La question de la dette
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La question de la dette
20 Juil 15
A l'heure où la Grèce vient d'accepter douloureusement un nouveau plan de réformes en échange d'un réajustement du remboursement de sa dette ; à l'heure où l'on vient d'obliger le gouvernement grec a accepter de nouvelles mesures d'austérité auxquelles il ne croit pas, succédant aux précédentes, alors que celles-ci ont montré leur totale inefficacité à faire se redresser l'économie grecque depuis plusieurs années ; à l'heure où l'on piétine la souveraineté du peuple grec, affirmée autour d'un référendum qui a créé l'ire puis le dénigrement de ses créanciers ;
il me semble judicieux de vous faire partager ces quelques extraits du Discours de la Dette de Thomas Sankara, et de l'introduction qui en est faite par Jean Ziegler.
Thomas Sankara, jeune président révolutionnaire du Burkina Faso entre 1983 et 1987, est un héros en Afrique, dénonçant le néocolonialisme et prônant l'Unité Africaine pour que l'Afrique puisse devenir enfin maître de son propre développement et de son destin ; l'équivalent africain d'un Fidel Castro ou d'un Che Guevara en Amérique du Sud.
Jean Ziegler, professeur de sociologie, rapporteur spécial de l'ONU pour le droit à l'alimentation et ayant écrit plusieurs livres renommés sur les rapports Nord-Sud, dont « Destruction massive, géopolitique de la faim », était un proche de Sankara.
Cette question de la Dette, ayant une telle emprise sur la conduction des politiques en Afrique, vient pour la première fois taper à la porte de l'Occident. Elle nous fait entrapercevoir les conséquences qu'elle engendre sur la liberté de gouvernance dans son propre pays. Cela devrait nous laisser à réfléchir sur ce qui pourrait être prochainement notre cas, et sur l'évolution de l'ordre mondial en général.
« Dans notre Europe de la conscience homogénéisée, du consensus confus, de la raison d'Etat triomphante, toute idée de rupture avec l'ordre meurtrier du monde relève de l'utopie et même, plus communément, du délire. Un révolutionnaire, chez nous, est considéré au mieux comme un original sympathique, une sorte de clochard de l'esprit, un illuminé inoffensif ou un marginal pittoresque, au pire comme un inquiétant trublion, un déviant, un fou.
La realpolitik gouverne la planète. Son idéologie légitimatrice : un économisme rigoureux, un chauvinisme fanfaron, une doctrine des droits de l'Homme discriminatoire. J'exagère ? Les Etats-Unis, la France, la Suisse, l'Angleterre et bien d'autres Etats Occidentaux abritent à l'intérieur de leurs frontières des démocraties réelles, vivantes, respectueuses des libertés et des revendications au bonheur de leurs citoyens. Mais dans les empires néocoloniaux, face aux peuples périphériques qu'elles dominent, ces mêmes démocraties pratiquent le fascisme extérieur : dans beaucoup de pays de l'hémisphère sud, depuis près de 50 ans, tous les indicateurs sociaux (sauf l'indicateur démographique) sont négatifs. La sous alimentation, la misère, l’analphabétisme, le chômage chronique, les maladies endémiques, la destruction familiale sont les conséquences directes des termes inégaux de l'échange, de la tyrannie de la dette. Les démocraties occidentales pratiquent le génocide par indifférence. « Il faut des esclaves aux hommes libres. » La fragile prospérité de l'Occident est à ce prix !
Le Sud finance le Nord, et notamment les classes dominantes des pays du Nord. Le plus puissant des moyens de domination du Nord sur le Sud est aujourd'hui le garrot de la dette. Les flux de capitaux Sud-Nord sont excédentaires par rapport aux flux Nord-Sud. Les pays pauvres versent annuellement aux classes dirigeantes des pays riches beaucoup plus de valeur qu'ils n'en reçoivent d'elles sous forme d'investissements, de crédits de coopération, d'aide humanitaire ou d'aide dite au développement.
Point n'est besoin de mitrailleuses, de napalm, de blindés pour asservir et soumettre les peuples. La dette aujourd'hui fait l'affaire. La dette extérieure constitue une arme de destruction massive. Elle soumet les peuples, détruit leurs velléités d'indépendance, assure la permanence de la domination planétaire des oligarchies du capital financier globalisé.
Dans son discours de 1987, Sankara l'affirmait avec force : le garrot de la dette extérieure empêche les pays les plus démunis de réaliser les investissements minima dont leur agriculture a besoin. En 2012, les 54 pays d'Afrique, dont 37 sont des pays purement agricoles, aux terres vastes et fertiles, sous-peuplées, ont dû importer pour 24 milliards de dollars de nourriture du fait de l'insuffisance d'investissements dans l'agriculture. Les semences sélectionnées, les engrais minéraux, les engrais animaliers font défaut, 250 000 animaux de trait sur le continent et moins de 85 000 tracteurs. La houe et la machette restent en 2014 encore les principaux outils de production.
