles pour nous éviter le franchissement des ponts trop lourdement gardés. Nous buttons sur des barricades désertées et des blindés calcinés. Les tchèques n’acceptent ni l’argent que mes parents leur tendent, ni même les gauloises de mon père. Ce qu’ils veulent c’est qu’on transmette à l’ouest les horreurs qu’ils nous racontent, les crimes et la cruauté des soldats soviétiques. Comme ce gamin qu’un soldat a tué d’une balle pour lui prendre le poste de radio à transistors qu’il avait à la main et qu’il refusait de lui donner. « Dites leur, à l’ouest. Dites leur bien. » Voilà ce qu’ils voulaient.
Alors, parle M. Soit le porte-parole, le porte-voix, le relais, des victimes de Poutine et de son armée. Même à 2000 km de la guerre, redonne leur un fond de dignité.
Je t’embrasse,
J
- Photo d’entête :Julien Ziemniak
- site internet : jb-photographies.net
Bernard Ducosson il y a 1 an
Merci pour ce témoignage poignant
Julien Ziemniak il y a 1 an
Merci. Une pensée également pour les syriens et les tchètchènes victimes de pires barbaries encore de la part des soldats russes.