La décision

On dit souvent que le travail, c’est comme une relation. Parfois, vous tombez éperdument amoureux. D’autres fois, vous restez simplement parce que c’est confortable. Mais que se passe-t-il quand vous réalisez que ce n’est plus qu’une façade, un joli cadre avec une photo de vous souriant par politesse ?

Ce matin-là, en me glissant derrière le comptoir de Barnes & Noble, Union Square, avec mon badge épinglé de travers et ma tasse de café tiède, j’ai eu un moment de lucidité. Les rayons parfaitement alignés de best-sellers et de romans à succès n’étaient rien d’autre que des mannequins de vitrine : bien habillés, mais creux à l’intérieur. Comparé à la chaleur chaotique des petites librairies indépendantes où chaque livre a une âme, cet endroit ressemblait à un rendez-vous Tinder qui se passe bien... jusqu’à ce que vous remarquiez qu’il parle plus à son téléphone qu’à vous.

La réunion hebdomadaire était un festival de chiffres, de graphiques et de "valeurs de croissance". En gros, un épisode de "Succession" sans la tension dramatique ni les tenues de luxe. J’étais là, assise autour de la table, un sourire de circonstance scotché sur le visage, mais mon esprit, lui, vagabondait ailleurs.

— Félicitations, Abby, disait mon manager avec une voix faussement enjouée. — Tu es pressentie pour ce nouveau poste. Plus de responsabilités, un bureau avec une fenêtre, et peut-être même une plante verte. C’est tout ce dont tu rêvais, non ?

Tout ce dont je rêvais ? Ouais... En réalité, mon esprit était déjà à mille lieues de cette pièce, retournant encore et encore à la conversation que j’avais eue avec Henry. Sa librairie, si chaleureuse, si authentique, si… moi. Et si c’était ça, la vraie opportunité ?

Je devrais probablement me concentrer, me disais-je, alors que mon manager continuait de détailler les "formidables opportunités de croissance personnelle" que ce poste allait m’apporter. Mais au lieu de l’écouter, je m’imaginais dans une librairie où les rayonnages ne seraient pas remplis de romans sur le développement personnel ou les biographies d’influenceurs. Une librairie où je pourrais conseiller un client avec un “Vous devriez absolument lire celui-ci, il m’a fait pleurer comme une madeleine.”

Mais revenir à la librairie d’Henry, reprendre ce lieu avec ses étagères bancales et son odeur d’Earl Grey… C’était insensé, non ? Un job mal payé, pas de sécurité, pas de bureau avec vue. Pourtant, l’idée me réchauffait l’intérieur bien plus que cette réunion stérile et l’annonce d’une promotion que je n’avais jamais demandée.

^{générée par Microsoft Bing}

De retour chez moi, avec l’esprit qui tournait plus vite qu’un hamster sous caféine, je me suis isolée dans ma chambre, accompagnée de mon nouveau meilleur ami : le carton de souvenirs de mamie. Dormir ? Oubliez. Mon cerveau avait décidé que ce serait plutôt une nuit d'insomnie sponsorisée par le destin.

Allongée sur mon lit, je feuilletais des passages sur Imbolc, Brigid, et cette fascinante histoire de rêves inachevés. C’est alors que je suis tombée sur quelque chose que je n’avais jamais remarqué avant : deux billets pour un voyage en bateau vers l’Irlande. Jamais utilisés.

La première pensée qui m’est venue ? "Mamie, sérieusement, tu avais prévu une escapade transatlantique, et tu n’en as jamais parlé ?" Mais plus je réfléchissais, plus le calcul devenait clair. Ces billets avaient dû rester coincés dans les limbes du "un jour, peut-être", pour une bonne raison. Une raison qui, neuf mois plus tard, avait pris la forme de ma mère et de sa sœur jumelle. Vous voyez l'idée.

Au fond du carton, un livre ancien sur les traditions irlandaises m'a fait un clin d’œil. Les coins des pages étaient repliés comme des indices laissés par une détective passionnée. Quand j’ai feuilleté les pages, un marque-page brodé à la main s'est révélé, portant les initiales "A.M." : les mêmes que celles de ma grand-mère. Coïncidence ? Ou signe numéro 324 de l’univers ?

Et puis, comme si ça ne suffisait pas, entre deux pages, je suis tombée sur une carte d’Irlande. Certains endroits étaient encerclés de rouge, comme si mamie avait décidé de jouer les guides touristiques posthumes.

Un rapide tour sur Google plus tard, j’avais la réponse. Ces cercles rouges ? Ils représentaient des puits sacrés dédiés à la déesse Brigid. Apparemment, mamie n’était pas seulement une experte en tricots et en tartes aux pommes, elle avait aussi un faible pour les lieux mystiques. Un frisson m’a traversée. Ces marques sur la carte n’étaient pas au hasard. C'était un itinéraire, une sorte de chasse au trésor spirituelle, et j'étais clairement la destinataire.

Je me suis retrouvée là, assise dans ma chambre, avec la sensation que l’univers me hurlait : "Abby, lève-toi, prends ce carton, et va vivre ta vie !"

Mamie avait toujours rêvé de voir l’Irlande, le pays d’origine de ses grands-parents, mais la vie — avec ses obligations, ses sacrifices, et ses jumelles inattendues — en avait décidé autrement. Elle avait reporté ce rêve. Et maintenant, ce rêve était là, entre mes mains, comme un flambeau.

Alors, qu’ai-je fait ? Exactement ce que toute femme rationnelle ferait à 2 heures du matin après une découverte aussi bouleversante : j’ai ouvert mon ordinateur. Et en un clic (ou trois, parce que mon wifi aime le suspense), j’ai réservé ce qui me semblait être la prochaine étape logique de ma vie.

“Merci pour le coup de pied aux fesses, Univers,” ai-je murmuré en fermant l’ordinateur.

Chapitre 5