Pourquoi ne pas procéder à l'annulation de la dette des pays les plus pauvres de la planète ? Parce que la dette permet de maintenir l'Etat débiteur à genoux. La dette est administrée par le FMI. Périodiquement, l'Etat débiteur est insolvable. Alors les corbeaux noirs du FMI descendent sur la capitale : contre l'octroi de nouveaux crédits, ils imposent au peuple débiteur un « programme d'ajustement structurel ». Ce programme comporte une salve de mesures qui visent à privatiser au maximum les services publics – offices de commercialisation des biens de base, offices vétérinaires, ports, hôpitaux, etc- et donc ouvrir aux sociétés transcontinentales privées l'accès à l'économie autochtone. »
Jean Ziegler
« Nous estimons que la dette s'analyse d'abord de par ses origines. Les origines de la dette remontent aux origines du colonialisme. Ceux qui nous ont prêté de l'argent, ce sont ceux-là qui nous ont colonisés, ce sont les mêmes qui géraient nos Etats et nos économies, ce sont les colonisateurs qui endettaient l'Afrique auprès de bailleurs de fonds, leurs frères et cousins. Nous étions étrangers à cette dette, nous ne pouvons donc pas la payer.
La dette, c'est encore le néocolonialisme où les colonisateurs se sont transformés en assistants techniques ; en fait, nous devrions dire qu'ils se sont transformés en assassins techniques ; ce sont eux qui nous ont proposé des sources de financement. Des bailleurs de fonds, un terme que l'on emploie chaque jour comme s'il y avait des hommes dont le bâillement suffisait à créer le développement chez les autres ! Ces bailleurs de fond nous ont été conseillés, recommandés. On nous a présenté des montages financiers alléchants, des dossiers : nous nous sommes endettés pour 50 ans, 60 ans et même plus, c'est à dire que l'on nous a amenés à compromettre nos peuples pendant 50 ans et plus.
Mais la dette, sous sa forme actuelle, contrôlée, dominée par l'impérialisme, est une reconquête savamment organisée pour que l'Afrique, sa croissance, son développement obéisse a des paliers, à des normes qui nous sont totalement étrangères, faisant en sorte que chacun de nous devienne l'esclave financier, c'est à dire l'esclave tout court, de ceux qui ont eu l'opportunité, la ruse, la fourberie de placer les fonds chez nous avec l'obligation de rembourser.
On nous dit de rembourser la dette, ce n'est pas une question morale, ce n'est point une question de prétendu honneur que de rembourser ou de ne pas rembourser. La dette ne peut pas être remboursée parce que d'abord, si nous ne payons pas, nos bailleurs de fond ne mourront pas. Soyons-en sûrs. Par contre, si nous payons, c'est nous qui allons mourir. Soyons-en sûrs également. Ceux qui nous ont conduit à l'endettement ont joué comme dans un casino ; quand ils gagnaient, il n'y avait point de débat, maintenant qu'ils ont perdu au jeu, ils nous exigent le remboursement ; et l'on parle de crise. Non ! Monsieur le Président : ils ont joué, ils ont perdu, c'est la règle du jeu, la vie continue !
La dette, c'est aussi la conséquence des affrontements et lorsqu'on nous parle aujourd'hui de crise économique, on oublie de nous dire que la crise n'est pas venue de façon subite, la crise existe de tout temps et elle ira en s'aggravant chaque fois que les masses populaires seront de plus en plus conscientes de leurs droits face aux exploiteurs.
Il y a crise aujourd'hui parce que les masses refusent que les richesses soient concentrées entre les mains de quelques individus. Il y a crise parce que quelques individus déposent dans des banques à l'étranger des sommes colossales qui suffiraient à développer l'Afrique. Il y a crise parce que face aux richesses individuelles que l'on peut nommer, les masses populaires refusent de vivre dans les ghettos, dans les bas quartiers. Il y a crise parce que les peuples partout refusent d'être dans Soweto face à Johannesburg.
On nous demande aujourd'hui d'être complices de la recherche d'un équilibre, équilibre en faveur des tenants du pouvoir financier, équilibre au détriment de nos masses populaires. Non, nous ne pouvons pas être complices, non, nous ne pouvons pas accompagner ceux qui nous sucent le sang de nos peuples, nous ne pouvons pas les accompagner dans leur démarche assassine. Nous ne pouvons pas accepter qu'on nous parle de dignité, nous ne pouvons pas accepter que l'on nous parle de mérite de ceux qui payent et de perte de confiance vis-à vis de ceux qui ne payeraient pas. Nous devons au contraire dire que c'est normal aujourd'hui, nous devons au contraire reconnaître que les plus grands voleurs sont les plus riches. Un pauvre, quand il vole, ne commet qu'un larcin ou une peccadille tout juste pour survivre par nécessité. Les riches, ce sont eux qui volent le fisc, les douanes et qui exploitent les peuples.»
Thomas Sankara.
Moins de 3 mois plus tard, Sankara était assassiné. Le renversement récent par les urnes de Blaise Compaoré, qui lui a succédé jusqu'en 2014, laisse espérer des éclairages sur les circonstances de cet assassinat.
Thomas Sankara et Jean Ziegler, Discours sur la Dette, coll Quoi de Neuf ?, ed. Elytis