Épisode 50 : Survivance
On Panodyssey, you can read up to 10 publications per month without being logged in. Enjoy9 articles to discover this month.
To gain unlimited access, log in or create an account by clicking below. It's free!
Log in
Épisode 50 : Survivance
Si Siegfried, en pleine panique spirituelle, tente désespérément de fuir son destin annoncé tout en cachant sa position de proie ; si les domestiques de la Petite Forteresse ne voient pas leur comte Siegfried touché par la grâce d'une plus grande compassion et d'une plus grande mansuétude, en sont déçus et commencent à considérer tout son étalage de religiosité comme une vaste hypocrisie ; si la bonne ville de Lucilinburhuc commence tout doucement à grogner sous le fardeau de règles intrusives que les habitants jugent franchement excessives en se demandant si le seigneur du lieu ne commence pas à perdre un peu la tête ; si rumeurs et interrogations commencent à se répandre dans toute la région ; et si le Père Adalbéric s'interroge sur toutes ces choses sans y trouver de réponse concluante, le propre foyer de Siegfried, lui, subit lui aussi l'impact du changement traversé par celui qui est à sa tête.
Tous ses enfants, sans exception, ont toujours connu leur père colérique. Heinrich, l'aîné, devenu un beau grand jeune homme, est le seul qui a le courage de s'opposer à lui à chaque fois qu'il l'estime nécessaire - mais c'est aussi celui de ses enfants qui lui est le plus proche, qui l'a connu affectueux le plus longtemps et qui perçoit le mieux sa souffrance, même s'il ne peut pas en identifier la cause. En tant que fils aîné, il prend une position de petit père de sa fratrie et joue un rôle de protecteur et de relais.
Mais tous et toutes sont plus proches de Mélusine, plus douce, plus intuitive, plus compréhensive, plus tolérante, et se réfugient auprès d'elle quand la dureté, l'intransigeance et les colères de leur père leur sont dures à supporter. Mélusine sert de relais tout autant que Heinrich, elle est même le relais primaire, et elle souffre de voir ses enfants à ce point coupés de leur père. Elle en souffre surtout pour ses enfants en fait, parce qu'elle les voit en souffrir.
Quant à sa propre relation avec le père en question... Ils sont toujours mariés, ils sont parents de famille, mais les enfants, les souvenirs, le statut, les responsabilités et les intérêts communs sont tout ce qu'ils partagent encore. En fait, eux qui étaient autrefois, à ce que certains en disent, une quasi-légende dans leur milieu, ils sont devenus un couple seigneurial parmi tant d'autres. Ils sont rentrés dans le lot, ils sont devenus normaux - enfin presque. Ils vivent pour tout ce que leur couple a construit et qui lui survit, alors que leur couple lui-même n'est plus. Ils sont devenus banaux, et le pire de tout, c'est que ça ne lui fait même ni chaud ni froid.
Au moins, en étant devenus un couple comme les autres, ils ont cessé d'attirer l'attention. C'est sans doute une bonne chose, quelque part. Attirer l'attention, c'est être une cible, et dans sa vie, elle s'est pris suffisamment de flèches. Quelque part, être devenus banaux, normaux, comme les autres, cesser d'être une cible, ne plus se prendre de flèches, être comme les autres humains estiment qu'ils doivent être, et peut-être gagner de leur part un peu de solidarité au passage en cas de besoin parce qu'ainsi ils sont reconnus comme "faisant partie des leurs", c'est une bonne chose.
Sauf qu'ils ne sont que presque normaux. Ils le seraient tout à fait s'il n'y avait pas les excès de piété et le fanatisme de Siegfried, dont elle croit comprendre que même le Père Adalbéric les trouve exagérés. Ça doit sûrement signifier quelque chose. Ce fanatisme et ce vœu de pénitence et d'abstinence dont elle connaît en partie la raison et auquel elle est la seule à comprendre plus ou moins quelque chose les empêche d'être vraiment un couple comme autrefois. Même si être la seule à avoir une idée de ce dont il retourne crée entre eux un lien particulier qui les met toujours un peu à part et qui lui donne à elle une sorte de privilège.
Pendant tout un temps, cette situation l'a bien arrangée : il y avait un affront dont elle devait guérir. Et puis, avec le temps, la situation s'est installée et est devenue la norme. La pièce qui avait été aménagée à la sauvette en chambre pour elle, initialement juste le temps que Siegfried guérisse de sa maladie, est devenue définitivement sa chambre à elle et on en a fait une vraie chambre à coucher digne de ce nom. Ce qui fut autrefois la chambre conjugale - il y a combien de temps ? - est devenu celle de Siegfried. Ils ne se rejoignent jamais dans aucune des deux, et il n'y en a aucune autre où ils le fassent jamais. Personne ne l'a vraiment décidé, personne ne l'a vraiment calculé. C'est juste devenu ainsi. Ils ont laissé faire les circonstances, et de loin en loin, d'adaptation en adaptation, le provisoire est devenu définitif, sans que quiconque y voie vraiment d'objection, entre Siegfried qui avait fait vœu de renoncer entre autres aux relations conjugales et Mélusine qui pendant longtemps n'aurait pas pu le laisser l'approcher si même il l'avait voulu. C'est ainsi que la situation actuelle a fini par s'imposer tout naturellement.
Mélusine ne s'en plaint pas vraiment : même si Siegfried a repris ses fonctions dans la gestion des affaires du château et de la ville, elle y garde un rôle actif, ne serait-ce qu'en matière de bienfaisance. Le quotidien du château, c'est son affaire. Et puis elle a sept enfants qu'elle doit élever, dont elle doit s'occuper et auxquels elle doit veiller à faire donner la meilleure instruction possible conformément à leur rang.
Tout cela la maintient assez occupée pour l'empêcher de penser, notamment à combler ailleurs une solitude qu'elle ne ressent même plus. C'est toute une partie de sa vie et de ses envies qui est morte dans son esprit. L'affront de Siegfried l'a cautérisée. Passé la douleur de la brûlure initiale, passé celle de l'infection, passé la vidange de l'abcès, il n'est plus resté que de l'insensibilité. Bienheureuse, l'insensibilité ? C'est ce qu'elle pense le plus souvent. L'insensibilité est bienheureuse pour qui a connu la douleur. Elle s'interdit de convoquer des souvenirs qui risqueraient de la réveiller.
Parfois il lui arrive de penser que s'il n'y avait pas ses enfants, elle retournerait simplement vivre dans sa grotte et reviendrait à sa nature de sirène. Mais ce que l'on a créé ensemble, ce que l'on a construit ensemble, ce que l'on a procréé ensemble, il faut s'en occuper, et s'en occuper ensemble, n'est-ce pas ? On ne peut pas simplement l'abandonner sur place ou se contenter de le laisser à l'autre sans autre forme de procès.
C'est quand de telles pensées lui viennent qu'elle regrette son insouciance d'antan, quand elle nageait encore sans aucune préoccupation et sans aucune responsabilité dans une vallée de l'Alzette où la forêt avait encore tous ses droits. Regrets qu'elle chasse bien vite et qu'elle s'interdit de développer, en se contentant de penser que sa vie depuis lors a bien changé. Elle bloque sur place la pensée, qui lui vient parfois, qu'à une certaine époque, elle aurait mieux fait d'écouter Mère Nature au lieu de jouer avec des sortilèges qui la mettent en danger encore aujourd'hui alors même que sa première raison de le faire a désormais disparu - et qu'aujourd'hui, elle a juste les mains liées par les conséquences de ses actes, de ses décisions et des raisons d'antan. Certes, elle est en train d'accomplir un destin - mais est-ce vraiment pour accomplir un destin, et surtout ce destin-là, qu'il lui faut vivre en étrangère clandestine au milieu des humains ?...
Musique : Echo of a Lost World - Marcus Palt
Crédit images : toutes les images publiées dans cette Creative Room sont mes créations personnelles assistées par IA sur Fotor.com, retouchées sur Microsoft Photos